La psychanalyse, le politique et le désir

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LA PSYCHANALYSE, LE POLITIQUE ET LE DESIR X1

Alain Didier-Weill

Les questions abordées dans cet article seront reprises par l'auteur dans son séminaires les premiers lundi de chaques moi au Théâtre Mouffetard (7 rue moufetard 75005) à partir du lundi 3 octobre.

I – La psychanalyse et les Lumières

La levée de la censure et le paradoxe des Lumières

Freud, tout en s'avérant méfiant envers le sens unifiant, homogénéisant, que la psychanalyse tend à donner du réel, confessait toutefois une admiration absolue envers les philosophes des Lumières. Tempérant une telle admiration par sa réserve envers la science, Lacan situe lui aussi, sans hésitation, la psychanalyse au sein de ce grand mouvement issu de la Renaissance européenne.

Lorsqu'il évoque « les » hommes des lumières Freud nous étonne car il ne se réfère jamais à l'un d'entre eux en particulier. Nous pouvons le regretter car, pour mieux comprendre la structure de son propre athéisme il aurait été intéressant de savoir comment il se situait par rapport à l'athéisme de d'Holbach, à l'agnosticisme de Diderot au théisme de Voltaire.

Je suppose que s'il fut ainsi conduit à évoquer « les hommes » des lumières en général c'est qu'ils symbolisaient pour lui l'acte de rébellion contre la censure qu'il eut lui-même à soutenir contre le milieu viennois.

Dans cette adhésion à l'esprit des lumières Freud, en choisissant de ne pas prendre en compte le conflit qui, à travers Rousseau, déchira les Encyclopédistes, laisse dans l'ombre une ambiguïté : le fait de dire courageusement « non » au « non » de la censure est-il l'équivalent de dire « oui » au réel ?

En 1925, il répondit à cette question par cet éblouissant petit texte, la Verneinung : il ne suffit pas de dire « non » au « non » proféré par le moi – allié de la censure – pour obtenir le « oui » radical – Bejahung - pouvant permettre à un sujet d'affirmer son rapport au vrai.

À cet égard, l'éthique de Freud implique une rébellion ayant à franchir deux types de censures : franchissement de la censure sociale, requérant une certaine forme de bravoure, et franchissement, requérant un tout autre type de bravoure, consistant à être capable de dire « oui » – Bejahung  – au réel inconscient.

Pour Freud, ce « oui » est plus qu'un droit c'est un devoir ainsi énoncé : wo es war soll ich werden. Par ce soll  – devoir de devenir – il signale implicitement la question muette posée par la Déclaration des droits de l'homme : pourquoi cette extraordinaire déclaration – fille des Lumières – estima devoir suspendre la question des « devoirs » ?

*

Une anecdote relatée par Michelet dans son Histoire de la Révolution française nous donne l'occasion de différencier le désir de l'analyste du désir révolutionnaire : Michelet rapporte que le lendemain de la grande émeute du peuple parisien à la suite de laquelle le seixième censeur décida de s'enfuir, le peuple parisien ne connut pas une d'enthousiasme mais de stupeur hébétée : comme si la vacance de celui qui incarnait la censure privait soudain le peuple de son pouvoir de désirer.

Le désir de l'analyste n'est pas celui de la foule révolutionnaire: il est moins désir de lutter contre la censure sociale que désir qui a à se trouver quand, la censure sidérée, ne donne plus le point d'appui d'un adversaire : comment dire « oui » à un désir qui ne requière plus le support de l'éternel persécuteur contre lequel lutter ?

Il n'en demeure pas moins que la psychanalyse a une dette envers la nouvelle subjectivité qui naît en 1789 amenant cet « homme nouveau » en rupture avec ce qui était ancien (l'Ancien Régime).

Le rapport paradoxal de la psychanalyse aux droits de l'homme tient au fait que si elle ne pouvait apparaître que dans le contexte des Lumières et, inversement, disparaître quand ceux-ci sont politiquement abolis, ne signifie pas pour autant que son éthique soit l'équivalent de celle des droits de l'homme. Il appartient à Lacan d'avoir montré que ces droits ne promeuvent pas la possibilité d'émergence de ce sujet de l'inconscient que la psychanalyse a à prendre en charge. C'est la raison pour laquelle dans son séminaire sur l'éthique2 Lacan réintroduit, par l'intermédiaire de son commentaire des Dix Commandements, la question des devoirs si étrangère à l'esprit des Lumières. Le tour de force de ce séminaire est de parvenir à articuler à travers les traditions biblique et grecque, les deux faces de la loi qui ont à être assumées par l'analysant : loi écrite de Moïse et loi non écrite d'Antigone.

En permettant d'articuler l'antinomie impensée par les droits de l'homme, entre la question du devoir imposée par la loi de Moïse et celle du droit à la révolte permise par Antigone, Lacan permettait de penser en quoi la psychanalyse attestait et contestait tout à la fois les droits de l'homme issus des Lumières. Parmi les questions qui, dès lors, se posent à nous, celle-ci s'impose prioritairement : la façon dont, aujourd'hui, la transmission du savoir psychanalytique est devenue planétaire, par l'intermédiaire des médias – télévision, journaux féminins –, correspond-elle à l'esprit des Lumières ?

Au cas où, comme certains le soutiennent, les Lumières ont pour visée la dissipation de tout ce qui est rendu mystérieux par la censure, de tout ce qui s'oppose au bonheur épanouissant de l'homme, alors oui nous avons à considérer que cette médiatisation de la psychanalyse serait une victoire absolue des Lumières : demeure-t-il, en effet, quelque chose du mystère de la sexualité après que le savoir planétaire qui court dans les rues et les chaumières eut expliqué en détail, ce qu'était le tabou sexuel et de quoi était faite la censure sociale puritaine ?

Apparemment non : il pourrait sembler qu'il ne demeure plus de mystère et que ce type de savoir médiatique se référant à la clarté des Lumières a dissipé toute ombre.

C'est en ce point qu'une nouvelle question surgit : cette lumière ne cache-t-elle pas quelque chose ? N'est–elle pas comparable à la lumière de la fée électricité qui, en rebondissant vers le ciel, a occulté depuis quelques années la vision du ciel étoilé ? La récente déclaration de l'Unesco faisant valoir que « le droit au ciel étoilé » était désormais considéré comme patrimoine de l'humanité, est à cet égard significative. Il nous rappelle, entre autres, qu'il y a deux Lumières : il existe une lumière seconde qui ne rend pas aveugle comme le fait l'électricité : j'évoque à cet égard la lumière fréquentée par cette déesse Raison chérie de Freud, Athéna, dont la chouette s'envolant au crépuscule signalait qu'il fallait un déclin de la luminosité pour que la raison puisse voir clair.

Ces deux types de Lumières sont éloquents pour un psychanalyste car ils incarnent deux types de savoir doués d'une efficacité spécifiques et antinomiques. Le savoir de la lumière électrique comparable au savoir du maître, qui selon les circonstances pourrait être nommé « roi Soleil ou Big Brother », se spécifie d'être parfaitement efficace sur l'ombre qu'il dissipe en établissant le règne d'une clarté au regard de laquelle aucun repli, aucun interstice ne sauraient être épargnés. Ce type de savoir trouve aujourd'hui son achèvement triomphal dans le regard que la science moderne est capable de porter sur l'intériorité des plus secrètes cavités du corps humain. De quelle façon le sujet de l'inconscient peut-il assumer le savoir absolu de l'œil endoscopique qui est introduit dans les cavités viscérales pour les filmer ? Peut-il inconsciemment consentir au fait que ce qu'il y a en lui de plus incognito soit endeuillé de cette part mystérieuse qu'est le réel ?

Est-ce à dire que le savoir scientifique ne connaît pas de limite ? Non, sa limite tient à sa structure même de savoir approprié. L'appropriation d'un tel savoir répond en effet à la possibilité acquise par le maître d'être propriétaire de ce qu'il sait : si dans le champ de sa propriété le savoir-maître peut jouir sans limite de son efficacité, il rencontre, en revanche, une limite radicale dès lors que sortant de son champ, il rencontre un réel inappropriable, celui auquel a à faire la psychanalyse.

L'appropriation, en mettant en jeu le moi, tend à délimiter, de façon dualiste, ce qui est à moi et ce qui est à toi de sorte que la lumière d'un Roi Soleil peut régner sans partage jusqu'aux frontières de sa propriété. En opposant à cette lumière solaire la lumière crépusculaire de la déesse Athéna, je mets en avant l'existence d'une lumière qui ne chasse pas l'ombre mais qui, au contraire, peut se laisser nourrir par elle ; en outre passant le régime du discontinu, la chouette d'Athéna s'envole vers un lieu où règne la continuité jour/nuit. Dans une telle continuité il n'y a plus de place pour l'appropriation : du fait de la pénétrance de la nuit dans le jour, le savoir cesse d'être propriétaire de la discontinuité clarté/obscurité ; impossible de s'approprier par la pensée le réel du continu : là où règne le continu baroque, cesse de régner le savoir de la raison classique qui requiert la limite, le contour, pour que le rayonnement de la lumière soit endigué.

La lumière d'Athéna nous intéresse car elle nous introduit à un type de savoir paradoxal qui est apte à penser la dimension de l'inappropriable pour autant qu'il est savoir échappant à toute propriété. Donnons un nom à ce type de savoir : c'est le savoir inconscient. Il intervient au point où le savoir du maître s'interrompt. Il nous expose au rapport contradictoire des deux voies par lesquelles peut se transmettre la psychanalyse et nous confronte à la façon dont Lacan a frayé dans chacune de ces voies.

Lorsqu'il s'engage dans la voie des mathèmes, on peut dire que Lacan répond à l'exigence scientifique des Lumières qui appelle à une transmission transparente, dénuée de reste.

À l'inverse, lorsqu'il met « la passe » au principe de la transmission du discours analytique, il rompt avec l'exigence de transparence des Lumières en posant qu'il existe un « reste » qui, en contestant la possibilité de dire toute « la » vérité atteste la possibilité d'accès à une vérité pouvant seulement être « mi-dite ». Ce reste inappropriable au savoir est la condition même d'apparition d'un sujet porté à affirmer (Bejahung) son existence, au point même où la révélation d'un trou dans le langage (trou-matisme) lui apprend qu'il n'y a pas à espérer les Lumières de l'Autre s'il est barré.

