Histoires de la pensée des Droits de l'Homme

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HISTOIRES DE LA PENSEE DES DROITS DE L’HOMME

Alain Didier-Weill

11, boulevard magenta

75010 paris

06 84 33 27 06

alaindidierweil@gmail.com

SEQUENCE 1

ANAXIMANDRE – HESIODE – AUTEUR – METTEUR EN SCENE – ACTEUR - ACTRICE

METTEUR EN SCENE

Je crois que nous sommes tous là, nous allons commencer. Vous connaissez tous Arnaud qui rédigera le texte définitif de notre histoires des droits de l’homme. Arnaud propose pour notre première séance de casting, un travail d’improvisation collectif.

AUTEUR

Il y a tellement de figures emblématiques dans cette histoire que nous allons raconter, que je vous avoue ne pas encore voir quelles sont les voix qui vont se faire entendre.

METTEUR EN SCENE

Par où commencer ?

ACTEUR 1

Par le début avec Socrate ?

ACTEUR 2

Par 1789 ?

ACTEUR 1

On pourrait partir d’aujourd’hui : est-ce que les droits de l’homme d’aujourd’hui sont ceux de 1789 ?

ACTEUR 2

C’est-à-dire ?

METTEUR EN SCENE

Est-ce qu’ils ont gardé leur potentiel révolutionnaire ?

ACTEUR 1

Oui.

ACTEUR 2

Non.

ACTEUR 1

Oui. Aujourd’hui, c’est avec les droits de l’homme qu’on peut résister à une dictature.

ACTEUR 2

Non. Aujourd’hui, c’est au nom de la démocratie que Bush justifie l’invasion de l’Irak.

AUTEUR

On ne peut pas partir de l’actualité.

METTEUR EN SCENE

Pourquoi ?

AUTEUR

Parce que le conflit politique entre un gauchiste et un libéral n’intéresse personne.

Le spectateur attend ce qu’il n’a encore jamais entendu.

ACTEUR 1

Qu’est-ce qu’il n’a pas encore entendu ?

AUTEUR 2

La voix des premiers à avoir conçu l’idée d’un droit naturel.

ACTEUR 1

Tu veux qu’on réinvente cette voix ?

METTEUR EN SCENE

Est-ce qu’on peut trouver ce qui s’est passé un jour, dans la tête du premier type qui a pensé le droit naturel ?

ACTEUR 2

Tu voudrais qu’on le fasse revivre !

METTEUR EN SCENE

Oui pourquoi pas ?

ACTEUR

Il faut remonter au moment où l’idée de nature est apparue chez les Grecs. Sans l’idée de nature, il n’y a pas de droit naturel possible.

METTEUR EN SCENE

Imaginons un pré socratique dans sa rupture avec la mythologie.

Qui essaye ?

ACTEUR 1

Je veux bien faire Hésiode, j’aime sa théogonie.

Se tournant vers un autre acteur.

Tu veux faire Thalès ? Empédocle ?

ACTEUR 2

Plutôt Anaximandre.

METTEUR EN SCENE

Allons-y ! Scène Hésiode - Anaximandre

Hésiode entre en scène, il croise Anaximandre.

HÉSIODE

Je viens d’apprendre Anaximandre que tu étais ici, et que les autorités t’ont laissé critiquer ma théogonie.

ANAXIMANDRE

Tu penses qu’elles ont eu tort ?

HÉSIODE

Je pense que toi et tes amis physiciens, venez apporter l’anarchie dans notre cité.

ANAXIMANDRE

Anarchie n’est pas le mot.

HÉSIODE

Comment faudrait-il appeler une cosmogonie où il n’y a plus de hiérarchie ?

ANAXIMANDRE

Il faudrait l’appeler isonomia : existence d’une égalité entre les puissances du cosmos. Depuis que nous avons découvert la phusis, nous avons compris que les forces du cosmos obéissent à une loi commune qui veut qu’elles soient en équilibre et qu’aucune ne domine les autres.

HÉSIODE

Zeus ne règne plus sur les autres dieux, sur Poséidon, sur Hadès, sur Gaïa ?

ANAXIMANDRE

Zeus, nous l’appelons feu, Gaïa, nous l’appelons terre, Poséidon, nous l’appelons eau, et nous disons qu’entre les 4 éléments, eau, terre, air et feu, il y a une loi commune d’équilibre, diké, la justice.

HÉSIODE

Vous osez substituer des noms communs au nom des dieux ?

ANAXIMANDRE

Nous osons.

HÉSIODE

Et vous osez dire que les dieux obéissent à une loi qu’ils n’auraient pas créée eux-mêmes ?

ANAXIMANDRE

Nous osons.

HÉSIODE

Ne crains-tu pas les effets de ce sacrilège, Anaximandre ?

ANAXIMANDRE

Nous ne vivons plus dans la même crainte que toi, Hésiode, nous ne pensons plus que les tempêtes, les éclairs et les tremblements de terre soient l’effet de la colère de Poséidon, Zeus ou Hadès.

HÉSIODE

Si tu mets le dérèglement des éléments à la place de la colère divine, comment expliques-tu ce dérèglement ?

ANAXIMANDRE

Très bonne question. Je mets à la place du caprice des dieux, la nécessité par laquelle l’équilibre des éléments se dérègle momentanément en attendant que diké restaure l’équilibre et la santé.

HÉSIODE

Qu’est-ce que la santé vient faire ici ?

ANAXIMANDRE

Pour nous, Hésiode, la maladie est ce qui se produit quand un élément veut dominer l’autre, quand le chaud veut dominer le froid, quand le sec veut dominer l’humide. Le médecin agit selon la justice pour les rééquilibrer.

HÉSIODE

Tu dis « le » chaud, « le » froid,  « le » sec, je n’ai jamais rencontré « le » chaud ou « le » sec !

ANAXIMANDRE

Bien sûr ! Pour toi la chaleur vient d’Hephaïstos, pour nous elle vient de l’action de chauffer.

HÉSIODE

Nieras-tu que ce que tu appelles « la » chaleur a une origine ? Et que si elle a une origine, c’est qu’un dieu est intervenu ?

ANAXIMANDRE

Réalises-tu Hésiode, que pour expliquer les phénomènes de la nature tu disposes toujours de la même explication : pour toi, une force de la nature n’existe que parce qu’elle a été engendrée par une union sexuelle : la foudre existe parce que Jupiter a été engendré de Gaïa et Saturne. Pour nous la foudre, la pluie, le mouvement des vagues, des fleuves ou encore la croissance des végétaux, expriment chaque jour la même force que celle qui anime le cosmos depuis toujours.

HESIODE

Quand la pluie humidifie la terre, quand le feu sèche le vêtement ça ne renvoie pour toi qu’à une force impersonnelle ?

ANAXIMANDRE

Oui.

HESIODE

Pour toi il n’y a plus le mystère de l’origine ? Tout est dans le présent ? Dans ce que tu appelles phusis ?

ANAXIMANDRE

C’est vrai, je ne suis plus impressionné comme toi par le mystère des copulations divines, mais il n’est pas vrai que je ne reconnaisse pas un mystère.

HESIODE

J’aimerais savoir lequel !

ANAXIMANDRE

Quand je réalise que les éléments naturels comme le chaud, le froid ou l’humide ne procèdent pas de naissance divine, ça m’oblige à penser ce que pourrait être le principe premier, permanent, identique à lui-même, qui serait cause du devenir changeant de la nature, alors…

HESIODE

Alors où est le mystère ?

ANAXIMANDRE

Pour mon maître vénéré Thalès, le principe premier était l’eau. Pour Héraclite c’était le feu. Pour moi, le principe premier est plus mystérieux car je pense qu’il ne renvoie à aucun élément substantiel.

HESIODE

Je ne comprends plus rien à ce que tu dis.

ANAXIMANDRE

Sache que l’idée de l’ « apeiron », ce non-délimité que je mets au principe de toutes choses, je ne le comprends pas complètement car il défie le pouvoir même de la pensée.

HESIODE

Ton apeiron Anaximandre n’est-il pas un autre mot pour parler de ce que je nomme, moi, « chaos », dans ma théogonie ?

ANAXIMANDRE

A ceci près Hésiode, que ton chaos doit être discipliné par Zeus pour régner en maître tandis que mon apeiron qui possède l’arché, l’origine, gouverne toutes choses en excluant la possibilité que quoi que ce soit, ou qui que ce soit, s’empare du pouvoir.

HESIODE

Son règne n’est-il pas un pouvoir ?

ANAXIMANDRE

Si ! Le pouvoir d’une justice commune, qui rend les forces du cosmos aussi égales et équilibrées que le sont désormais les citoyens de notre cité devant la loi.

METTEUR EN SCENE

Bien joué Anaximandre ! Le cadre est planté, on n’attend plus que Socrate…

AUTEUR

Qui va-t-il rencontrer ?

ACTRICE

Pourquoi pas Antigone ? Tous deux vont être condamnés au nom de la loi.

SEQUENCE 2

SOCRATE – ANTIGONE – AUTEUR – METTEUR EN SCENE

METTEUR EN SCENE

L’idée d’une loi naturelle c’est très fort, il faut qu’on garde ça.

AUTEUR

Oui et non… il manque quelque chose.

METTEUR EN SCENE

Quoi ?

AUTEUR

La loi naturelle ça m’inquiète un peu, ça peut donner le pire : les nazis ont fait appel à elle, ils ont pris la nature, la race naturelle, et ils ont rejeté les droits naturels dès qu’ils ont eu le pouvoir.

METTEUR EN SCENE

Ce que vous dites c’est qu’il faut trouver le moyen de dire comment l’idée de droit naturel est apparue après la découverte de la nature ?

AUTEUR

Oui, et je crois qu’on est obligé de passer par Socrate.

METTEUR EN SCENE

Est-ce Socrate ou Antigone qui a inventé le droit naturel ?

AUTEUR

Etaient-ils d’accord entre eux sur cette question ?

ACTRICE (qui jouera Antigone)

Sûrement pas !

METTEUR EN SCENE

Si on les faisait parler ? Vas-y Louise, tu es Antigone ; qui fait Socrate ?

Entrée de Socrate.

SOCRATE

Te voilà jeune fille, j’ai entendu parler de tes soucis.

ANTIGONE

Moi aussi Socrate : j’ai entendu dire qu’on te fait un procès et qu’il est question de te condamner à mort .

SOCRATE

Il paraît que Créon menace de t’enfermer si tu ne te soumets pas.

ANTIGONE

Crois-tu que je vais me soumettre ? Que je sois comme toi ?

SOCRATE

Tu auras entendu dire que j’accepte la sentence du tribunal et que je ne me révolte pas.

ANTIGONE

Tout le monde en parle, tes élèves Platon, Xénophon sont consternés.

SOCRATE

Consternés par quoi ?

ANTIGONE

L’injustice de la sentence ! Mais aussi par le fait que tu l’acceptes, que tu décides de ne pas t’évader. Avoue Socrate qu’il y a de quoi s’étonner de voir un homme qui passe pour un amant de la justice, incapable de s’indigner courageusement contre des lois qui trahissent la justice.

SOCRATE

Serais-tu beaucoup plus courageuse que moi, Antigone ?

ANTIGONE

Je ne sais pas si tu persifles ou si ta question est sincère. Mais si tu veux le savoir, oui, je suis indignée par le décret de Créon et par le fait qu’il n’y ait pas de loi écrite prescrivant que tout homme, fut-il criminel comme mon frère, a droit à une sépulture.

SOCRATE

Tu veux donc écrire une nouvelle loi ?

ANTIGONE

Ne plaisante pas Socrate, je sais que tu n’aimes pas l’idée qu’une loi non écrite puisse prévaloir sur le nomos mais sois honnête : penses-tu, comme Créon, que je doive être condamnée parce que j’invoque la phusis, une loi non écrite voulue par les dieux, au nom de laquelle je prétends que la dépouille de mon frère a le droit d’être ensevelie ?

SOCRATE

Jeune fille j’aime ta colère car elle est au service de la vérité, aussi vais-je te faire une confidence : je ne m’indigne peut-être pas comme toi contre les lois, mais je partage quelque chose avec toi : en choisissant d’obéir à un dieu plutôt qu’à mes juges. Sache qu’ils m’ont proposé de m’acquitter si je renonçais à mon enseignement, et que j’ai refusé leur proposition. Je préfère obéir à Apollon qui, par l’oracle de Delphes m’enjoint de philosopher et d’exhorter mes concitoyens. Le savais-tu ?

ANTIGONE

Non.

SOCRATE

Qu’en penses-tu ?

ANTIGONE

Que tu es un homme étrange Socrate !

SOCRATE

Sans aucun doute.

ANTIGONE

Tu choisis d’obéir et aux dieux et aux hommes ?

SOCRATE

Oui.

ANTIGONE

Quelque chose ne va pas : obéir à la volonté supérieure d’un dieu implique, selon moi, de ne pas obéir aux hommes et à leur nomos.

SOCRATE

Tu as raison de dire « selon moi ».

ANTIGONE

Tu esquives la vérité, cela ne correspond pas à ce que l’on m’avait dit de toi.

SOCRATE

Et s’il existait une vérité à laquelle tu n’as pas encore eu le loisir de penser ?

ANTIGONE

Tu vas peut-être me la dire ?

SOCRATE

N’en doute pas ma chère… au cas où tu ne le saurais pas il y a un grand poète que j’admire beaucoup, il s’appelle Sophocle et vient d’écrire une tragédie sur toi. Il me l’a fait lire et j’ai été enchanté.

ANTIGONE

Parce qu’il me dénigre ?

SOCRATE

Pas du tout, au contraire, il te rend très sympathique et fait parfaitement comprendre pourquoi tu te révoltes contre la loi de la cité. Mais cela ne l’empêche pas de faire l’apologie des lois, je te lis ce passage :

Socrate lit le passage où Sophocle fait l’apologie du nomos. Citation «  à venir »

Antigone écoute.

ANTIGONE

Excuse-moi Socrate de te dire cette vérité : il me semble que tu es un sage qui, avec sa raison, comprend tout. Mais au moment d’agir, tu es voué à l’inaction, tu es incapable de prendre clairement parti entre la justice des lois éternelles et l’injustice du nomos.

SOCRATE

Tu ne te demandes pas si le parti que je prends peut échapper à ta compréhension ?

ANTIGONE

Non, j’en ai assez des gens, qui comme tes amis sophistes, coupent les cheveux en quatre.

SOCRATE

D’abord il ne sont pas, sauf Protagoras, mes amis, mais tu as raison de parler d’eux, il y a un rapport entre eux et toi : eux, comme toi, prétendez que le nomos est une pure convention arbitraire qui ne prend pas en charge la justice en soi. D’une certaine façon vous avez raison : en voyant les lois humaines changer d’un pays à l’autre, qui donc ne se demanderait pas si la véritable justice ne renvoie pas, au-delà des lois particulières si changeantes, à une loi universelle valable pour tous, voulue par les dieux, mais qui ne serait pas écrite. C’est logique n’est-ce pas ?

ANTIGONE

Oui c’est logique ! Où veux-tu en venir ?

SOCRATE

Au fait que ce n’est pas parce qu’il existe une phusis universelle qui conteste effectivement le nomos, que cette contestation est pour autant sincère.

ANTIGONE

Tu doutes de ma sincérité ?

SOCRATE

Certainement pas de la tienne mais de celle de certains sophistes comme Calliclès, qui ne contestent la loi qu’au nom de leur intérêt.

ANTIGONE

Quel est cet intérêt ?

SOCRATE

Que chacun à Athènes, qu’il soit puissant ou pauvre soit égal devant la loi, devant le tribunal, est insupportable pour des gens comme Calliclès qui prétendent que par nature, certains comme lui, sont prédisposés à être doués d’une supériorité que la loi est incapable de reconnaître.

AUTEUR

Je crois que Calliclès a retenu l’attention de certains intellectuels nazis.

METTEUR EN SCENE

Il serait intéressant de savoir si Goebbels lisait Platon. Reprenons le débat : Socrate, tu nous a fait entendre qu’il était possible, comme Calliclès, d’attaquer une loi juste pour de mauvaises raisons mais ça n’explique pas pourquoi tu estimes devoir défendre la loi, même quand elle est injuste et te condamne à mort. Tu peux répondre ?

SOCRATE

C’est difficile.

ANTIGONE

Est-ce ton démon qui te pousse à la passivité ?

METTEUR EN SCENE

Ton sacrifice est-il celui d’un héros tragique comme Antigone ?

SOCRATE

Non, si Aidos et Diké, honte et justice, ces vertus que Zeus a inscrites dans notre cœur pour nous guider vers le bien, ne semblent pas être transmissibles par nos lois écrites, je ne pense pas pour autant comme Antigone, que le bien et le mal soient complètement séparés. Ce serait trop simple.

ANTIGONE

Je sais pourquoi tu trouves ça simple.

SOCRATE

Pourquoi ?

ANTIGONE

Tu ne crains pas de te tromper parce que l’oracle de Delphes s’est prononcé pour toi.

SOCRATE

Et toi n’es-tu pas justifiée d’enterrer ton frère parce que cet acte est conforme à la volonté d’un dieu ?

ANTIGONE

C’est vrai, j’ai invoqué un tel dieu, mais il ne m’a jamais explicitement répondu comme Apollon l’a fait pour toi.

METTEUR EN SCENE

Ce point est fondamental : Antigone nous apprend que sa solitude est plus radicale que celle de Socrate. Elle n’est pas vraiment autorisée, comme lui l’est par Apollon, à soutenir son action. Elle ne s’autorise que d’elle-même.

AUTEUR

Est-ce pour cela que Lacan se réfère plus à Antigone qu’à Socrate pour exemplifier la position de l’analyste qui ne s’autorise que de lui-même ?

ANTIGONE

Cher auteur tu viens de taper dans le mille ! Moi qui ait suivi une analyse avec Lacan je peux te dire que c’est exactement ça la solitude : le point d’où un sujet abandonné de tous, des hommes et des dieux, découvre, seul, que lorsqu’il a tout perdu, il peut lui être donné un désir étrange qui lui permet de faire face, de se redresser et de s’adresser à…

SOCRATE

A qui ?

ANTIGONE

Il ne le sait pas… puisqu’à ce moment là il n’y a plus de loi qui tienne.

SOCRATE

Je ne suis pas d’accord avec toi chère Antigone, moi aussi j’ai suivi une analyse avec Lacan et je ne pense pas que la liberté du sujet à se redresser, soit un droit naturel qu’il ne trouve que dans la solitude de sa « nature ».

METTEUR EN SCENE

Nous ne savions pas que nous avions deux lacaniens avec nous ! Socrate essaie d’être plus clair s’il te plaît.

SOCRATE

Lacan a effectivement dit que l’analyste ne saurait s’autoriser que de lui-même.

METTEUR EN SCENE

Qu’est-ce que ce « de lui-même » ? C’est la phusis des Grecs ?

ANTIGONE

Oui.

METTEUR EN SCENE

Continue Socrate.

SOCRATE

Lacan a modifié cette formule en disant quelques années plus tard, que l’analyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres.

METTEUR EN SCENE

C’est quoi ces « quelques autres » ?

SOCRATE

C’est la nécessité de rencontrer la loi qui fait tenir la communauté des quelques autres.

METTEUR EN SCENE

Donc ?