Lorsque Lacan parlait dans son séminaire, nous entendions en même temps Lacan le maître et Lacan l'analysant : l'homme qui prolongeait « les Lumières » en transmettant des mathèmes universalisables faisait, dans le même temps, entendre au sein d'une contradiction inouïe, son propre rapport au non-savoir. Divisé par ce rapport contradictoire au savoir (ouvert et barré aux Lumières), Lacan proférait un mi-dire accentuant, séminaire après séminaire, la possible virulence du réel inconscient. Nous aurons ultérieurement à nous demander, au sujet de la question du politique, si la Terreur apparue en 1793 n'était pas une manifestation de la vengeance du réel forclos par le discours de la raison, dès lors qu'elle est mise en poste de commandement absolu.

Il est certes indéniable que le message freudien introduit un fléchissement de toutes les formes de censure et que s'en déduit un changement des mœurs considérable mais une question apparaît : ce fléchissement de la censure sociale implique-t-il un fléchissement du refoulement et de cette censure intérieure que Freud nommait surmoi ? La passion des Lumières entraîne-t-elle, comme certains peuvent le supposer, un progrès dans la réalisation du désir humain auquel est attaché la psychanalyse ?

Cette vision progressiste à laquelle s'oppose le pessimisme de Freud redonne une étrange actualité au conflit qui déchira en son temps le milieu des Encyclopédistes : comment se faisait-il que Jean-Jacques Rousseau – celui d'entre eux qui produisit le texte le plus virulent écrit contre le christianisme – Émile – ait pu, un jour, dans son Discours sur les sciences et les arts se retourner contre l'esprit des Lumières sous prétexte que lui apparut, soudain, que les progrès de la raison et de la science risquaient de devenir plus propices à la corruption de l'homme qu'à son épanouissement ?

Paradoxe laissé par Rousseau : au nom de la raison, il écrit un brandon révolutionnaire – Émile – qui en mettant en question le péché originel conteste la causalité chrétienne du mal pour ouvrir la perspective révolutionnaire d'un mal qui n'est plus métaphysique puisque causé par la société et son pouvoir corrupteur.

Mais d'un autre côté, il se méfie du pouvoir de la raison comme si quarante ans avant la Révolution, il avait pressenti que celle-ci, portée au pouvoir, pouvait enfanter la Terreur. D'un côté, il combat, au nom de la Raison, contre cette censure fondamentale qu'implique la notion de péché originel, et de l'autre, il limite la raison par cette intuition : la parole avant d'être raisonnante est vouée à résonner dans sa vocation à chanter. Que pouvait devenir la raison si elle cessait de résonner ?

L'argument par lequel Robespierre prit publiquement parti pour Rousseau contre Voltaire mérite d'être rappelé : certes, faisait remarquer l'Incorruptible, Voltaire avait été de tous les combats contre la censure, mais cela ne l'avait nullement empêché d'être l'ami des censeurs, des puissants avec lesquels il s'honorait de débattre dans le salon de Madame du Deffand. Pourquoi, demandait Robespierre, les puissants ne touchèrent-il jamais à cet homme d'esprit qu'était Voltaire, alors qu'ils poursuivirent Rousseau de leurs persécutions ?

Parce que si les censeurs peuvent fort bien s'accommoder du fait qu'on les critique avec esprit, ils ne peuvent en revanche pas s'accommoder de la mise en cause du système qui les justifie comme tels. Par exemple, sans péché originel, le statut du prêtre devient chancelant. Nous apprenons par sa correspondance que Madame du Deffand, qui riait tant des critiques de Voltaire contre les curés, fut saisie d'horreur en rencontrant Jean-Jacques Rousseau : il n'était pas contre les curés mais pour un nouveau contrat social. Elle avait parfaitement compris qu'être contre était beaucoup moins subversif qu'être pour.

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Aujourd'hui où la politique rattrape la psychanalyse, les psychanalystes sont face à deux types de réponses possibles : répondre pied à pied, face à face, à ceux des politiques auxquels le pouvoir confie une possibilité de nuisance envers la psychanalyse ? où répondre autrement qu'en s'adressant directement aux politiques ?

Ce « répondre autrement »  implique de croire à l'efficacité de la transmission de signifiants qui peuvent être aussi impérissables, aussi irrésistibles, que le sont les mots d'esprit dont le pouvoir spécifique, propre à l'efficacité du langage, est de se transmettre par eux-mêmes, sans le concours de militants.

Dans l'idéal, les deux types de réponse pourraient se donner la main, mais dans les faits, ce n'est pas le cas : je suppose, à cet égard, que si Lacan fut Lacan c'est en parti parce qu'il eut le génie de soutenir une division subjective le mettant en position de pouvoir tenir noués d'une seule voix, les deux types de discours qui aujourd'hui courent séparément.

Cette séparation est-elle dommageable pour la psychanalyse ? Superficiellement oui, mais, plus profondément je dirais que non. En disant cela, j'apparente le destin de la psychanalyse à celui du discours tragique. L'un et l'autre discours ont en commun d'être extraordinairement fragiles et, en même temps, increvables. Si nous pensons à l'aventure historique du discours tragique, nous ne pouvons pas ne pas être frappés de constater qu'il naît de façon datable, à Athènes, qu'il s'y développe pendant un siècle avec Eschyle, Sophocle, Euripide, qu'il disparaît alors sous les coups de boutoirs du discours maître de la philosophie et qu'il réapparaît, des siècles plus tard, quand la crise ouverte par les guerres de Religion dispose les consciences à accueillir, à nouveau, l'expérience tragique de la vie.

La virulence du discours tragique, tout comme celle du discours analytique, tient à ce que le réel qui la soutient, s'il peut être malmené par l'homme, le dépasse cependant suffisamment pour échapper à son contrôle et s'imposer à lui malgré lui : un peu de la même façon que la parole, tout en tendant à censurer le chant, peut un jour être subvertie par lui, ou que la prose, tout en censurant la poésie, finit par être subvertie par elle.

Le fait de penser que l'acte de soutenir le discours analytique lui permet d'insister par lui-même en portant à l'existence un réel inappropriable à la censure, ne discrédite pas la démarche de certains psychanalystes plus passionnés par le fait de s'opposer en « mousquetaires » contre la censure ministérielle que passionnés par la transmission de l'esprit de la psychanalyse. Leur volonté tenace d‘inviter les politiques à débattre, à leur demander audience pour les éclairer est louable car l'expérience montre que ceux des politiques qui sont assez avisés pour entendre un censeur qui les censure, se révèlent parfaitement capables d'évoluer, tel le ministre Douste-Blazy, par exemple, après son dialogue avec Jacques-Alain Miller. À cet égard lorsque celui-ci situe sa démarche censée interpeller « l'opinion éclairée », sous la bannière des « Lumières », ce n'est pas faux à condition de préciser qu'il ne s'agit pas « des » Lumières dans leur visée subversive mais des « Lumières » mises au service d'une vision réformatrice par le talent d'un Voltaire sarcastique et ironique.

J'ai, à cet égard, beaucoup ri en lisant le compte rendu du face-à-face opposant J.-A. Miller et A. Coulomb (directeur de l'ANAES)3, car j'ai reconnu chez celui qui se définit comme un « mousquetaire » cette verve insolente où s'avoue la délectation voltairienne à dénoncer « l'infâme » et les faux-semblants. Cette évocation de la figure de Voltaire n'est évidemment pas sans nous rappeler que derrière son ironie siégeait l'inquisiteur traitant de fou furieux celui qui (J.-J. Rousseau), à travers sa vision d'un nouveau contrat social, visait autre chose qu'une accommodation avec les puissants.

Parmi les paradoxes laissés par Voltaire, il y a la question de son conformisme le disposant au plus traditionnel anti-judaïsme : lui, le défenseur des causes injustes dévoilait en fait à quel point son anticonformiste demeurait respectueux des formes établies. Peut-être l'audace avec laquelle, à cette époque, Rousseau défendit les juifs, faisait partie des raisons qui poussèrent Voltaire à traiter son ancien ami de « fou furieux ».

Encore une fois nous sommes conduits à soutenir que si la psychanalyse est situable dans le mouvement des Lumières il ne saurait s'agir du type de lumière qui guidait le raisonnement d'un Voltaire : l'anti-judaïsme était, pour lui, justifié par le fait que la superstition juive rendait impossible la transmission de la clarté de la raison.

Il y a dans cette position subjective la référence à un type de lumière qui dispose du pouvoir de rendre transparent tout ce qui relève de l'obscur.

Le fait qu'un tel type de transparence puisse aujourd'hui être « répercuté vaille que vaille par les médias »4 peut conduire un psychanalyste à considérer que « la société identifiable à un patient en analyse, pourrait en bénéficiant du savoir médiatisé sur le refoulé, guérir de ses symptômes… quand cette société dans son ensemble aura connaissance du grand secret5 quand elle saura interpréter les symptômes, ceux-ci n'auront plus lieu d'apparaître »6.

Qu'est-ce que méconnaît cette vision idyllique ? Bien évidemment les effets subjectifs d'une transmission du savoir quand il est dénué de sa dette envers le non-savoir.

Ces effets, que nous identifierons comme apparition de nouveaux symptômes, ont parfaitement été reconnus par Lacan lorsqu'il introduisait ainsi la question du nouveau malaise de la civilisation imputable « aux transformations de la science…  je fais là allusion à l'existence de ce qu'on appelle les mass médias, à savoir ces regards errants et ces voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés à être de plus en plus entourés sans qu'il n'y ait rien pour les supporter 6 ».

Qu'il n'y ait « rien » pour supporter « ces regards errants et ces voix folâtres » renvoie à la conception par laquelle Lacan reconnaît au savoir scientifique le pouvoir néfaste de forclore ce « rien » qu'est le sujet de l'énonciation.