SOCRATE

Donc selon moi, le sujet de Lacan est comme Antigone et Socrate : affranchi de la loi en même temps que sujet de la loi.

AUTEUR

De la loi grecque

METTEUR EN SCENE

Monsieur l’auteur se demande peut-être ce qui arrive au sujet avec la loi du monothéisme ?

SEQUENCE 3

LUTHER – ERASME – AUTEUR – METTEUR EN SCENE

METTEUR EN SCENE

C’est vrai : que va devenir cet équilibre entre la phusis et le nomos, avec le christianisme ?

AUTEUR

Oui, quand la loi divine n’est plus une loi non écrite, mais une loi que Dieu permet d’écrire en se révélant ?

METTEUR EN SCENE

Comment on aborde la question ?

AUTEUR

Là-dessus, quelque chose me paraît fondamental : ce sont les guerres de religion.

METTEUR EN SCENE

Quel rapport avec notre sujet ?

AUTEUR

Il y a eu des guerres chez les Athéniens mais qui n’étaient pas des guerres de religion.

METTEUR EN SCENE

Tu veux dire que les guerres de religion sont liées au monothéisme ?

AUTEUR

Oui.

METTEUR EN SCENE

Au monothéisme juif, musulman, chrétien ?

AUTEUR

Je propose qu’on s’en tienne au monothéisme chrétien, c’est lui qui a hérité du droit de l’homme des Grecs, ça a été le grain de sable qui a tout fait péter.

METTEUR EN SCENE

A la Renaissance ? Quand on redécouvre la nature ?

AUTEUR

Oui, on pourrait partir de là, comment mettre en scène le conflit?

ACTEUR 1

Les humanistes contre la papauté ?

ACTEUR 2

Oui, mais il faut mettre Luther dans le coup.

METTEUR EN SCENE

Je propose Luther rencontrant Erasme.

Entrée en scène de Luther et d’Erasme.

LUTHER

Il y a longtemps que j’attendais de croiser ton chemin Erasme. Mais j’ai l’impression que tu ne partages pas ce souhait, est-ce que je me trompe ?

ERASME

Il est vrai mon cher Luther, si tu permets que je t’appelle ainsi, que je t’ai longtemps évité : nous avons des points communs mais je n’approuve pas ta violence.

LUTHER

Moi, j’approuve en toi la plus haute autorité morale de notre chrétienté. La plus impartiale mais peut-être pas…

ERASME

Peut-être pas ?

LUTHER

Peut-être pas la plus courageuse.

ERASME

J’en conviens, la plus courageuse, personne ne pourrait le nier, c’est toi. Qui d’autre aurait osé brûler en public comme tu l’as fait il y a 20 ans, la Bulle du Pape « ex surge domine » qui te sommait de te rétracter sous peine d’excommunication ?

LUTHER

C’était il y a 23 ans, le 15 décembre 1520. J’ai su très vite que tu m’avais approuvé.

ERASME

C’est vrai .

LUTHER

Et j’ai eu du mal à te comprendre.

ERASME

A comprendre quoi ?

LUTHER

Que tu ne me rejoignes pas, puisque mes idées étaient déjà les tiennes.

ERASME

C’est vrai, bien avant que tu ne t’indignes des indulgences, j’avais laissé entendre dans mes écrits, que donner aux fidèles l’espoir d’acquérir le paradis contre de l’argent sonnant et trébuchant, pouvait mettre l’Eglise en danger de mort. Mais…

LUTHER

Mais ?

ERASME

Mais je veux convaincre par la raison et non imposer comme toi, par la force, au mépris de la papauté.

LUTHER

C’est vrai, je méprise la papauté mais toi, ne professes-tu pas un autre type de mépris ?

ERASME

C’est un sentiment que je n’ai jamais éprouvé, tout le monde le sait.

LUTHER

Je ne parle pas de ce que tu éprouves, mais de ce que tu prouves par tes actes : tes critiques contre la papauté tu ne les as jamais formulées qu’en latin pour une minorité d’érudits qui te semblent estimables. Mais les cordonniers, les épiciers, les gens de la rue, ne te paraissent-ils pas dignes de connaître les questions théologiques ?

ERASME

Ma tâche est de transmettre la vérité aux dirigeants, c’est à eux d’agir sur le peuple pas à moi, je ne suis pas un révolutionnaire qui veut déchaîner une révolution.

LUTHER

En vérité tu aimes le Christ quand ça t’arrange, mais pas quand il dit « je ne suis pas venu vous apporter la paix mais l'épée ».

ERASME

Le Christ que j’aime a conquis le monde par l’humilité, l’amour du prochain et l’amour de l’adversaire. Je ne méconnais pas l’épée dont parle le Christ, tu sais bien que j’en use à ma façon, par la critique.

LUTHER

Ta façon est de railler les puissants comme le fait le fou du roi ! Est-ce que tu vois la conséquence de ta façon de faire ?

ERASME

Vas-tu me le dire ?

LUTHER

Je ne vais pas me gêner. La conséquence Erasme, c’est que tes railleries n’ont aucune conséquence, les puissants se targuent de faire valoir leur proximité avec le grand humaniste Erasme, mais pour eux tu n’es qu’un bouffon qui dit des vérités astucieuses, amusantes, mais sans conséquences.

ERASME

C’est toi qui le dit.

LUTHER

Je dis que tu es parvenu à être l’ami de tout le monde, et du pape et de Luther, c’est la seule chose qui t’intéresse. Ta soi-disant impartialité est un masque.

METTEUR EN SCENE

Il faudrait faire un parallèle avec Voltaire et Rousseau. Voltaire adulé par les princes qui jubilaient de ses critiques spirituelles, et Rousseau qu’ils exécraient parce qu’il avait écrit le Contrat Social pour le peuple.

LUTHER

Je reprends : ta soi-disant douceur impartiale n’est que le masque de la lâcheté d’un homme qui n’ose pas prendre parti. Peux-tu nier ce fait ?

ERASME

Puisque tu m’attaques de front, Luther, je vais te dire clairement pourquoi je ne prendrai jamais parti pour toi.

LUTHER

Enfin !

ERASME

Avant de te dire pourquoi je considère que tu es dans l’erreur, je vais te dire auparavant pourquoi je t’ai longtemps admiré : parce qu’un jour, au nom de la liberté, au nom de ta conscience, tu as agi comme tu l’as fait, tu as affiché tes 95 thèses contre les indulgences et quatre ans plus tard, après avoir été excommunié, tu as osé, pour ne pas aller contre ta conscience, ne pas te rétracter.

Tout notre différend tient au sens que tu as donné ce jour-là, au fait que tu as agi selon ta conscience. M’entends-tu ?

LUTHER

Je t’écoute, je ne vois pas où tu veux en venir …

ERASME

Selon tes propres termes, je prétends que le jour où tu as agi selon ta conscience, tu as agi librement au nom du libre arbitre que Dieu a donné à l’homme.

LUTHER

Je te vois venir.

ERASME

Heureusement que tu me vois venir, ce jour-là tu n’étais pas encore celui qui dit aujourd’hui –je te cite de mémoire- « Dieu m'a ordonné d'enseigner, de diriger l'Allemagne en qualité d'apôtre et d'évangéliste ».

LUTHER

Précise ta pensée.

ERASME

Quand tu parlais au nom de ta liberté de conscience, tu revendiquais la responsabilité de tes actes ; maintenant que tu n’agis qu’au nom de la volonté de Dieu, ce n’est plus toi mais Lui, le seul responsable.

LUTHER

Tu es en train de dévoiler ton attachement à la pensée païenne. Tu es bien plus grec que chrétien, Erasme. Tu penses comme Aristote, que l’homme sage peut être juste quand il agit selon sa nature qui l’inclinerait à la justice.

ERASME

Nieras-tu que Saint Thomas reconnaissait le droit naturel ?

LUTHER

Les commentateurs m’intéressent moins que les apôtres. L’Evangile se détache de tes philosophes amis de la nature parce que, depuis Saint-Paul, les chrétiens savent que l’homme n’est pas juste parce qu’il fait acte de justice mais parce qu’il est en état d’agir avec justice. Parce qu’il est dans la grâce de Dieu.

ERASME

S’il y a grâce de Dieu, il n’y a pas de libre arbitre ?

LUTHER

Il n’y en a pas.

ERASME

Quand tu as agi au nom de ta liberté de conscience, ce n’était pas ton libre arbitre qui agissait ?

LUTHER

J’ai pu le croire un instant mais je ne le crois plus. Maintenant je crois que les humanistes comme toi qui croient qu’une nature humaine prédispose au bien ont complètement oublié ce qu’a dit Saint Paul : « le bien que je veux je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais ».

ERASME

Pourquoi fais-je le mal que je ne veux pas ?

LUTHER

Si ce que « je » ne veux pas je le fais, ce n’est pas moi qui agis mais le péché qui habite en moi depuis la chute d’Adam.

ERASME

Le « je » qui veut le bien, serait-il impuissant contre le péché ?

LUTHER

Sans la grâce du Christ, la chair le voue à l’impuissance.

ERASME

Il n’est donc pas responsable de faire le mal ?

LUTHER

S’il est responsable, c’est de ne pas chercher la grâce de Dieu.

ERASME

S’il ne connaît pas l’existence de Notre Seigneur et de sa grâce possible, est-il responsable ou non de faire le mal ou le bien ?

LUTHER

Je te revois venir, tu vas sans doute prétendre que ton ami Socrate, sans connaître Jésus, aurait pu au nom de sa nature se diriger vers le bien ? Alors selon toi, Jésus n’était pas nécessaire au salut ?

ERASME

Jésus existait de toute éternité et a peut-être permis aux hommes de bonne volonté de découvrir, au delà de leur nature déchue, une part vivante résistant à cette déchéance.