La question est dès lors celle-ci : quel est l'effet sur l'inconscient d'un savoir qui en transmettant une vérité sans adresse, va forclore le sujet auquel il ne s'adresse pas ?

En ce point où, confronté à travers la souffrance singulière d'un symptôme à la souffrance sociale, un psychanalyste peut être conduit à reconnaître l'émergence de nouveaux symptômes.

La question des nouveaux symptômes

Ce qu'on nomme aujourd'hui, un peu pompeusement, la « dépression » de l'homme moderne, renvoie au sentiment d'errance à laquelle semble être voué cet homme depuis que son rapport au monde est médiatisé par un objet devenu industriel. Cet objet qui, dans les supermarchés, s'expose comme démultiplié à l'infini, à deux significations croisées : par sa re-duplication il perd cette singularité par laquelle l'objet artisanal pouvait solliciter un sujet comme tel et acquiert, inversement, le pouvoir d'adresser, par son emballage marketing, à ce qui dans l'homme est impersonnel, ce commandement de jouissance : « Tu peux jouir de moi : j'attends que tu t'appropries mon être ».

Ce mouvement vers l'appropriation, exalté par la déclaration des droits de l'homme à jouir de la liberté et de la propriété, introduisait avec la Révolution cette idée inouïe que fit particulièrement résonner un Saint-Just : le droit au bonheur.

Tout en saluant, en tant que citoyen, l'émergence historique de ce droit nouveau, un psychanalyste sera porté à poser cette question : qu'en est-il, pour la subjectivité d'être désormais en rapport avec un objet qui, en tant que potentiellement appropriable, perd progressivement ses droits à être inappropriable ?

Par objet inappropriable, j'évoque cette fonction de l'objet qui pour assurer la cause du désir implique qu'il occupe une place vers laquelle l'homme puisse tendre.

Cette possibilité n'est plus de mise, car aujourd'hui, ce n'est plus l'homme qui, avec plus ou moins d'adresse, s'adresse à l'objet : c'est cet objet qui médiatiquement s'adresse à l'homme en lui disant : « Tu n'as plus à me désirer, mais à jouir de moi. »

Les effets de ce commandement de jouissance s'opposent trait pour trait au commandement freudien d'advenir à la parole (là où c'était, deviens parlant !) car le commandement de jouissance est avant tout commandement de silence : dès que tu t'exposes à jouir il n'y a plus rien à ouïr.

Ce commandement s'oppose radicalement à une autre modalité de jouissance – celle du mot d'esprit – qui contrevient à la jouissance silencieuse de l'objet fétiche : ainsi que Freud l'a lumineusement mis en évidence dans son livre sur le mot d'esprit, l'éclair heraclitéen à travers lequel l'homme peut s'ouvrir à la joie du rire est instant dans lequel le sujet s'avère soudainement apte à entendre l'appel inouï de cet Autre que Freud nomme la Dritt Person, l'altérité absolue de la signifiance. Ces deux types de jouissance – celle de l'objet fétiche et celle qui expose à la rencontre de cet inappropriable qu'est la Dritt Person – coexistent depuis que le monde est monde. La question nouvelle posée par notre modernité est liée à l'ascendant progressif de la jouissance fétichiste rendu possible par l'offre scientifique et industrielle.

À cet égard, Marx n'avait pas prévu l'essor irrésistible de ce pouvoir de l'objet fétiche si joliment mis en scène par Zola dans Au Bonheur des dames avec l'apparition des premiers grands magasins. Il n'avait pas prévu non plus la façon dont Ford allait élaborer une nouvelle théorie du prolétariat qui ferait de ses propres ouvriers des consommateurs pour lesquels une marchandise spécifique allait être mise en circulation (la Ford T. 1908)7.

Il serait passionnant, fait remarquer Bernard Stiegler, de savoir ce que Freud connaissait de l'action aux États-Unis de son neveu E. Bernays, qui pendant la crise de 1929, s'appuyant sur les écrits de son célèbre oncle, inventa la technique du marketing en la mettant au service de Philip Morris.

Nous avons lieu de penser qu'il y a entre la jouissance fétichiste et la jouissance de la signifiance un choc comparable à celui du pot de fer et du pot de terre : la fragilité de la jouissance Autre tient à ce que son feu inconstant doive être incessamment rallumé par la trouvaille d'un nouveau combustible signifiant, tandis que l'objet fantasmatique détient en soi la clé de sa constance.

Est-il pensable que l'érosion de l'efficacité symbolique soit historiquement situable avec l'essor donné au capitalisme par la déclaration des droits de l'homme à la propriété ? L'accent mis sur ce droit de l'homme ne privilégie-t-il pas la disparition du droit du réel à être inappropriable ?

Et n'avons-nous pas à considérer que l'érosion de la jouissance signifiante est ce qui prépare le lit à ce commandement de jouissance surmoïque qui, de toutes parts, par ses clips publicitaires, nous ordonne de jouir.

Est-il, à cet égard, possible de supposer que les techniques modernes de publicité n'auraient peut-être eu aucun écho il y a quelques siècles ? Je veux dire par là qu'il fallait peut-être l'expérience contemporaine d'Hilflosigkeit pour qu'apparaisse un terrain fertilisable par la propagande publicitaire : l'objet fétiche offre une solution possible à cette expérience de détresse au sujet de laquelle Lacan remarque avec génie qu'elle est en fait dénuée d'angoisse : elle est expérience de ce los par lequel l'homme moderne existentiellement « jeté », « détaché », « délié » connaît une détresse qui est bien au-delà de l'angoisse.

Alors que l'angoisse, liée à un trop plein d'objet, ne saurait être apaisée par la proposition de l'objet fétiche, la détresse, elle, sans autre ambition que d'être arrachée à elle-même, cherche à s'abreuver de n'importe quel objet.

Paradoxe de la détresse : d'un côté elle est causée par la défaillance de l'appel propre à la Dritt Person, de l'autre elle parvient à s'oublier par la mise en jeu du commandement surmoïque à jouir.

L'efficacité de ce commandement est d'autant plus grand que le moi, si pointilleux de son libre arbitre, est parfaitement inconscient d'obéir. Il y a un rapport étrange existant entre le mécanisme d'action des mots d'ordre auquel l'analysant découvre qu'il a pu, à son insu, obéir sa vie durant, et les mécanismes d'action des mots d'ordre publicitaires.

Il arrive, à cet égard, de façon cocasse, que des professionnels de la publicité puissent être stupéfaits de découvrir que leurs « cibles », en adhérant littéralement à la lettre de leur message publicitaire, soient conduites à développer des réponses pouvant se retourner contre la consommation du produit lui-même. Le fait que l'induction d'une obéissance absolue à un slogan, puisse être dangereux pour le produit, a par exemple été mis en évidence par la célèbre publicité : « On a tous besoin d'une boîte de petits pois chez soi ».

Un mois après l'affichage de ce slogan, le succès de cette campagne paraissait être extraordinairement prometteur, car toutes les boîtes de petits pois disponibles avaient été achetées. Le casse-tête que rencontrèrent les publicitaires se posa lorsqu'on découvrit que cette vente massive de petits pois se trouvait être sans aucun lendemain : les consommateurs, en effet, après s'être massivement approvisionnés ne se réapprovisionnaient pas. Comment cela était-il possible ?

La réponse à la question était d'une simplicité inquiétante : les acheteurs n'avaient pas mangé les petits pois car ils avaient obéi à l'injonction dans sa littéralité : elle ne disait pas, en effet, de se régaler avec de délicieux petits pois désirables, mais seulement d' « avoir chez soi » des petits pois dont on pouvait avoir besoin.

Nous avons, dans cet exemple d'obéissance absolue à la lettre, la manifestation extrême d'un type de jouissance radicalement antinomique à la jouissance du mot d'esprit : à l'homme livré à la jouissance muette d'obéissance au surmoi s'oppose le rire de l'homme qui salue le passage de la Dritt Person en lui signifiant : « À bon entendeur salut ! »

Notre thèse est de considérer qu'un certain nombre de symptômes contemporains sont un effet de la forclusion de cette Dritt Person par l'efficacité propre aux mass media.

Redisons à cet égard en quoi le travail de la psychanalyse outrepasse le fait de lutter contre la censure sociale : le fait que dire « non » au « non » n'est pas l'équivalent au fait d'acquiescer signifie que ce dont il s'agit dans la psychanalyse c'est de susciter chez le sujet la capacité à répondre – lorsqu'il rencontre le vide laissé par la sidération de la censure – par la trouvaille de ce signifiant passeur de l'esprit que Lacan écrivait S(A).

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Le fil qui serpente entre la diversité des nouveaux symptômes – impuissance, frigidité, autisme, anorexie, dépression – traduit un nouveau type d'insensibilité au monde. À l'insensibilité sensorielle qui répond à l'hyperesthésie (musicale, visuelle) à travers laquelle s'offrent les nouveaux objets industriels, s'articule l'insensibilité induite par la parole devenant insignifiante. Qu'une telle articulation puisse exister signifie qu'il faut penser une racine commune à une insensibilité esthétique et éthique propre à notre siècle.

Que devant la profusion des boîtes alimentaires qui s'alignent indéfiniment dans les supermarchés, le sujet puisse ne plus être tenté par le goût de l'aliment mais sollicité par un nouveau dégoût, nous avertit, si nous devions l'être, que l'homme ne se contente pas de « bouffer » : pour être vivant cet homme doit pouvoir manger du symbolique plutôt que des signaux.

L'anorexie alimentaire n'est pas fondamentalement différente de l'anorexie sexuelle : le désir sexuel peut-il être causé quand l'objet sexuel s'offre, à travers les vidéos pornographiques, comme des morceaux de corps indifférenciés proposant une jouissance fétichiste immédiate ? Les écrits de B. Stiegler8 proposent de comprendre qu'une telle anesthésie sensorielle renverrait à une anesthésie qui se serait, selon lui, developpée depuis qu'à l'expérience esthétique du monde se serait substitué un conditionnement esthétique. Celui-ci a pu redonner au capitalisme moderne, par l'invention du marketing, l'efficacité dont il ne pouvait disposer tant que l'esprit puritain régnait sur le monde anglo-saxon. Il fallait vaincre en effet la réticence protestante à consommer ou à posséder, car dans cette éthique, consommer signifiait fondamentalement se consumer.