LUTHER

Que réponds-tu à Saint-Paul qui dit que le « je » naturel qui voudrait le bien ne peut que le penser en tant qu’idéal mais ne peut en aucun cas l’accomplir ?

ERASME

Je lui répondrai que la pensée n’est pas aussi impuissante qu’il le dit et qu’il existe au-delà de l’homme irresponsable devant le péché, un homme qui n’est pas sans liberté, un homme qui n’est pas condamné, ou bien à faire le mal ou bien à penser inefficacement le bien.

Tu disais tout à l’heure que j’étais un homme inconséquent, maintenant c’est moi qui te le dis : Luther, toi qui as agi un jour au nom de la liberté de conscience, tu es devenu un homme inconséquent depuis que tu nies cette part de liberté humaine.

LUTHER

Tu dénatures ma pensée : quand je nie ton libre arbitre, je nie qu’il soit possible dans le royaume du monde mais je ne nie pas que le chrétien puisse librement accomplir son salut dans le royaume de Dieu.

ERASME

Te rends-tu compte des conséquences effrayantes de cette coupure que tu introduis chez les chrétiens ? D’abord, tu as tiré de Saint Paul la coupure sans partage entre la chair et l’esprit et maintenant tu déplaces politiquement cette coupure en distinguant radicalement comme un gnostique le ferait, le royaume de Dieu et le royaume du monde.

LUTHER

Après avoir contesté la déchéance de l’homme, tu contestes maintenant Saint Augustin ?

ERASME

Je conteste et je déteste ce qui en découle.

LUTHER

Voilà que l’homme de la conciliation et de l’impartialité se met à me détester ?

ERASME

Oui Luther, je ne l’écrirai pas mais je te le dis à toi, je déteste ces meurtres collectifs que tu es en train de cautionner au nom de la séparation des deux royaumes.

LUTHER

Peux-tu croire que je ne sois pas humainement déchiré devant ces massacres de paysans par les princes ?

ERASME

Si tu ne te sentais pas déchiré par eux, tu ne serais plus du tout chrétien. Ceci dit, il ne s’agit pas de ce que tu ressens mais de ce que tu as induit par tes écrits. Par ton obsession de séparation absolue du bien et du mal, tu as coupé Dieu en deux. Tu as écrit que le Dieu de miséricorde qui règne au ciel ne s’occupe pas du royaume du monde, où seul siégerait le Dieu du glaive et de la force pour faire régner la justice.

Alors à quoi assistons-nous ? Les princes allemands sont désormais justifiés par toi, de massacrer en toute impunité les paysans révoltés puisque ce n’est plus le glaive des hommes qui égorge, mais celui de Dieu.

LUTHER

Parce que pour toi les paysans révoltés ont une légitimité à le faire ?

ERASME

Peut-être le peuple se révolte-t-il car il a le souvenir d’obéir à son souverain, compte tenu d’un contrat équitable jadis passé entre eux.

LUTHER

Cette histoire de contrat naturel est une fable qui nous vient des anciens et que les intellectuels de ton espèce remettent au goût du jour pour insinuer le doute dans le peuple. Mais sache-le Erasme, le Saint-Esprit ne connaît pas le doute.

ERASME

Es-tu comme le Saint-Esprit ? Tu ne connais pas le doute ?

LUTHER

Je ne doute pas que les âmes chrétiennes soient, une par une dans la grâce de Dieu, car chacune peut dire, comme Notre Seigneur « mon royaume n’est pas de ce monde ». Dans ce monde-ci, Erasme, les chrétiens doivent obéir aux décisions des princes même injustes, car elles participent au châtiment de la faute et fortifient l’âme avide de salut.

METTEUR EN SCÈNE

Monsieur l’auteur, d’après vous, où en sommes-nous ?

AUTEUR

En contestant la papauté, en traduisant la bible en allemand et en disant aux Réformés qu’ils devraient lire personnellement les Ecritures, Luther a mis le ver dans le fruit. Malgré sa théorie du serf ( ?) arbitre, il ravive malgré lui le droit des sujets à penser par eux-mêmes.

METTEUR EN SCÈNE

C’est pour ça que ce sont les Anglais, des Réformés, qui font une révolution pour faire la première monarchie constitutionnelle ?

AUTEUR

Oui. Il faudrait faire intervenir leur théoricien , Locke.

METTEUR EN SCÈNE

Si on le faisait parler avec Bossuet l’ennemi juré de la monarchie constitutionnelle ? Paolo tu fais Locke ? Qui fait Bossuet ?

SEQUENCE 4

BOSSUET – JURIEU – LOCKE – SOCRATE – CALLICLES - METTEUR EN SCENE - AUTEUR

BOSSUET

Il est seul.

Depuis que le roi a signé la révocation de l’édit de Nantes, les Réformés n’ont plus aucune retenue contre moi ; ce Jurieu qui veut les défendre, se déchaîne et m’accuse de déguisement, de mensonges, d’être un déclamateur sans honneur et sans sincérité.

Seigneur, c’est devant vous que j’ai été accusé… Si j’ai dit la vérité, si j’ai convaincu de blasphème et de calomnie ceux qui m’ont appelé à votre jugement comme un calomniateur, un homme sans foi, justifiez-moi devant eux. Qu’ils rougissent, qu’ils soient confondus…

J’ai dans la main le dernier texte de Jurieu qui compare le sort des Réformés à celui des Juifs déportés à Babylone : « Lettre pastorale aux fidèles qui gémissent sous la captivité de Babylone. »

Ce texte est effrayant, il veut introduire en France la révolution qui vient de se passer en Angleterre au nom des soit disant droits de la nature.

Entrée de Jurieu.

JURIEU

Pourquoi dites-vous « soit disant » droits de la nature ? Vous n’avez pas lu Saint Thomas mon seigneur ?

BOSSUET

Jurieu vous avez le front de venir ici pour persévérer dans vos calomnies ? Pour oser venir soutenir devant moi que les Réformés ont un droit à la révolte contre la volonté du roi ? Etes-vous impie au point de renoncer à être chrétien et à reconnaître que c’est par la volonté de Dieu que le roi incarne cette volonté dans son royaume ?

JURIEU

C’est parce que je suis chrétien monsieur l’évêque, que je considère que la révocation de l’édit de Nantes est un acte impie : il ne respecte pas le droit naturel voulu par Dieu pour que les hommes soient libres.

Nierez-vous, que dans sa Providence, Dieu ait voulu que l’homme choisisse librement ?

BOSSUET

Le vrai chrétien ne choisit pas comme vous autres Réformés croyez pouvoir le faire, il est choisi par grâce.

JURIEU

D’après vous Monseigneur, faut-il considérer que le peuple anglais en choisissant de répudier Jacques II pour investir un nouveau roi, Guillaume d’Orange, partisan d’une constitution reconnaissant les droits de l’homme, est un peuple de faux chrétiens ?

BOSSUET

Un chrétien est unifié par une foi unique, il ne peut révérer deux maîtres, Dieu et la Nature. Vous le savez très bien Jurieu, l’adoration de la Nature est païenne, les catholiques ne mangent pas de ce pain là.

JURIEU

Il ne s’agit pas d’adorer la Nature des Grecs : il s’agit d’aimer la nature créatrice de l’homme, car Dieu l’a fait à son image de Créateur.

BOSSUET

Oui, et c’est en tant que Créateur que Dieu a rassemblé en peuples, les hommes dispersés ; il les a unifiés en leur donnant un souverain.

JURIEU

Non, Dieu a voulu créer des hommes doués d’une sociabilité naturelle les rendant capables de s’organiser entre eux, par eux-mêmes. Si Locke était là, il vous expliquerait cela mieux que moi.

BOSSUET

Ah celui-là ! S’il était là, je sais ce que je lui dirais ! Sa théorie pernicieuse va nous entraîner dans l’abîme.

Entrée de Locke.

LOCKE

Que me diriez-vous donc Monseigneur ? Il se trouve que je suis là, par hasard, mais prêt à vous entendre.

BOSSUET

C’est un complot ! D’abord Jurieu et maintenant Locke !

LOCKE

A moins qu’il ne s’agisse de la main de la Providence qui voudrait que la France prenne exemple sur la Révolution anglaise pacifique, pour ne pas être exposée à une révolution qui pourrait un jour être violente et sanglante ?

BOSSUET

Eh bien Locke, puisque vous êtes là je vais vous dire pourquoi vous êtes en train de démolir l’image de l’homme chrétien. Si je vous ai bien compris, vous imaginez qu’à l’origine Dieu a donné la terre aux hommes, qui étaient libres de la partager entre eux ? Non seulement c’est faux mais c’est une pensée anti-chrétienne : Dieu a cessé de donner la terre aux hommes depuis le péché originel.

LOCKE

Il ne l’aurait donné qu’aux animaux ?

BOSSUET

Ne plaisantez pas. Vous autres Réformés lisez les textes saints comme cela vous convient et vous prêtez à Dieu des intentions qui vous arrangent. Nous, catholiques, lisons l’intégralité du texte saint et prenons en compte toutes les volontés divines. A l’origine effectivement, Dieu avait donné la terre aux hommes et puis, mon cher Locke, il est revenu sur cette donation parce qu’Adam s’est détourné de lui.

LOCKE

Les textes ne disent pas que Dieu ait retiré son don, ils disent que depuis le péché d’Adam, l’homme n’est plus nourri gratuitement au paradis sans rien faire, mais qu’il doit travailler. car sa nature est de travailler.

BOSSUET

Cette nature dont vous nous rebattez les oreilles n’existe plus depuis le péché originel, elle est devenue une nature déchue.

Pourquoi niez-vous le péché originel ?

LOCKE

Je ne le nie pas.

BOSSUET

Si vous le niez ! Vous prétendez que votre homme originaire est capable de s’entendre avec ses semblables pour se partager par eux-mêmes, la propriété des terres. Là encore, cette idée est mensongère : après avoir nié le péché originel, vous niez le meurtre d’Abel par Caïn, vous niez que l’homme, dans sa déchéance, soit devenu un meurtrier en puissance.

LOCKE

Je vois Monsieur l’évêque, que vous êtes en train de rejoindre les thèses de mon compatriote Hobbes.

BOSSUET

Dieu sait que j’ai en horreur cet athée impénitent, mais il faut reconnaître que lorsqu’il dit que l’homme est un loup pour l’homme, il reconnaît la malédiction de Caïn. Franchement, Locke, vous voudriez nous faire croire qu’avec sa nature déchue, l’homme disposerait cependant d’une nature qui pourrait lui indiquer la direction du bien ?

LOCKE

N’est-ce pas parce que cette direction existe en l’homme, qu’il a pu s’associer à d’autres hommes pour créer des peuples ?

BOSSUET

Non.

LOCKE

Pourquoi non ?

BOSSUET

Parce que il n’appartient pas aux hommes de pouvoir par eux-mêmes créer un peuple.

LOCKE

Pourquoi cela ?

BOSSUET

Comment les hommes originaires qui formaient une horde anarchique de brutes sanguinaires sans lois, auraient-ils été capables de s’unir ?

METTEUR EN SCENE

On croirait entendre Freud parlant de la horde originaire des frères parricides.

AUTEUR

Freud et Bossuet même combat ? C’est un scoop !

METTEUR EN SCENE

Pas tant que ça, Monsieur l’auteur, Freud révérait Paul pour son invention du péché originel.

BOSSUET

Alors mon cher Locke vas-tu me répondre ? Vas-tu invoquer Freud et me dire que les hommes sont sortis de l’anarchie parce qu’après avoir tué le père de la horde, ils ont succombé à une culpabilité qui leur a tenu lieu de loi ?

LOCKE

Laquelle ?

BOSSUET

Ne plus jamais tuer le père à cause du remord.

LOCKE

Ce n’est pas comme ça que je vous répondrai mon seigneur. Je laisse à Freud sa loi issue du remords car je pense, avec Socrate, qu’il existe une toute autre loi pour fonder la justice.

Vous rappelez-vous ce qu’il avait dit à Calliclès à ce sujet?

BOSSUET

Qui est ce Calliclès ?

LOCKE

Il faisait partie de ces sophistes qui prétendaient que les lois prônant l’égalité des citoyens ont comme seul but, d’enlever le pouvoir à ceux que la nature a destinés à être les plus forts, pour régner au nom de cette force.

BOSSUET

Mon cher Locke vous vous contredisez à tout bout de champ, vous nous dites qu’au nom de votre loi naturelle les hommes sont égaux et maintenant avec Calliclès, au nom de cette même loi, c’est le plus fort qui doit régner ?

LOCKE

Je suis ravi que vous saisissiez le paradoxe de la phusis grecque : on peut effectivement l’interpréter de façon divergente. En son nom la Révolution Française dira « Liberté, Egalité, Fraternité » et, en son nom, les nazis diront « Règne de la force du sang et de la race supérieure ».

BOSSUET

Mais vous Locke, que répondez-vous à ce Calliclès ?

LOCKE

J’aime beaucoup la réponse que lui a donné Socrate.

METTEUR EN SCENE

On pourrait peut-être demander à Socrate et Calliclès d’entrer en scène ?

Entrée de Socrate et de Calliclès.

CALLICLES

Nieras-tu Socrate que de tout temps, c’est le principe de la hiérarchie entre les hommes qui a fondé l’ordre des cités ?

SOCRATE

Je constate comme toi Calliclès, que ce principe est universel chez les Barbares.

CALLICLES

Pourquoi évoques-tu les Barbares ?

SOCRATE

Parce qu’ils sont comme toi, ils n’ont pas étudié la géométrie.

CALLICLES

Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que la géométrie vient faire ici ?

SOCRATE

Tu ne t’es manifestement pas demandé pourquoi était inscrite au seuil de notre académie cette devise : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre » .

CALLICLES

Ai-je du temps à perdre pour comprendre vos boutades d’intellectuels ?

SOCRATE

Non, tu n’as pas de temps à perdre car ton impatience à vouloir exercer la force, ne peut te laisser la patience nécessaire à étudier la géométrie, cette science de l’égalité mathématique.

CALLICLES

Veux-tu nous amuser en prétendant qu’il y a un rapport entre l’égalité géométrique des rayons d’un cercle et l’égalité des citoyens ?

SOCRATE

Si tu veux t’amuser de la vérité, fais-le Calliclès mais auparavant, il vaudrait mieux que tu la connaisses.

CALLICLES

Parle donc.

SOCRATE

Sais-tu pourquoi ce lieu où nous parlons, l’agora, est le centre de notre espace public, à égale distance des différentes familles de la cité ?

CALLICLES

Pour moi le vrai centre est l’Acropole.

SOCRATE

Evidemment puisqu’il est le centre religieux, le centre de la vision hiérarchique dont tu as besoin.

Par rapport à l’Acropole, chaque famille est identifiée par un mythe, tandis que l’agora représente chaque famille sans s’identifier à l’une plutôt qu’à l’autre.

CALLICLES

Tu décris-là le règne de l’indistinction.

SOCRATE

Je décris le règne de l’isonomia que Maiantros a établi, en abolissant la tyrannie de Polycrate par ces mots : « Je dépose le pouvoir au centre et je proclame l'isonomia, l'égalité de tous devant la loi ».

Pourquoi ris-tu Calliclès ?

CALLICLES

Parce que tu te moques de la nature : dis-moi un lieu, ne serait-ce qu’un seul, où l’on verrait quelque part dans la nature cette isonomia, cette égalité naturelle par laquelle on verrait le lion renoncer à dévorer le chevreau, le soldat renoncer à dominer le paysan, le prêtre renoncer à dominer le soldat ?

SOCRATE

Je vais te répondre par une question.

CALLICLES

Tu ne me surprends pas, je sais que c’est ta méthode.

SOCRATE

Selon toi il n’y a dans la nature que des conflits où une force domine l’autre ?

CALLICLES

C’est clair.

SOCRATE

Si c’est le cas, comment expliques-tu que la terre soit au centre de la circonférence céleste et y demeure ?

CALLICLES

Je ne comprends pas ta question.

SOCRATE

Si dans les puissances divines qui s’intéressent à la Terre l’une était nécessairement dominante –comme tu le conçois- la Terre serait soumise à sa domination n’est-ce pas ?

CALLICLES

Oui, où veux-tu en venir ?

SOCRATE

Si c’était le cas, la Terre serait mise en mouvement, elle tomberait ou s’élèverait, elle ne demeurerait pas immobile au centre. A moins que tu nies la position centrale de la Terre.

CALLICLES

Je ne la nie pas.

SOCRATE

Alors que réponds-tu ?

CALLICLES

Et toi que dis-tu ?

SOCRATE

Je dis que, loin des Barbares, s’est inventée en Grèce une nouvelle idée de justice, une diké égale pour tous, pour les dieux comme pour les hommes. Le cosmos est stable car il n’est plus sous la domination d’une seule force depuis que les dieux obéissent à un équilibre entre eux. Cet équilibre est partout, à tour de rôle, la diké coordonne les forces de façon égale pour toutes, la santé de notre corps tient à l’équilibre alterné du pouvoir de l’humide et du sec, du froid et du chaud, de l’amer et du doux, tandis que la maladie résulte de la domination exclusive d’un élément particulier sur les autres.

CALLICLES

Tu compares la domination exclusive du tyran à la maladie ?

SOCRATE

Oui, pour nous Athéniens qui essayons de rédiger des lois conformes à la loi non écrite de la diké, la tyrannie est une maladie qui ignore le principe de l’égalité géométrique. C’est pourquoi, Calliclès, nul n’entre ici s’il n’est géomètre.

METTEUR EN SCENE

Comment Monsieur l’évêque a-t-il reçu le discours de notre ami Socrate ?

BOSSUET

Quelque chose me gêne beaucoup. Si je t’ai bien compris Socrate, ton égalité géométrique est une diké qui s’impose aux dieux ? Qui leur est supérieure ?

METTEUR EN SCENE

J’aimerais mieux Monseigneur que vous vous adressiez directement à Locke.

BOSSUET

Monsieur Locke vous avez eu la bonté de nous rappeler le discours de Socrate. Puisqu’ aujourd’hui vous soutenez la Révolution anglaise, devons-nous nous attendre à ce que vous conseilliez à messieurs les Anglais d’adopter des lois calquées sur l’égalité géométrique ? Mon ami René Descartes en serait évidemment ravi.

LOCKE

Vous faites bien de le citer, je partage certaines choses avec lui.

BOSSUET

Oui, comme lui vous faites semblant de prétendre que vos théories ne renient pas Dieu mais, en sous main, vous travaillez pour les athées.

LOCKE

Vous voulez dire « pour ceux que vous êtes amené à nommer du nom d’athées » ?

BOSSUET

Que voulez-vous dire ?

LOCKE

Je veux dire que c’est un mot commode qui a souvent été utilisé dans les tribunaux pour masquer l’incompétence des juges. Que pensez-vous du fait que Socrate, qui a été condamné pour athéisme, était considéré par ses disciples comme l’homme le plus pieux ?

BOSSUET

Vous allez peut-être aussi contester nos tribunaux de l’Inquisition ?

LOCKE

J’allais le faire mais vous m’avez devancé. Etes-vous fier Monseigneur de vos inquisiteurs et de la définition que vous avez donnée de l’hérétique : « L'hérétique est celui qui trouve que ses propres pensées sont intéressantes » ?

BOSSUET

Oui.