Il n'est pas impossible que pendant la conquête de l'Ouest les nouveaux conquérants aient été sidérés par la façon dont les hommes rouges déclinèrent la proposition qui leur était faite d'éviter la guerre s'ils consentaient à devenir légitimement propriétaires d'une partie de leurs terres. Quel ne dut pas être leur étonnement quand leur adversaire, le grand Sitting Bull – que les westerns de notre enfance nous présentaient comme le barbare ennemi de la civilisation – leur expliqua la chose suivante : les hommes rouges ne pouvaient pas devenir propriétaires de la terre sacrée sinon une catastrophe absolue se produirait pour eux, ils cesseraient de rêver. Ils seraient privés de ce bien le plus précieux – leurs rêves – par lesquels, nuit après nuit, leur était transmis par le signifiant ancestral des visions guidant leur regard sur le monde et des sons guidant leurs pieds lorsqu'ils devaient danser.

Bien avant de voir, de ses propres yeux, ce qu'allait être la déchéance de son peuple, Sitting Bull avait ainsi prévu à quel traumatisme psychique seraient exposés les siens si, consentant à jouir de l'appropriation d'un lopin de terre, ils renonçaient à cet inappropriable qu'était la Terre sacrée lieu du Signifiant causateur des rêves.

N'est-il pas, à cet égard, extraordinaire d'avoir à apprendre, de la main même de Freud, comment il fut amené à découvrir dans sa Science des rêves, que l'esprit humain disposait de la possibilité de se détourner du signifiant « causateur du rêve » s'il pouvait se tourner vers l'objet du fantasme 9 ?

La conception centrale du « déplacement » se révèle, en effet, à lui dans l'analyse du rêve de « la monographie botanique », lorsqu'il découvre le lien existant entre deux « places » psychiques régissant la topologie inconsciente.

La première place en tant que lieu de la signifiance s'oppose à la seconde, lieu de l'objet, à la façon dont la métaphore s'oppose à la métonymie. Anticipant les travaux de De Saussure et de Jakobson, Freud découvrit que par le déplacement inconscient le sujet pouvait passer d'une place à l'autre : le temps du rêve est celui par lequel le rêveur parvient à oublier la question métaphorique ayant causé le rêve en lui substituant, avec le concours du principe de plaisir, la présentation de l'objet métonymique.

Le temps d'après coup de l'interprétation du rêve, fait le chemin inverse en retrouvant quelle était la question signifiante que le fantasme avait permis d'oublier.

Si un parallèle est soutenable entre la conception que Sitting Bull et Freud se font du rêve il pourrait être celui-ci : le rêve, par sa proposition métonymique de mettre en scène la jouissance de l'objet fantasmatique permet d'oublier le signifiant hautement affectant qui a causé le rêve, et d'accéder, par cet oubli, à une frigidité envers le signifiant. Cette frigidité apaisante, recherchée par le principe de plaisir est ce à quoi il faut, pour la psychanalyse, pouvoir renoncer afin de rencontrer cet au-delà du principe de plaisir où gît l'incandescence du réel signifiant. À cet égard ne pas céder sur son désir

c'est pour Lacan ne pas céder sur ce point d'au-delà du principe de plaisir d'où également peut s'articuler un désir – dit x – car causé par un réel plus énigmatique que ne l'est celui du fantasme.

Je n'hésite pas à associer à cette anesthésie sensorielle et esthétique que nous lisons dans les symptômes contemporains, une anesthésie qui, plus profondément, est d'ordre éthique.

Le psychanalyste rencontre la question du « bien » et du « mal » à travers la réalité d'un dire disposant de la possibilité de « bien-dire » ou « mal-dire ». Il est conduit à reconnaître qu'un des aspects de la solitude induite par le fléchissement d'efficacité du Nom du père tient à ce que la langue européenne, progressivement dépourvue du concours de l'efficacité symbolique, ne dispose plus du pouvoir dont disposaient les mythes, d'enchaîner la monstruosité en la rendant viable. Il n'est pas inconcevable de penser que le déchaînement moderne du monstrueux soit, entre autres, lié à la disparition de la fonction nommante que permettaient les mythes.

Citons un exemple : lorsque la jeune démocratie grecque voit le jour à Athènes sous les auspices de la déesse Raison, nous assistons, ainsi que nous le rappelle Eschyle dans Les Euménides, à un changement de régime de nomination : dans la nouvelle cité, les Erinyes, vestiges du monstrueux transmis par le monde ancien, ne disparaissent pas purement et simplement, elles vivront désormais dans une grotte dont elles ne sortiront plus, mais demeureront vénérées par les hommes sous le nouveau nom d' Euménides qui leur est donné par Athéna.

Par ce pouvoir de nomination du monstrueux, la pensée classique dispose de la possibilité de traiter avec le monstrueux : il ne s'agit pas d'un traité de paix mais d'un traitement langagier du réel qui, ainsi arrimé au langage, n'est pas exposé à se déchaîner de façon cataclysmique.

L'histoire des génocides de notre siècle ne nous invite-t-elle pas à penser précisément à l'existence d'un tel déchaînement ?

Je n'oublie pas cette remarque que me fit un jour Françoise Dolto : l'inconscient des enfants modernes, préparés à rencontrer le monstrueux à travers la façon dont les films d'un Walt Disney racontent comment le héros peut triompher du mal, n'est pas enrichi de la multitude d'informations dont pouvait disposer l'inconscient de l'enfant à l'époque où venait jusqu'à lui, à travers les multiples variantes d'un mythe, tout ce dont le signifiant pouvait être porteur pour alimenter un savoir-faire inédit avec le réel. Une fois encore cette remarque de Maria Daraki 10 apparaît pertinente : la démocratie grecque n'aurait pas eu à connaître la monstruosité d'une terreur révolutionnaire car sa pratique de la raison ne tendait pas à forclore, par décret immédiat, l'ancienne monstruosité, mais à la nommer autrement, en lui assignant une place nouvelle.

II – Psychanalyse et politique. La question des droits de l'homme

De même qu'il fallut une quarantaine d'années à l'esprit de la psychanalyse pour sortir des cénacles privés et apparaître sur la scène du monde, il fallut une quarantaine d'années au cheminement de l'esprit des Lumières pour sortir des salons philosophiques et de certaines cours aristocratiques, telle celle de Catherine II, et acquérir dans un véritable coup de tonnerre, sa portée politique avec la Déclaration des droits de l'homme.

Dans ce passage où succède au temps de la parole habitée d'un état d'esprit nouveau, le temps d'un acte révolutionnaire par lequel s'inscrivent de nouveaux droits, il se produit une mutation qui mérite d'être examinée : dans ce passage de l'oral à l'écrit s'entrelacent un gain et une perte : un analyste ne peut à cet égard qu'être particulièrement attentif

au fait que le prix payé pour l'apparition du gain politique – la nouvelle citoyenneté - se trouve être élevé pour les nouvelles subjectivités qui apparaissent et se cherchent.

Au-delà de l'enthousiasme suscité par l'ouverture aux nouveaux droits, une ombre silencieuse tombe sur le rapport intime de l'homme nouveau avec les racines de sa propre parole. Dans la mesure où nous devons à Freud et à Lacan d'avoir découvert que la parole humaine ne pouvait émerger structurellement qu'enracinée dans ces deux aspects contradictoires que sont d'un côté la loi écrite, de l'autre la loi non écrite (phusis), nous sommes en tant que psychanalystes requis de prendre en compte le fait qu'avec la déclaration des droits de l'homme, se produit un énoncé des droits impliquant la nécessité d'une mise à l'écart de la question des devoirs. Le 4 août 1789, les députés rejettent par 570 voix contre 433 la proposition suivante : « Fera-t-on ou ne fera-t-on pas une déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen ? »

Ce rejet du signifiant « devoir », voile un autre rejet, plus souterrain, plus inconscient qui tient au paradoxe même impliqué par le mot « déclaration ».

Par cette « déclaration » est affirmée solennellement, avec une puissance renforcée par l'édiction du pouvoir constituant, l'existence de droits qui étant dits « naturels » renvoyait à l'histoire du concept de « nature ». À travers l'héritage de ce concept, les Constituants héritaient au-delà de l'apport chrétien de la notion de phusis, loi non écrite dont Antigone était l'héroïne éternelle. Paradoxe donc de la « déclaration » : en introduisant le passage à l'écrit de l'ininscriptible phusis, elle abolissait la racine tragique de la parole. Cette mise entre parenthèses des deux faces de la loi (loi écrite-loi non écrite) nous pose cette question : l'apparition de la Terreur révolutionnaire – qui n'apparaît jamais dans la démocratie athénienne – pourrait être, à Paris, l'effet d'un retour dans le réel de ce qui a été forclos du symbolique ?

Nous, fils et filles de ce siècle, encore stupéfiés par la rencontre de la terreur communiste et de l'horreur nazie, sommes contraints de nous poser cette question : Les droits de l'homme ont-ils aujourd'hui perdus le caractère révolutionnaire qu'ils avaient en 1789 ? Ou bien y a-t-il, au sein même de leurs énonciation – les droits sans la loi – un facteur favorisant l'apparition de la barbarie contre laquelle ils sont censés lutter ?

Cette question, qui fut un jour directement posée par le président Václav Havel fut indirectement posée par Adolf Eichmann qui, dans son procès, présenta son système de défense en se référant à l'éthique de Kant.

Nous, psychanalystes, sommes contradictoirement situés par rapport aux droits de l'homme : par notre rapport au politique nous savons que la psychanalyse ne peut avoir droit de cité que dans une cité hospitalière aux droits de l'homme, tandis que par notre rapport à l'éthique, nous reconnaissons avec Freud que la possibilité d'advenir spécifique au sujet de l'inconscient est beaucoup plus qu'un droit, c'est un devoir : Soll Ich werden, nous dit Freud.