LOCKE

Laissez-moi vous dire que vous avez une courte vue : dans votre façon de considérer l’homme qui pense, qui s’enorgueillit de sa raison et oublie Dieu, c’est vous qui oubliez quelque chose.

BOSSUET

Me direz-vous quoi ?

LOCKE

Vous oubliez que si Dieu se révèle par ses paroles aux chrétiens, Il ne se révèle pas moins par le don fait à l’homme de son droit naturel à raisonner et à parler.

BOSSUET

Parler ? Dans quel but ? Pour ourdir des complots comme le font vos amis Réformés contre l’autorité de droit divin ?

LOCKE

Parler non pas « contre » mais « pour » que le droit de l’homme à devenir homme, c’est-à-dire libre, puisse avoir jour.

BOSSUET

Votre droit à la liberté n’est ni plus ni moins le droit à l’anarchie, le droit de tuer librement son voisin ou de le voler.

LOCKE

Caïn a sans doute des descendants mais la majorité des hommes, comparables à Abel peut-être, n’agissent pas selon le péché comme vous le prétendez, mais usent de la parole pour s’adresser à Dieu et se parler entre eux.

BOSSUET

Pour se dire quoi ?

LOCKE

Pour trouver comment s’accorder ou comment agir, pour que le droit de chacun à être propriétaire et de soi même et de ses biens, soit respecté.

BOSSUET

Vous avez l’air de dire que le droit à la propriété est sacré.

LOCKE

Il l’est.

METTEUR EN SCENE

Evidemment, si tout à l’heure Rousseau prend la parole, il ne sera pas d’accord avec Monsieur Locke.

BOSSUET

Ce que vous appelez droit de propriété je l’appelle moi, cupidité de l’homme. Nierez-vous que le seul propriétaire légitime de la terre soit Dieu ?

LOCKE

Il a dit « croissez et multipliez », invitant par là les hommes à se partager la terre.

BOSSUET

Mais Il a envoyé son Déluge quand Il a vu de quelle façon les hommes se l’appropriaient.

LOCKE

Oui, il a voulu effacer de la terre les hommes qui obéissaient à leur instinct cupide parce qu’ils ne s’étaient pas donné de lois.

BOSSUET

Et le Décalogue ?

LOCKE

Je vous ferai remarquer cher Bossuet, que Dieu n’a donné la loi que très longtemps après le Déluge.

BOSSUET

Que voulez-vous dire par là ?

LOCKE

Que Dieu, avant de donner sa loi, avait espéré que les hommes puissent, par eux-mêmes se donner des lois limitant leurs instincts bestiaux. S’ils l’avaient fait, Dieu n’aurait pas envoyé son déluge.

BOSSUET

Nous sommes en pleine fiction sur l’origine. Mais puisque vous prenez cette direction je vous pose une question : comment ce qui ne s’est pas passé aurait-il pu, selon vous, se passer ?

LOCKE

Ce qui aurait pu se passer s’est passé, ne vous en déplaise, au moins une fois dans l’Histoire : voici 2000 ans, les Athéniens ont inventé une loi écrite par l’homme. Ils sont parvenus à reconnaître que l’homme est sociable par nature, et que cette sociabilité lui donne la possibilité d’inventer des contrats lui permettant de vivre en société.

BOSSUET

Vous savez très bien que Dieu, par sa Providence, n’a pas voulu que vos chers amis grecs survivent à leur invention païenne.

LOCKE

Je sais qu’aujourd’hui le nouveau roi d’Angleterre, Guillaume, est tourné chrétiennement vers Dieu et humainement vers ses sujets auxquels il est lié par un contrat qui lui donne le droit de régner à condition qu’il respecte ce contrat reconnaissant les droits de chacun à la liberté et la propriété.

BOSSUET

Sinon ?

LOCKE

Sinon il est du devoir du peuple, de faire appel à la Constitution et de révoquer le roi.

BOSSUET

Le vrai souverain est donc le peuple. Vous rendez-vous compte n’est-ce pas, que tout les ans au premier caprice du peuple, votre roi constitutionnel sera révoqué et remplacé par une nouvelle girouette ?

LOCKE

Et vous Monseigneur, vous rendez-vous compte sur quelle méprise de votre part s’appuie votre mépris de notre peuple ? Comme Calliclès, vous ne parvenez pas à concevoir que l’homme puisse ne pas consentir à l’autorité absolue d’un seul et veuille consentir de lui-même, à limiter sa propre liberté pour obéir à une loi devant laquelle chacun est égal.

BOSSUET

Votre raisonnement socratique est très joli mon cher Locke, mais quand cette loi, pour avoir force de loi, sera aux mains d’un souverain, il sera automatiquement un nouveau roi absolu.

LOCKE

Vous n’y êtes pas du tout, car cette loi ne sera pas confiée à « un » mais à trois représentants de la loi : le Parlement énoncera la loi, le juge l’interprétera, le pouvoir exécutif la fera respecter.

BOSSUET

Et quand vos lois seront votées au Parlement, qui vous dit qu’elles ne le seront pas au nom des appétits grossiers des descendants de Caïn ?

LOCKE

Ceux-ci existeront toujours mais nous sommes enclins à penser qu’il y aura toujours une majorité de citoyens capables de penser qu’au-delà de leurs plaisirs et de leurs intérêts privés, existe une justice en soi à travers laquelle les législateurs sont capables d’éprouver de l’amitié et du respect pour la liberté des autres hommes.

Votre pratique de la confession, Monseigneur, ne vous enseigne-t-elle que la tendance de l’homme au péché ? Ne vous a-t-elle jamais parlé de la possibilité de l’amour de l’homme pour l’autre homme ?

METTEUR EN SCENE

On croirait entendre Rousseau.

AUTEUR

Oui, on se rapproche des Lumières.

METTEUR EN SCÈNE

On pourrait faire parler Jean-Jacques dans un des salons de l’époque.

AUTEUR

C’est une bonne idée, ça permettrait de voir son amour et son désamour des encyclopédistes.

METTEUR EN SCÈNE

Miquelée tu vas faire la Marquise du Deffand, Claire, Julie de Lespinasse, Jacques tu feras Jean-Jacques.

SEQUENCE 5

MADAME DU DEFFAND – ROUSSEAU - JULIE DE LESPINASSE

MADAME DU DEFFAND

Je ne vous dissimulerai pas, Monsieur, la curiosité que j’avais à connaître un homme dont la célébrité repose sur une cause tout à fait piquante : vous comptez parmi les hommes les plus lus, les plus en vue dans cette société, et vous n’en avez pas moins décidé de vivre en ermite car, dit-on, vous ne supporteriez pas l’hypocrisie de notre monde ?

ROUSSEAU

Dans ce domaine, Madame, je n’innove pas.

Avant moi bien des hommes se sont retirés, ont préféré s’éloigner du monde pour vivre simplement, dans le dénuement des couvents, par exemple.

MME DU DEFFAND

A ce sujet, Monsieur de Malesherbes a récemment lu une lettre de vous.

ROUSSEAU

Il l’a lue ici ?

MME DU DEFFAND

Mais oui ! Il était là hier soir, et il l’a lue, comme c’est la coutume dans ce salon. Il y a une phrase que je n’ai pas oubliée, celle où vous parlez de votre recherche d’un lieu sauvage dans la forêt où vous dites que, rien n’évoquant la main des hommes, rien n’annonce de ce fait la servitude et la domination.

Monsieur Rousseau, que sont cette servitude et cette domination de l’homme, qui seraient apparues selon vous, dès que cet homme, pour faire progresser le monde, a mis sa main sur la nature ? Que nous chantez-vous là ?

ROUSSEAU

S’il ne s’agissait que d’une chanson, Madame, tout irait fort bien dans ce monde.

MADAME DU DEFFAND

Nous savons votre inclination pour les mélodies.

JULIE DE LESPINASSE

Et cela ne plaît pas à tout le monde ! Monsieur Rousseau, en défendant la mélodie italienne, s’est mis à dos, n’est-ce pas, le coin du roi ?

ROUSSEAU

Le chant français est un aboiement continuel. Vous trouvez vraiment intéressant qu’avec la musique de Rameau l’âme ne soit plus appelée dans sa demeure ? Comment le serait-elle avec la prévalence de cette convention toute arbitraire qu’est l’harmonie qui nous coupe de notre rapport à la nature ? Lorsqu’une mère chante une berceuse à son bébé, est-elle instruite des leçons d’harmonie de Monsieur Rameau ? Non, elle n’est inspirée que par la nature !

MADAME DU DEFFAND

La Nature ? Toujours elle avec vous ! Que vous a-t-elle donc fait pour vous enchanter à ce point ?

ROUSSEAU

Il y a que la Nature m’a fait, tout simplement. De la même manière qu’elle fit le premier homme.

MADAME DU DEFFAND

La Nature n’a-t-elle point fait aussi bien l’animal ?

JULIE DE LESPINASSE

Il me semble, Madame, que l’animal n’habite pas la Nature de la même façon que l’homme.

ROUSSEAU

Je suis d’accord avec vous, Julie, et j’ajouterai que l’animal ne sait pas qu’il est dans la Nature et n’a donc pas conscience qu’il lui obéit.

MADAME DU DEFFAND

L’homme le saurait-il donc ?

ROUSSEAU

Oui.

MADAME DU DEFFAND

Il dit oui à la Nature, parce qu’il sait qu’il est issu d’elle ?

ROUSSEAU

Oui, il peut dire oui.

MADAME DU DEFFAND

Quand il y a un tremblement de terre parce que la Nature le veut, quand on est frappé de maladie parce que la Nature le décide, pensez-vous que les hommes disent oui ?

A vous entendre, on croirait que tous les hommes sont comparables aux sages stoïciens sans avoir comme eux, passé leur vie à étudier.