Pourquoi ce devoir de devenir précède-t-il le droit de devenir ? Parce que c'est au nom du devoir de devenir qu'un sujet est amené à découvrir qu'il a le droit de se révolter contre le commandement surmoïque dont l'énoncé mérite de s'écrire : « Ne deviens pas ! »

Le sens même du droit à la révolte contre la censure nous serait-il possible si nous ne disposions pas d'un savoir inconscient nous avertissant de ce que notre dette envers le signifiant, depuis qu'il était venu à nous, était de transmuter cette venue du signifiant en advenue du sujet ?

Force nous est de reconnaître que le sujet de l'inconscient qui connaît la dimension de la dette ne connaît pas celle de ce qui est dû et que l'accueil inconscient des droits – quand ils sont réclamés comme « dus » – peut disposer le sujet (je parle bien sûr du sujet de l'inconscient) à ne pas pouvoir assumer, comme légitimement siens, les droits qu'il revendique avec véhémence.

L'expérience clinique ne nous apprend-elle pas, que souvent, le sujet défend avec d'autant plus d'arrogance les droits qui lui sont accordés par privilèges qu'il ne parvient pas inconsciemment à croire que ces droits sont légitimes. La morgue de certains privilégiés ne leur est-elle pas nécessaire pour voiler leurs propres doutes ?

La nouvelle subjectivité qui apparaît avec la Déclaration des droits de l'homme s'oppose, sur ce point fondamental, aux droits des privilégiés de l'Ancien Régime : si nous avons interprété la morgue aristocratique comme liée à une difficulté de jouir de droits vécus inconsciemment comme illicites, c'est pour mettre en avant qu'avec la nouvelle subjectivité apparaît une transmutation de ce qui est de l'ordre du dû et de l'ordre de la dette.

Tant que le christianisme était au poste de commande, la subjectivité chrétienne introduisait cette notion de culpabilité : pas de dû sans dette.

Un des effets de l'athéisme nouveau, en rompant le lien entre le dû et la dette, permettait de rendre transmissible l'idée que le « droit au bonheur » était un dû « naturel » qui, en tant que tel, n'engageait pas la question d'un rapport d'endettement envers la loi.

Un des aspects étranges de la nouvelle subjectivité était de parvenir à établir un pont paradoxal entre l'héritage grec (notion de loi naturelle) et l'héritage paulinien par l'intermédiaire de l'abrogation de la loi.

Il y a un point commun entre l' « homme nouveau » annoncé par Saint-just et celui annoncé par saint Paul : celui d'être dénoué radicalement, et une fois pour toutes, de ce qui est « ancien », « l'Ancien Régime » ou « l'ancienne loi » de Moïse.

Paradoxe dont il faut rendre compte  : le chemin de l'athéisme nouveau, en passant par la récusation de la loi, retrouve sur sa route saint Paul qui fonde une nouvelle religion avec ce précepte : « Vous n'êtes plus sous le régime de la loi mais sous celui de la grâce ».

Si paradoxe il y a dans la rencontre qui se produit entre la récusation de la loi faite au nom de la foi de saint Paul et la récusation de la loi faite au nom de l'athéisme révolutionnaire, de quelle nature est-il ?

La question de saint Paul

Le Saint Paul par lequel Alain Badiou11 se saisit de cette question est très éclairant.

Dès ses propos d'introduction, l'auteur s'emploie à lever toute ambiguïté, (p. 1 et 2) : s'il s'intéresse aujourd'hui à Paul ce n'est pas à cause de : « la Nouvelle qu'il déclare… dont qu'il n'a que faire… Car il n'a jamais vraiment raccordé Paul à la religion ».

Pour l'auteur, en effet, « aucune transcendance, aucun rapport au Sacré » n'est au principe de son intérêt pour Paul. Cet intérêt est par contre guidé par  « la recherche d'une nouvelle figure militante, appelée à succéder à celle que mirent en place, au début du siècle, Lénine et les Bolcheviques », (p. 2).

Le texte d'Alain Badiou concerne la psychanalyse pour différentes raisons : dans la mesure où notre propos est de penser une articulation entre l'éthique et le politique, son Saint Paul – qui doit être lu en même temps que son livre, L'Éthique – a le mérite de permettre d'expliciter en quoi réside la différence entre la lecture militante et la lecture psychanalytique des Epîtres, et en quoi consiste la différence entre athéisme marxiste et athéisme freudien12.

Cette convocation de Paul comme figure emblématique du militant révolutionnaire de l'universel, s'inscrit dans la vision qu'a l'auteur d'une éthique qui répondrait à cette question, (p. 15) : « Où l'homme puisera-t-il la force d'être l'immortel qu'il est ? »

Premier type de réponse, (p. 18), première thèse : « L'homme s'identifie par sa pensée affirmative… »

Deuxième thèse : « C'est à partir de la capacité positive au Bien… Qu'il détermine le Mal et non inversement »

Par ces thèses Alain Badiou est conduit à s'opposer à la position philosophique de certains des nouveaux philosophes (André Glucksmann)13, qui, devant l'expérience historique des camps de concentration, identifie l'existence d'un « mal radical » contre lequel il s'agit de lutter par un retour à la morale kantienne et aux droits de l'homme.

Que le mal soit radical, (Glucksmann), ou qu'il soit, inversement, l'effet d'une privation du Bien, (Badiou), est une façon de questionner qui ne ne correspond pas au questionnement de l'expérience analytique sur lequel nous reviendrons.

Pour l'heure, je m'attache à la façon dont Alain Badiou, à partir de ses thèses sur l'éthique, ne peut pas ne pas être séduit par la subversion paulinienne : éclatement de tout enfermement religieux du fait de l'apparition d'un « grâce événementielle » ainsi énoncée dans Rom 6-14 : « car vous n'êtes pas sous la loi mais sous la grâce »

La grande nouveauté est celle-ci : si (romain 13-10), « l'amour est l'accomplissement de la loi » et si, (romain 10-4), : « le Christ est la fin de la loi », plus n'est besoin, pour rencontrer l'universalité de l'amour, d'en passer par la loi du père.

Pourquoi ? Parce que « le père toujours particulier, se retire derrière l'évidence universelle de son fils » (p. 63).

Par cet énoncé, central dans la pensée de l'auteur, trois propositions sont liées.

le père est toujours particulier : ce parti pris de « particularité » du père fait partie de l'histoire de la psychanalyse pour autant qu'il a été, l'occasion de la rupture Freud-Jung. Bien avant que Lacan ait hissé le signifiant du Nom du père au statut de signifiant fondant universellement l'interdit de l'inceste, Freud avait dû récuser la conception selon laquelle Jung, en se référant à des « pères mythiques particuliers » était conduit, en niant l'universalité du Père de la loi, à proposer l'existence d'inconscients « particuliers » : l'inconscient aryen s'opposant par exemple à l'inconscient sémite.

Le père se retire derrière l'évidence de son fils : la question de ce « retirement » est fondamental. Si l'on veut véritablement comprendre le mouvement psychique par lequel Paul a été conduit à se détourner de l'ascendant de la loi pour se tourner vers une religiosité directement régie par la grâce, il est impossible de méconnaître cette immense invention qui est sienne, le dogme du péché originel. La façon dont Paul invente comment se tourner vers le Bien est indissociable de la façon dont il est conduit à penser le Mal.

Paul, élève du pharisien Gamaliel, ne pouvait ignorer le commentaire talmudique interprétant la faute originaire d'Adam. Nous pouvons supposer que la rupture du maître et de l'élève fut liée, entre autres, à l'idée nouvelle par laquelle s'impose à Paul, la signification du mal. Pour lui, la transgression de la loi par Adam pose trois niveaux de questions :

Cette transgression ne lui pose pas la question talmudique de la responsabilité de l'homme ; la question qui est sienne est celle de la Loi du Père en tant qu'elle s'est révélée inefficace.

À partir du moment où cette inefficacité est entrée dans le monde s'est produite une déchéance de la nature humaine d'Adam qui est à jamais corrompue14.

La où la loi du père a été inefficace vient le fils thérapeute, nouvel Adam qui, seul, peut sauver l'homme par le don gracieux de la grâce qui désormais supplée à la Loi du Père devenue caduque.

La question du péché d'Adam nous conduit à discerner les deux temps au niveau desquels la pensée biblique et la pensée paulinienne se séparent dans leur définition du péché : la signification de la faute est en effet radicalement divergente selon que l'accent est mis sur la transgression d'Adam par rapport au commandement : « L'arbre de la science du bien et du mal tu ne mangeras pas » (Genèse 2-17), ou par rapport à la question de Dieu invitant Adam au repentir : « ou es-tu ? » (Genèse 3-9) 15.

Pourquoi Adam, caché derrière son arbre, est-il désorienté, angoissé par cette question de Dieu portant sur le « où » ?

Parce que croyant savoir « où » il était, il apprend qu'il n'est pas là où il pourrait être ; alors qu'il croyait, en effet, être là où il s'était caché, il découvre angoissé, deux choses : d'une part, que cette cachette n'en est pas une sous le regard de Dieu, d'autre part, que malgrè le regard qu'il pose sur lui et qui signifie : « je sais où tu es », Dieu demande cependant : « où es tu ? »

Par cette question lui est signifié quelle erreur il a faite : alors qu'il a cru échapper à la culpabilité en se cachant silencieusement là « où » il croyait être invisible, Dieu parle et pose la question du « où » : « je ne te demande pas où tu es caché, je te demande « où tu es » quand tu te crois caché ? 

En te voyant je te signifie que le lieu « où » tu te crois caché n'est pas un lieu où tu es incognito, et en te parlant, en te demandant « où » tu es, « où » tu en es avec moi, je te signifie qu'il existe en toi un point de liberté dont je ne sais pas encore « où » il t'engagera : si je sais, par mon regard, où est la cachette spéculaire, topographique, où tu te dissimules, je ne sais pas, du fait même que je te demande « où, es tu ? », « où » est ce lieu métaphorique que toi seul peut trouver pour oser me répondre sans fuir.

Exerceras-tu ce pouvoir de la parole qui est tien, pour faire téchouva, pour retrouver le lieu que tu as momentanément déserté en t'écartant de ma Loi ? Sais-tu qu'en te cachant, en prenant le chemin de la culpabilité honteuse, tu choisis de te séparer une deuxième fois de moi ?