ROUSSEAU

Oui, tous les hommes ont en eux la possibilité d’être stoïciens.

MADAME DU DEFFAND

Les hommes dont vous parlez, cher Monsieur Rousseau, ne se révolteront donc pas contre ce qui semble injuste au commun des mortels, la mort, la faim…

ROUSSEAU

Contre la mort non, mais contre la faim.

MADAME DU DEFFAND

Leur stoïcisme s’arrêterait devant la faim ?

JULIE DE LESPINASSE

Monsieur Rousseau entend par là, je suppose, que si les hommes ont faim, il s’agit d’une injustice sociale qui devrait être réparable.

MADAME DU DEFFAND

Le peuple qui a faim sait que la société que vous appelez injuste a été conçue par la volonté divine.

JULIE DE LESPINASSE

Est-ce vous Madame qui ne croyez plus en Dieu, qui dites cela ?

MADAME DU DEFFAND

C’est parce que je n’y crois plus que je peux concevoir l’injustice. Mais rendons-nous à l’évidence, le peuple, lui, y croit, …

ROUSSEAU

Comme votre ami, M. de M. de Voltaire, vous pensez donc que Dieu est un gendarme nécessaire au calme du peuple. Vous rendez-vous compte du mépris que cela implique pour les miséreux ?

JULIE DE LESPINASSE

Vous qui penchez du côté des Anciens, Madame, n’êtes-vous pas sensible à cette loi non écrite que les philosophes grecs et les tragiques décelaient dans le cœur de tous les hommes – qu’ils aient appris à lire ou non - et qui les portait à la pitié et à la compassion de leurs proches plutôt qu’au mépris ?

MADAME DU DEFFAND

Je vous vois venir Julie, vous allez bientôt me dire que les rois et le peuple, seraient assujettis à une même loi ? Que pour vous, les lois de notre société, établies par nos plus savants juristes, ne seraient que conventions artificielles ?

ROUSSEAU

C’est vous chère marquise, qui venez de dire cela !

MADAME DU DEFFAND

C’est évidemment moi qui vient de parler

ROUSSEAU

Si vous dites cela, c’est que peut-être, au fond de votre propre cœur, vous éprouvez une sorte de honte du fait même de bafouer votre compassion naturelle pour l’humanité.

MADAME DU DEFFAND

Comme vous y allez ! Est-ce votre propre compassion qui vous porte à me juger aussi cruellement?

ROUSSEAU

Ce n’est pas vous que je juge sévèrement, Madame, ce serait plutôt ce contrat inique qui dès le début de l’histoire humaine a institué des possédants et des dépossédés, en faisant croire à ces derniers que leur dépossession émanait de la volonté divine, et que le droit se contentait de la faire appliquer…

Il sort.

MADAME DU DEFFAND

C'est un fanatique !

JULIE DE LESPINASSE

Un solitaire…

MADAME DU DEFFAND

Voyez-vous ce qui se passerait s' il n’était pas seul avec ses pensées, si elles couraient dans la rue ?

JULIE DE LESPINASSE

Elles courent bien dans nos salons !

MADAME DU DEFFAND

Oui, mais nous sommes des gens qui vivons dans le monde, Julie !

JULIE DE LESPINASSE

Et alors ?

MADAME DU DEFFAND

Les gens qui vivent dans le monde, savent que certaines choses peuvent être dites entre eux et pas au reste du monde.

JULIE DE LESPINASSE

Vous voulez dire que si les idées de Monsieur Rousseau restent entre nous dans nos salons, elles restent ...

MADAME DU DEFFAND

Des idées !

JULIE DE LESPINASSE

Des idées sans conséquences ?

MADAME DU DEFFAND

Des sujets de conversation… a-mu-sants.

JULIE DE LESPINASSE

Ce que dit Monsieur Rousseau de l'injustice du monde n'a pourtant rien de léger !

MADAME DU DEFFAND

Notre rôle est de le rendre léger, amusant !

JULIE DE LESPINASSE

Pardonnez-moi, Madame, je ne conçois pas que l'on puisse s'amuser de tout.

Je ne veux pas trouver plaisant, moi, que des gens souffrent de la faim !

MADAME DU DEFFAND

J'ai connu un temps où les frères prêcheurs passaient dans nos campagnes, montraient à nos paysans combien la vie était plaisante, malgré les disettes. Les Evangiles leur apprenaient que le pain de Dieu - l'hostie- était bien plus doux à l'âme que le pain des champs.

JULIE DE LESPINASSE

Je rêve, Madame! Vous qui ne croyez plus à ces sornettes, c'est vous qui dites cela !

MADAME DU DEFFAND

Oui, c’est bien moi, et, comme mon cher Voltaire, je le redis ! Pourquoi voudriez-vous désespérer les miséreux en leur disant la vérité ? Pourquoi faudrait-il la leur dire ?

JULIE DE LESPINASSE

Parce que, Madame, s'ils cessaient d'avoir une réponse du ciel, ils pourraient questionner ce qui se passe sur terre.

MADAME DU DEFFAND

Ils écouteraient alors les élucubrations de votre Monsieur Rousseau sur l'origine des inégalités ?

JULIE DE LESPINASSE

S'ils cessent de croire que ce n'est pas le bon Dieu qui a donné leurs châteaux aux rois, leurs salons aux marquises ...

MADAME DU DEFFAND

Eh bien ?

JULIE DE LESPINASSE

Eh bien, ils découvriront que ce n'est pas Dieu mais les hommes qui ont fait l'injustice, et que ce qui, un jour, a été mal fait...

MADAME DU DEFFAND

… pourra être défait?

JULIE DE LESPINASSE

Oui, pourra être défait et refait autrement.

MADAME DU DEFFAND

Est-ce vous, petite hypocrite, qui jouissez des privilèges que je vous fais partager, qui osez aujourd'hui les critiquer ?

METTEUR EN SCENE

Et dans 40 ans c’est la Révolution. Toutes ces idées qui s’échangeaient en privé dans des boudoirs de marquises, vont se propager dans la rue.

AUTEUR

Ca serait fantastique si l’on pouvait mettre en scène comment en un mois les constituants ont pu écrire la déclaration des Droits de l’Homme.

TAMARA

Mais ce serait aussi très intéressant de montrer qu’au même moment, il y a eu un oubli minuscule : la déclaration des droits de la moitié de l’humanité.

METTEUR EN SCÈNE

Tu veux dire la déclaration des droits de la femme ?

TAMARA

Evidement c’est ce que je veux dire, Olympe de Gouges l’a fait et elle s’est fait couper la tête pour cela.

METTEUR EN SCENE

Tamara, tu vas faire Olympe de Gouges, Jean tu pourrais faire Robespierre et Paolo Saint-Just.

SEQUENCE 6

OLYMPE – SAINT-JUST – ROBESPIERRE - PRESIDENT

OLYMPE

Tu nous dis Saint-Just, que les hommes sont policés s’ils suivent leurs penchants, et qu’ils deviennent sauvages quand ils sont obligés de renoncer à leur nature et à l’amour. C’est bien ça ?

SAINT- JUST

Oui.

OLYMPE

Qu’aujourd’hui des hommes nouveaux vont cesser d’être sauvages et retrouver l’égalité naturelle entre eux ?

SAINT- JUST

C’est bien ce que j’ai voulu dire, quelle est ta question ?

OLYMPE

Ma question porte sur « égalité naturelle entre eux ». Entre eux qui ? Entre les hommes ou entre les hommes et les femmes ?

SAINT- JUST

Nous connaissons tous ton obsession Olympe de Gouges ! Est-ce que le sens que tu veux donner au mot Egalité entre hommes et femmes ne tend pas à rabaisser en fait le rôle de la femme ? Quand tu prétends qu’une femme devrait pouvoir, comme un homme, être député du peuple, n’oublies-tu pas notre modèle, la sublime femme romaine, qui n’a jamais prétendu être élue au Sénat ?

ROBESPIERRE

Oui, Olympe de Gouges : tu sais pourquoi tu l’oublies ?

OLYMPE

Me le diras-tu Robespierre ?

ROBESPIERRE

La femme romaine était tellement consciente des valeurs républicaines qu’elle transmettait à ses enfants, qu’elle ne doutait pas comme toi de sa valeur. Cette valeur était si sublime qu’elle n’avait pas besoin comme toi de vouloir acquérir les valeurs de l’homme.

OLYMPE

S’il est vrai qu’une femme est si sublime, Robespierre, on se demande pourquoi tu ne fais pas de place dans ta vie à cette femme ?

SAINT-JUST

Président, est-ce que les questions sur la vie privée des citoyens sont de mise dans cette assemblée ?

OLYMPE

Est-ce une coïncidence Saint-Just, si les chefs Montagnards, toi Robespierre, Couthon, vivez sans femme dans votre vie ?

SAINT-JUST

Président, encore une fois, sommes-nous ici pour débattre de l’intérêt public ou des intérêts privés de l’alcôve ? Y a-t-il lieu de perdre notre temps avec une femme partisane de la monarchie, forcément incapable de concevoir qu’un patriote puisse mettre tout son amour au service de la Révolution ?

PRESIDENT

Olympe, as-tu quelque chose à ajouter ?

OLYMPE

Oui, pourquoi m’appelles-tu par mon prénom ?

PRESIDENT

Olympe de Gouges veux-tu répondre à Saint-Just ?

OLYMPE

Le mépris de Saint-Just pour ce qu’il nomme « l’alcôve » n’est pas comme il le prétend, que le mépris des passions privées : c’est un mépris pour ce lieu symbolique d’où s’engendre un enfant, d’où une mère pourra dire à un père : « cet enfant vous appartient ». Citoyens, le fait qu’un père puisse être authentifié par la mère _ et par la mère seulement_ m’apparaît si fondamental que j’en ai fait un article de ma constitution des droits de la femme : «  La libre communication des pensées est un des droits les plus précieux de la femme puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute citoyenne peut dire librement :« je suis mère d'un enfant qui vous appartient » ».