Tu crois que, parce que tu as péché une première fois, je considère que tu es perdu pour moi, alors que c'est toi qui choisis pour la deuxième fois, de te perdre en choisissant le chemin de la honte : en voulant te cacher de moi, c'est toi qui te perds ;

Mais « jamais deux sans trois » : tu peux renoncer à ta cachette, revenir vers moi en créant par une parole qui, retrouvant où est sa racine, s'autoriserait à répondre à ma question : « où es-tu ? »

Cependant Adam ne saura pas, comme Abraham, trouver l'énonciation de cette audace qui aurait pu lui faire dire : « Me voici », ou : « J'ai l'audace de parler à mon seigneur. »

Au lieu d'articuler, à la manière d'Abraham, une telle parole, il renoncera une troisième fois : il ne répondra pas : « Me voici, être de parole », mais : « Voici qui est la coupable, elle, la femme. »

Si Adam ne s'était pas ainsi défilé en se déchargeant sur Eve, sil avait répondu à la question topologique du « où », il aurait fait l'acte de retour par lequel il aurait été amené à articuler l'énonciation d'un je proférant : « Je suis là », en cet « arbre de vie » où la parole de Dieu peut être, de façon vivante, articulée à l'arbre de la connaissance du bien et du mal.

Cette articulation par laquelle les deux arbres peuvent n'en faire qu'un (la «Torah est arbre de vie », Proverbes 3-18) est le secret par lequel la Torah ne dissocie pas, la lettre de la loi et l'esprit de la loi, mais les pense en continuité moebienne l'une avec l'autre.

Qu'il n'ait pas fait acte de téchouva, de retour, acte par lequel aurait pu s'actualiser le non-oubli de l'Autre, est, d'un point de vu biblique, la véritable dimension du péché qui est, à cet égard, non pas péché de concupiscence, mais péché contre l'esprit : péché d'oubli.

En ce point intervient la différence fondamentale entre l'interrogation biblique et l'interrogation paulinienne quant au péché : si, du point de vue biblique, Adam a péché parce qu'il aurait pu se repentir et qu'il ne l'a pas fait, du point de vue de Paul le péché n'est pas là : en vertu de l'interprétation qu'il donne du péché, Adam ne pouvait pas faire retour à Dieu au moyen des ressources qui lui avaient été données de par la grâce de Dieu : à savoir la liberté de pouvoir s'appuyer sur la loi de la parole pour accéder à l'esprit de la loi vivante.

La grande différence entre la Bible et les Epîtres tient donc à la façon de répondre à cette question : Adam n'a-t-il pas voulu faire retour à Dieu, ou Adam ne pouvait-il pas faire ce retour ? D'un point de vue biblique, Adam n'a pas fait mais aurait pu. D'un point de vue paulinien, il ne le pouvait pas du fait même de la déchéance dans laquelle il avait chu dès la transgression de la Loi.

Dans cette perspective, Adam est par rapport à sa faute en position de dire exactement ce que dira saint Paul, de la faute, dans L'Epître aux Romains : « Le bien que je veux je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas je le fais. »

Pourquoi fais-je le mal ? parce que la chair – depuis le péché originel – (Rom.VIII.7), « ne peut même pas » se soumettre à la loi de Dieu, elle voue la loi de Dieu à l'impuissance » (Rom. VIII.3).

Dans la mesure où elle ne « peut même pas » obéir, cette désobéissance ne peut pas être jugée.

Dès lors, se pose la question suivante : entre le « je » qui, en vertu de la loi de Dieu, ne « veut pas le mal », et le « je » qui ne peut pas ne pas le faire, y a-t-il un « je » intermédiaire, un « je tiers » qui aurait la liberté de juger le procès que le « je » du bien fait au « je » du mal ? Et le pouvoir de faire accomplir, après délibération, ce qu'il a jugé ?

En ce point, Paul est catégorique : un tel « je » qui rendrait possible le retour à Dieu ne saurait exister dans l'homme de telle sorte que (Rom.VII.18) : « Vouloir est à ma portée mais non pas l'accomplir. »

Sans doute, d'un point de vue paulinien, Adam voulait-il le bien, mais il ne pouvait l'accomplir, il ne pouvait pas répondre à Dieu lui demandant : « Où es-tu ? » car, du fait du péché originel, il se trouvait désormais coupé de ce qu'avait été la partie vivante de la Loi (l'arbre de vie) avant qu'elle n'ait été altérée : le problème de Paul ce n'est pas que l'homme puisse altérer et transgresser la Loi c'est que la loi du Père soit altérable, transgressable.

Si Paul a tellement intéressé Freud c'est qu'il aurait eu, le premier, l'intuition fulgurante de cette mise à mort du père que Freud met en scène dans Totem et tabou. La profondeur de son intuition le conduit à penser, non pas d'un point de due mythique, mais structural, de telle sorte qu'il a un véritable pressentiment de ce que sera le traumatisme freudien revisité par Lacan : c'est parce que quelque chose – le réel – peut rendre la loi symbolique du père inefficace qu'une part du petit homme, insoutenu par le verbe, tend à choir. C'est dans cette chute que Paul repère sa conception d'une déchéance que Lacan jugera utile d'intégrer dans sa théorie, à travers la notion d'objet « chu ».

La différence fondamentale entre le paulinisme et la psychanalyse freudienne tient au processus de sortie de la déchéance traumatique, alors que pour Paul la soustraction au mal tient à la rencontre de la grâce à travers le fils rédempteur, pour la psychanalyse l'acte par lequel un sujet chu, comme objet, peut advenir comme sujet parlant, est un acte métaphorique s'originant dans la fonction paternelle : par la notion de métaphore paternelle Lacan coupe court à toute conception selon laquelle le sujet pourrait advenir par lui-même en tant que fils : sans la fonction opérante du père symbolique il y a une forclusion de toute devenue possible d'un sujet « fils » de la parole.

L'antinomie entre la psychanalyse et le paulinisme tient à ce que la psychanalyse substitue au dualisme « déficience du père – efficience du fils » une division structurale siégeant dans la loi symbolique : elle est là et elle n'est pas là, déficiente (A) et efficiente (A) en même temps.

Au silence du dire de l'Autre, qui suscite l'élan d'amour du sujet invoquant une présence qui n'est pas là, s'oppose l'énonciation de l'interdire de l'inceste par laquelle le désir peut se mettre en route.

Par cette division le psychanalyste est incessamment instruit, par sa pratique, du fait qu'une prescription d'amour non conjuguée à l'énoncé de la loi, engendre, le plus souvent, une expérience déchaînée de jouissance incestueuse.

Par jouissance incestueuse, nous évoquons ici le mode de relation qui peut s'établir entre humains si le monde de la parole vient à s'écrouler. Il est crucial de rappeler ici cette question posée par Lacan dans son commentaire des dix commandements : pourquoi aucun des dix articles de la loi n'énoncent-ils explicitement l'interdit de l'inceste ?

Réponse lumineuse apportée par Lacan : parce qu'en fait, chacune des dix paroles ne parlent que de ça, elles ne font qu'énoncer les figures d'un interdire universel fondant : « les conditions de la subsistance de la parole comme telle »16.

En découvrant que la parole ne peut prendre son envol que si le sujet de l'inconscient pouvait renoncer à la tentation incestueuse, Freud renverse la morale en nous annonçant, comme le dit Lacan : « qu'il n'y a pas de souverain Bien : le souverain Bien qui est « das ding », la mère, l'objet de l'inceste, est un Bien interdit »17.

C'est en ce point que nous sommes contraints de méditer sur les processus de déchaînement de jouissance incestueuse apparaissant toute les fois que des circonstances historiques mettent en place la figure de l'inquisiteur justifié par l'amour d'un principe absolu (Dieu, le Parti) du fait de disposer, en toute jouissance ,de l'hérétique qu'il s'agit de faire avouer.

Nous devons en ce point garder à l'esprit le regard nouveau que l'Eglise, dans son Concile de Vatican II, a été conduite à porter sur elle-même pour comprendre comment des inquisiteurs avaient pu être mandatés, au nom du saint amour divin, pour torturer et tuer sorciers, sorcières, juifs et autres hérétiques ?

Serons-nous étonnés de ce que les pères conciliaires furent conduits à reconnaître : sans doute était-ce, qu'à la suite de Paul, l'Eglise ayant pris trop à la lettre les considérations de l'apôtre sur la pratique d'une foi sans loi, avait été conduite à errer ?

Cette possibilité d'errance intéresse la psychanalyse : n'avons-nous pas incessamment à décrypter à quelle jouissance peut être exposé un sujet, sans qu'il le sache nécessairement, lorsque les chaînes qui l'enchaînent aux lois de la parole se sont suffisamment déchaînées pour qu'il puisse endosser la panoplie de l'inquisiteur ? Avec son style poétiquement pré-socratique, Lacan a ainsi évoqué la jouissance erratique de ceux qui se méfient d'être dupes de la loi du signifiant : « les non dupes errent ». 

Enfin, il faut dire en quoi nous pouvons être reconnaissants envers le livre d'Alain Badiou : si depuis longtemps déjà un discours flou circulait sur l'existence d'une affinité intime entre la subjectivité des militants marxistes et la subjectivité chrétienne, nous avons, enfin, avec ce Saint Paul, un discours ferme et précis étayant rigoureusement ce qui n'était qu'intuition vague, c'est dans « l'événement » de résurrection de la subjectivité paulinienne que l'avènement d'une figure militante révolutionnaire – appelée à succéder à celle que mirent en place Lénine et les Bolcheviques – devient pensable.

Dès lors, les différents rapports à l'universel deviennent énonçables. L'universel de la militance d'inspiration paulinienne est, de la façon suivante, définie par Alain Badiou18: « Le père, toujours particulier, se retire derrière l'évidence universelle de son fils. Et il est bien vrai que toute universalité postévénementielle égalise les fils dans la dissipation de la particularité des pères… Il faut destituer le maître et fonder l'égalité des fils… Est fils celui qu'un événement relève de la loi et tout ce qui s'y rattache, au profit d'une égalité commune… Que doit être l'événement pour que, sous l'emblème du fils universel, s'apparient l'universalité et l'égalité ? »

Tout est dit dans ces lignes, ou presque, sur l'avènement d'une communauté universelle de fils « co-ouvriers » de Dieu. Une obscurité demeure, toutefois, sur la question de « l'événement » par lequel : « le fils… est relevé de la loi ».

De quelle loi s'agit-il ?

Une lecture rapide pourrait nous laisser penser qu'il s'agit de la Torah. Or ce n'est pas le cas : toutes les citations, sans exception, que Paul fait de la Bible, se réfèrent non pas à la Bible hébraïque mais à sa traduction grecque : Les Septantes. Dans cette perspective le sens donné à « loi » est non pas celui d'une loi sainte, habitée de transcendance, mais celui de la loi grecque : Nomos.

Certes Paul, élève du maître pharisien Gamaliel, n'ignorait pas l'hébreu, mais force est de constater que lorsqu'il écrit ses Épîtres il pense en grec qui était, vraisemblablement, sa langue maternelle.

Il n'est peut-être pas extravagant de concevoir que l'invention, par Paul, du péché originel est lié à ce bilinguisme : si pour lui la loi est Nomos  peut-elle concourir et à la création du monde (il ne parle jamais de Dieu créateur) et au salut de l'homme ?

Non, elle ne le peut pas : pour lui la loi n'est pas là pour guider le juste mais seulement pour corriger le délinquant19.

Ne faut-il pas voir dans cette référence à une loi paternelle dénuée de toute efficacité transcendante, de tout pouvoir salvateur, sa conception de l'homme voué à déchoir en tant qu'insoutenu par le père ?

La différence radicale entre l'universalité de type biblique et l'universalité nouvelle proposée par Paul tient à ce que la première, se préoccupant moins de la question de la rédemption que de celle de la création, met l'accent sur le fait que un par un les fils de la loi doivent, dans leur rapport à un Dieu caché, parachever la création qui demeure inachevée.

Inversement en substituant la grâce à la loi Paul, substitue à l'absence du père, la présence dévoilée du fils qui convoque les fils, non plus un par un, mais collectivement.

Si cette donation de « présence » fut accueillie avec ferveur chez les païens convertis par Paul, elle suscita une violente hostilité du milieu juif et des apôtres : la « présence » agissante du fils n'allait-elle pas induire le silence chez les amoureux de la re-présence créatrice de la parole ?

Je me plais à imaginer, de la façon suivante, ce qu'a pu être la réponse d'un pharisien à Paul : « Ne crains-tu pas que, dans ce nouveau rapport à Dieu où, du fait de ta foi, t'est donné, sans que tu ais à agir, le salut, que tu ne sois réduit à un silence radical ? Que pourrais-tu, en effet, désormais, dire à ce Dieu qui ne requiert plus ta foi en l'acte mais seulement ton acte de foi, sinon ce simple mot : « Merci ».

En quoi ce simple « merci Seigneur d'être venu abolir l'injustice du monde », si beau soit-il, si fervent soit-il, m'inquiète tellement ? Pas seulement parce qu'il va progressivement tendre à te faire oublier que la destitution de l'injustice n'est pas l'équivalent de l'institution de la justice du royaume, mais parce que l'acte par lequel t'est donné un monde, dont le mal a été chassé non par ton acte mais par ta foi, est un acte qui ne cessera de te rappeler à ton absence à toi-même ?

Comment, en effet, pourrais-tu, par rapport à une manifestation divine par laquelle Dieu se dévoile dans son fils comme une présence dont le dévoilement absolu te signifie que plus rien d'elle ne t'est voilé, réagir autrement qu'en l'accueillant dans un pur sentiment silencieux d'évidence ? Ne crains-tu pas, si la jouissance prend ainsi le pas sur la parole, qu'un jour vienne où les fidèles, tournés vers la dimension de l'affect, ne se détournent de la lecture et de la pensée pour se tourner vers la « langue de bois » militante ?

Que l'évolution du militantisme paulinien et marxiste ait confirmé le bien-fondé d'une telle crainte est ce que l'histoire a démontré : à cet égard le nouveau catéchisme20 justifie fermement le fait que les fidèles militants n'ont plus à lire et à questionner les Ecritures puisque le fils universel a « tout » dit : « le Christ, le fils de Dieu fait homme, est la parole unique, parfaite et indépassable du père. En lui il dit tout et il n'y aura plus d'autres paroles que celle-là. Celui qui voudrait maintenant l'interroger… ferait non seulement une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas ses yeux, uniquement sur le Christ, sans chercher autre chose ou quelques nouveautés ».

Pourquoi le judaïsme confesse-t-il une tout autre piété que celle du christianisme paulinien ? Parce que, pour lui, la Torah est précisément vivante du fait de tendre à susciter indéfiniment la parole et le questionnement. Pour une conscience juive, si Dieu a choisi de se révéler par sa parole et non par son incarnation dans un corps humain, c'est que la parole associe le fait de dévoiler et de voiler dans le même temps : plus Dieu se dévoile par la parole, plus il rend transmissible que la « présence » qui parle est fondamentalement voilée par cette « représence » qu'est la parole. De cette parole l'homme reçoit deux messages : par le premier, Dieu énonce un commandement qui appelle l'obéissance, par le second il transmet un commandement silencieux qui appelle l'envers de l'obéissance : là où je suis en retrait, j'appelle, ce qui, en toi, homme, est en retrait : la liberté.

Cette parole induite par un Dieu radicalement voilé, comment ne pas la mettre en rapport avec l'interruption de la parole qui peut s'emparer du militant s'il devient possédé par la jouissance incestueuse de ce « bien suprême » qu'est « la » vérité ?

III – Le désir x et l'inespéré

Une des immenses contributions de la psychanalyse à la culture tient à la possibilité qu'elle donne de situer la parole par rapport au désir. À cet égard, lorsque nous disons que l'émancipation de la jouissance incestueuse interrompt la pensée et la parole, il serait plus pertinent de dire que cette interruption concerne le désir et plus spécifiquement un désir que Lacan a qualifié de désir (x)21 : par la lettre (x), Lacan désigne l'existence de l'énigmatique altérité qui, en faisant consonner trois lettres (i-c-s), offre la possibilité d'un désir dont l'étrangeté est de n'être pas étranger à cet étranger qu'est l'inconscient.

Le désir de cette altérité qu'est l'inconscient est pour Lacan, bien au-delà du désir causé par le fantasme, le véritable désir du sujet.

Dès lors, la grande énigme de la psychanalyse est celle-ci : si le sujet est habité d'un tel désir comment se fait-il qu'il passe son temps à céder sur ce désir ? Comment se fait-il que les désirs auxquels il voue sa vie ne correspondent pas à ce qu'il veut vraiment ?

J'évoque en ce point de la discussion, un récent autoportrait dans lequel Marguerite Duras parle en termes saisissants de ce que fut, pour elle, le fait de céder sur son vrai désir : pourquoi se demande-t-elle « les gens ne font jamais ce qu'ils ont envie de faire ? Pourquoi, par exemple, passent-ils tellement d'énergie à prendre des loisirs de commande à la recherche du soleil, des plages alors que ce faisant, ils ne réalisent pas ce qu'ils ont véritablement envie de faire ».

Cette interrogation sur l'impossibilité des « gens » à réaliser ce dont ils auraient « vraiment envie » pousse Marguerite Duras à avouer une paradoxale admiration pour les pervers : « J'admire, dit-elle en substance, les dépravés sexuels qui savent, eux, exactement ce qu'ils ont envie de faire ».

D'un certain point de vue cet aveu de M. Duras est logique à ceci près qu'elle oublie de dire que le désir du « dépravé sexuel » est d'ordre strictement fantasmatique.

La suite de son propos est passionnant car elle est conduite à dire de quelle façon elle considère les circonstances politiques l'ayant poussée, sans qu'elle s'en rende compte, à céder sur son désir. Elle se dit « inconsolable » d'avoir pratiqué pendant ses années de militance, ce qu'elle nomme un « simplisme raciste ». Ce qu'elle entend par « simplisme » renvoie à la conception « d'égalité », selon laquelle les militants considéraient qu'ils étaient, en tant qu'intellectuels, « égaux » entre eux, de même que pour eux, les ouvriers à la chaîne de chez Renault, étaient « égaux » entre eux.

Se demandant comment il se faisait qu'elle n'avait pas perçu qu'il y avait autant de différences entre les intellectuels militants qu'entre les ouvriers, elle répond en évoquant qu'au principe de cette adhésion au « simplisme raciste » il y avait, selon elle, acte de mépris : « On m'a appris à mépriser les riches, les catholiques… j'en suis inconsolable… l'homme a perdu ses droits… j'ai mis des années à guérir de ce mépris… ».

Le fait que le mépris – fût-il inconscient – puisse, selon elle, inciter à oublier l'existence de l'homme et de ses droits nous évoque ceci : mépriser, se mé-prendre, c'est se laisser prendre par un désir de maîtrise plutôt que par ce désir éthique de l'immaîtrisable qu'est le désir (x) dont parle Lacan : désir qui n'est ni épanché, ni dirigé par un objet. Ce désir non causé par un fantasme n'est cependant pas sans direction : s'il voit à perte de vue il regarde néanmoins quelque part.

Dans le cas de M. Duras il implique la possibilité de mettre entre parenthèses l'affect de haine ou d'amour qui, à travers les signifiants « bourgeois » ou « prolétaire », offre la possibilité d'une simplification qui forclôt le réel.

L'opportunité de cette simplification permise par « l'hainamoration » ne me semble pas étrangère à la confusion promue par la jouissance incestueuse inconsciente en tant que son principe est fondé sur la passion de la non-distinction. Que cette passion puisse, pour certains, s'assouvir sous la bannière du « bien », ne prédispose évidemment pas celui qui s'y adonne, à pouvoir en faire – comme M. Duras a été amenée à le faire – le deuil.