SAINT- JUST

Les enfants appartiennent à la patrie !

OLYMPE

Qui ici oserait nier que la société repose sur la parole de la femme, puisque c’est la mère qui peut nommer le père ? Je vous pose cette question : est-ce à cause de ce pouvoir immense de la femme, que vous avez tellement peur d’elle ? Que depuis des siècles vous l’asservissez ? Et qu’aujourd’hui vous lui contestez l’existence de droits la faisant votre égale ?

ROBESPIERRE

J’entends dans ton discours, Citoyenne, quelque chose d’équivoque : la mère dis-tu, dispose ou non de la possibilité de dire qui est le père. Tu avoues donc implicitement que selon toi, une mère de famille ne donne pas obligatoirement à la patrie un enfant dont le père est son époux ! Que la mère peut potentiellement mentir, qu’elle est potentiellement suspecte, bravo pour ta franchise !

OLYMPE

Une fois de plus tu avoues que pour toi, chacun est un suspect en puissance ! Tu ne devrais donc pas être étonné que je te dise ceci : « Face à face, je te déclare Robespierre que pour moi tu es suspect, suspect d’aspirer à la tyrannie, suspect de vouloir faire exécuter tous ceux qui ne pensent pas d’une manière uniforme, conforme. » Puisque tu crois à l’Etre suprême, je te lance le défi de te battre en duel avec moi sous son regard : tu vois, j’en appelle comme toi au jugement de Dieu.

ROBESPIERRE

As-tu inscrit dans ta déclaration des Droits de la femme, le droit de se battre contre les hommes ?

METTEUR EN SCENE

Tamara, comment as-tu ressenti la scène ?

TAMARA

J’ai senti qu’il me prenait pour une conne.

AUTEUR

C’était parfait, c’est comme ça que ça a dû se passer.

METTEUR EN SCENE

Est-ce que les écrits d’Olympe ont laissé une trace ?

AUTEUR

Pas que je sache, bien que Ségolène l’ait évoquée pendant sa campagne.

TAMARA

Il a fallu attendre le XXème siècle pour que des femmes – Beauvoir, Simone Veil, Dolto – écrivent et agissent pour la cause des droits de la femme ?

AUTEUR

Vous oubliez que certaines femmes ont changé le cours de l’histoire ni par des livres, ni par des propositions de lois, mais par un mot, par un seul mot.

TAMARA

Quel mot ?

AUTEUR

Je pense à Rosa Parks : un jour, elle a dit un mot : NON qui a bouleversé la Constitution raciste des Etats-Unis.

SEQUENCE 7

ROSA PARKS – MARTIN LUTHER KING – PASSAGERE – CONDUCTEUR DE BUS - SEQUENPOLICIER

Une femme noire –Rosa Parks- est assise dans un bus. Arrive une passagère blanche, elle s’arrête devant Rosa Parks, lui fait un signe.

PASSAGERE

S’il vous plait !

ROSA

Elle ne répond pas.

PASSAGERE

Répétant d’un ton plus autoritaire.

S’il vous plait !

ROSA

Elle ne répond pas.

PASSAGERE

(Appelant le conducteur du bus)

Monsieur le conducteur, il y a un problème.

Le conducteur arrive.

CONDUCTEUR

Quel problème ?

PASSAGERE

Voyez !

CONDUCTEUR

Vous avez entendu ce qu’on vous a dit ?

ROSA

Oui.

CONDUCTEUR

Alors ?

ROSA

Silence.

CONDUCTEUR

Levez-vous !

ROSA

Non.

CONDUCTEUR

Vous ne vous levez pas ?

ROSA

Non.

CONDUCTEUR

Vous connaissez le règlement ?

ROSA

Oui.

CONDUCTEUR

Le règlement dit que vous devez laisser votre place à Madame.

ROSA

Je sais.

CONDUCTEUR

Alors ?

ROSA

Elle ne répond pas.

CONDUCTEUR

Vous ne vous levez pas ?

ROSA

Je ne me lève pas.

PASSAGERE

Au conducteur – Il faut peut-être appeler la police ?

CONDUCTEUR

Evidemment qu’il faut appeler la police.

Il s’éloigne.

PASSAGERE

Vous allez être arrêtée.

ROSA

Oui.

PASSAGERE

Vous préférez être arrêtée ?

ROSA

Je préfère rester assise.

PASSAGERE

En restant assise vous allez vous retrouver à l’ombre.

ROSA

En restant assise, je suis debout.

Deux policiers arrivent et de force, font sortir Rosa du bus.

POLICIER

Qui est cet homme sur l’estrade, qu’est-ce qu’il raconte ?

On voit effectivement un homme sur une estrade en train de parler devant une foule.

ROSA

Il parle à nos frères noirs.

C’est Martin Luther King.

MARTIN LUTHER KING

Aujourd’hui 1er décembre 1955, Rosa Parks vient d’être arrêtée, jugée et inculpée de désordre public et de violation des lois locales parce qu’elle a refusé de laisser sa place à un Blanc dans un bus.

Frères, je vous demande de ne pas répondre à la violence des Blancs par la même violence. Mais je vous demande ceci : à partir de demain nous entrons en désobéissance civile. Nous boycottons la Compagnie des bus de Montgomery. Aucun des Noirs d’ici ne montera dans un bus de cette ville jusqu’au jour où la Cour suprême des Etats-Unis décidera que la ségrégation dans les bus est anticonstitutionnelle.

POLICIER

Ce type est complètement cinglé, c’est qui ?

ROSA

C’est mon avocat, il s’appelle Martin Luther King.

Récitant

Pendant 381 jours, le boycott se prolongea et les Noirs de la ville ne se déplacèrent plus qu’à pied, en particulier pour aller à leur travail. Des dizaines de bus municipaux restèrent au dépôt pendant tout ce temps. Ils n’en ressortirent que le 20 novembre 1956. La veille, la Cour suprême des Etats-Unis avait statué que la ségrégation dans les bus était anticonstitutionnelle.

Dix ans après, à la suite de nombreux actes violents du Ku Klux Klan, les lois ségrégationnistes furent abrogées par le Civil Right Act : toute forme de ségrégation dans les lieux publics était désormais interdite.

SEQUENCE 8

FREUD - AUTEUR – METTEUR EN SCENE - ACTEUR

METTEUR EN SCENE

Garderons-nous Rosa pour un spectacle (?) sur les philosophes des droits de l’homme ?

ACTRICE

Parce que les philosophes sont toujours des hommes ? Et que les femmes posent des actes ?

AUTEUR

Un acte qui a changé la Constitution des Etats-Unis.

METTEUR EN SCENE

De quoi cet acte est-il fait, pourquoi a-t-il été aussi efficace ?

AUTEUR

A-t-il fait appel au devoir d’une société ou aux droits des sujets ?

METTEUR EN SCENE

Si Freud était là j’aurais aimé lui demander à quoi l’inconscient est le plus sensible : au droit de l’homme ou à la loi ?

ACTEUR

Je suis là.

METTEUR EN SCENE

Quelle chance docteur Freud de vous avoir avec nous ! Vous, l’athée radical, vous savez que vous avez étonné votre monde en revenant, à la fin de votre vie, à la loi de Moïse ?

FREUD

Je ne l’ai pas fait de gaîté de cœur.

METTEUR EN SCENE

Alors pourquoi ?

FREUD

Quand la barbarie nazi s’est emparée des Allemands j’ai compris que les droits de l’homme n’étaient plus un rempart contre les assassins, et que seule la loi pouvait l’être.

AUTEUR

C’est vrai, et pourtant docteur Freud, quand Robert Badinter a plaidé pour l’abolition de la peine de mort, il ne l’a pas fait au nom de la loi du Décalogue mais des droits de l’homme.

Alors ?

FREUD

Alors quoi ?

METTEUR EN SCENE

Alors comment vous situez-vous entre la loi et les droits de l’homme ?

FREUD

Voulez-vous que je vous dise pourquoi il est impossible de choisir ?

METTEUR EN SCENE

S’il vous plait.

FREUD

C’est impossible parce que l’homme, s’il devient homme, est exposé à un choix impossible : il a le droit absolu d’exister sans avoir à justifier le fait d’exister et, en même temps, il a le devoir d’exister en justifiant qu’il vit selon la justice.

METTEUR EN SCENE

Il n’y a jamais de rencontre entre les deux ?

FREUD

Si, il y en a une.

METTEUR EN SCENE

Cher docteur ne nous mettez pas sur le grill plus longtemps.

FREUD

Avez-vous déjà réalisé que l’homme sait faire une chose que personne ne lui a jamais apprise ? Une chose qui contrevient à la loi et qui lui rend hommage en même temps.

METTEUR EN SCENE

Quelle chose ?

FREUD

Le rire. Vous savez rire n’est-ce pas ?

METTEUR EN SCENE

Oui.

FREUD

Comment avez-vous appris à le faire ?

METTEUR EN SCENE

Je ne sais pas.

FREUD

Cependant vous savez rire sans l’avoir appris ? Sans maître d’école ?

METTEUR EN SCENE

Oui.

FREUD

Erreur ! Vous avez eu un maître et vous l’avez oublié, c’était un dieu.

METTEUR EN SCENE

Un dieu ? C’est vous monsieur l’athée qui dites cela ?

FREUD

Le dieu logos, mon seul dieu. En vous donnant la parole, il vous a appris qu’elle aime et la justice et la justesse, et l’amour de la loi et l’amour de ce droit à la liberté que vous goûtez chaque fois qu’un mot d’esprit, qu’un mot juste, parvient en vous faisant rire, à abolir toute loi.

FIN