Sa démarche nous incite à dire que si c'est après le deuil de cette jouissance qu'elle retrouve, d'une façon nouvelle, son désir d'être – comme elle dit – « de gauche », c'est pour autant qu'alors, elle parvient à vouloir ce qu'elle veut : ne pas céder sur ce désir (x) qu'elle avait confondu avec un désir fantasmatique.

Nous dirons qu'elle avait été conduite, sans le savoir, à céder – en tant que praticienne militante de l'hainamoration – sur son désir, et qu'elle s'est trouvée le retrouver en convertissant un espoir structuré par une idéologie en un rapport à l'inespéré.

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Ce mot, « inespéré », est l'un de ceux qui peuvent faire entendre quelque chose de l'éthique analytique : quand un analysant est conduit à entendre, par exemple à l'occasion d'un rêve, que sa parole, au-delà de son rapport à la prose, est traversée par le pouvoir subversif de la poésie, n'est-il pas en position de considérer que, de façon inespérée, le monde prosaïque dans lequel il vivait peut donc être métamorphosé ?

Métamorphose qui n'est pas sans incidence politique : quand le sujet est conduit à découvrir que son monde est l'effet de la structuration qu'il reçoit du langage n'est-il pas conduit à reconnaître qu'il est lui-même fils du langage et qu'à ce titre, les mots de « fraternité » et « d'égalité », accouchés au mois d'août 1789, ne sont pas vains : en tant que flls du langage, il peut reconnaître que l'autre homme est son frère et son égal.

À cet égard, la lecture de la Déclaration des droits de l'homme par Marx, ou Sartre, nous conduit à mesurer combien une lecture orientée par une subversion se voulant exclusivement politique, peut forclore la reconnaissance d'une subversion liée au seul pouvoir du langage. Lorsque Sartre lit dans la Déclaration des droits de l'homme qu'il ne s'agit que du droit accordé aux bourgeois d'être libres et égaux il ignore, ou feint d'ignorer, l'origine révolutionnaire du concept d'égalité.

Ce concept apparaît à Athènes lorsque au sein du grand débat philosophique sur le conflit Nomos-Phusis, le sophiste Antiphon fit remarquer que les distinctions de supériorité et d'infériorité, de maître et d'esclave, de grec et de barbare, n'étaient qu'un effet du langage qui, par le Nomos détenait le pouvoir de discriminer de façon purement conventionnelle. Par cette remarque Antiphon mettait le doigt sur le fait qu'au-delà de la convention langagière, existait une autre loi – loi non écrite de la phusis – au niveau de laquelle ces discriminations n'avaient pas de sens : le concept d'égalité apparaissait ainsi doté d'un pouvoir révolutionnaire immense qu'un Jean-Jacques Rousseau reprit, près de quinze siècles plus tard dans son Contrat social : « … aux lois – politique, civile, criminelle – il s'enjoint une quatrième, la plus importante de toute, qui ne se grave ni sur le marbre ni sur les reins mais dans les cœurs des citoyens »22.

Le signifiant « égalité » qui, d'une façon ou d'une autre, affilie la psychanalyse à la Déclaration des droits de l'homme, pose certaines questions à la psychanalyse, par exemple, l'existence du traumatisme psychique met-elle en jeu une chance égale, chez les psychanalysants, de revenir aux temps historiques, ou pré-historiques du refoulement ?

Autre question à laquelle nous sommes contraints de répondre par la négative : du fait même de l'existence de la tuché, de la mauvaise rencontre, existe-t-il une chance égale pour tous d'advenir comme « parlêtres » ?

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Ceci étant dit, ce que nous avons nommé « l'inespéré » renvoie à la signification laïque par laquelle le transfert, découvert par Freud, est un processus par lequel des guérisons qui, de son temps étaient inespérables par la médecine, cessaient de l'être avec la pratique de la psychanalyse. Freud fut si étonné de découvrir que la psychanalyse pût mettre au jour l'existence d'un tel pouvoir, propre à l'esprit humain, qu'il fut conduit à se tourner vers un passé antique, préchrétien, pour justifier sa découverte. Le milieu médical viennois ne fut pas influencé par de telles références à l'Antiquité, il fut tout au contraire exacerbé dans son hostilité à la psychanalyse. Freud, dans son livre, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen, évoqua ainsi ce conflit : « Seule la superstition populaire qui renoue avec la tradition populaire de l'Antiquité, ne veut pas cesser de croire les rêves interprétables et l'auteur de l'interprétation des rêves à osé prendre le parti de l'antiquité et de la superstition populaire contre l'ostracisme de la science officielle ».

La question de cet ostracisme envers une discipline s'inspirant des mythes, des tragédies des présocratiques, et de la divinatio23 grecque, nous pose aujourd'hui cette question : a-t-il un rapport avec celui que des intellectuels comme Sartre ou Foucault nourrissent envers la psychanalyse ?

La deuxième face de la question est celle-ci : si le rapport de Freud à ce quadripode fondateur pour lui (mythe, tragédie, Empédocle, divinatio) passe par ce fil qu'est celui de la phusis-nature, l'ostracisme de Sartre et de Foucault pour la psychanalyse doit-il être situé dans ce qui est, avant tout pour eux, le rejet radical de la notion de « nature » humaine ?

La question vaut d'être examinée de près puisque, pour Sartre par exemple, le rejet de la Déclaration des droits de l'homme a une signification qui se voulant politique, s'inscrit en fait, plus profondément, au sein d'une conception de la « nature » qui, sur le plan phénoménologique, se transmet à lui comme « nauséeuse » (La Nausée).

Cette confrontation avec lui sur la notion de nature,  permet de savoir de quoi l'on parle quand on parle d'athéisme et plus particulièrement de l'athéisme de l'analyste.

La question de l'athéïsme : Sartre, Freud, Lacan

Si Freud se situe, tout comme Lacan, dans le sillage de l'athéisme des Lumières, vivent-ils pour autant tous les deux le même athéisme ? Je ne le pense pas. Alors qu'il est fréquent de considérer la pensée d'un croyant au regard du réel soutenant sa croyance, il n'est pas assez fréquent d'observer chez les chercheurs, une démarche consistant à évaluer de quelle façon la pensée d'un Freud, ou d'un Lacan, peut être guidée dans son élan par le rapport qu'elle entretient à la structure de leur athéisme. Il est concevable que l'athéisme de Freud est profondément différent de celui de Lacan et que dans cette différence gît peut-être un des points d'origine pouvant donner un certain accès à la différence théorique.

Si dans la perspective d'éclairer certaines différences existant, à ce niveau, entre eux, je m'intéresse provisoirement à Sartre, c'est que l'athéisme qu'il incarne est d'une limpidité dont le radicalisme permet de mieux situer la complexité des positions subjectives de Freud et de Lacan (j'avoue ne pas retenir pour mon propos présent l'évolution tardive de Sartre vers un certain mysticisme rencontré, dans les dernières années de sa vie, au cours de son dialogue avec Benny Lévy.)

Les Lumières sont le point de rencontre et de séparation de Freud et de Sartre. Alors que l'un et l'autre sont apparemment d'accord avec le type d'athéisme professé par les Encyclopédistes, ils n'en tirent pas les mêmes conséquences.

Sartre considère que les Encyclopédistes n'ont réalisé qu'une partie du chemin pouvant mener à une anthropologie authentique. L'obstacle qui, selon lui, arrête les philosophes des Lumières, est leur attachement au concept de « nature humaine » : c'est de l'attachement à ce concept métaphysique qu'il faut, pour lui, se défaire si l'on veut accomplir le passage à un existentialisme pour lequel « l'existence » précède cette « essence » métaphysique qu'est la « nature humaine ».

Il y a dans la perspective existentialiste de Sartre certains énoncés dans lesquels la psychanalyse peut reconnaître des analogies, par exemple, lorsqu'il dit que « l'homme tel que le conçoit l'existentialisme, s'il n'est pas définissable c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait ».

Il ne s'agit que d'une analogie, car l'homme sartrien « sera tel qu'il se sera fait », alors que l'homme freudien sera tel qu'il sera devenu à partir de ce qu'il aura fait de « là où c'était ».

Par ce « là où c'était », Freud évoque un réel, une « essence » non métaphysique car douée d'advenue historique. Le propre de cette essence est d'être une chose parlante, une chose « extime », chose freudienne, incarnant un intime dont la vocation radicale est d'être en rapport transférentiel avec une altérité extérieure.

Le paradoxe de cette « essence » tient à ce que, par elle, l'homme est assujetti en même temps à un déterminisme signifiant et à un au-delà de ce déterminisme : le pouvoir propre au signifiant est, en effet – comme le montre par exemple le mot d'esprit – de pouvoir subvertir l'ordre du langage.

Or pour Sartre, la « nature » de l'homme, son « essence », n'est en rien un réel « extime » : elle incarne au contraire un type de réel qui, s'il précédait l'existence, s'opposerait à l'accomplissement de cette existence car, il tracerait par avance les contours de l'existence à venir.

Pour imager son idée de « l'essence » de l'homme, Sartre évoque l'image d'un « petit pois fermé sur soi », doté d'une « nature immuable… foncièrement identique à lui-même parce que conçu sur le modèle de l'atome d'oxygène »24.

Lorsque je disais que ce « petit pois » sartrien était à l'opposé de l' « extime » dont parle Lacan, c'est que son identité à lui-même, son autosuffisance, l'excluait radicalement de tout rapport transférentiel aux autres petis pois de la boîte.

Cette conception de la nature humaine comme « petit pois » est l'articulation d'un point de vue philosophique de ce que Sartre, quelques années auparavant, avait décrit de façon romanesque dans La Nausée. Ce roman dans lequel s'est reconnue une génération évoque l'expérience autobiographique du jeune Sartre découvrant le fait que la nature est nauséeuse. De cette expérience de nausée, se traduisant à l'occasion de la contemplation d'un tronc d'arbre, Sartre rend compte de la façon suivante : « Les objets qui se donnent à voir sont comme des pâtes monstrueuses et molles, en désordre, d'une effrayante et obscène nudité… Nous étions un tas d'existants gênés, embarrassés de nous-mêmes… »

Il est légitime de se demander si de tels objets sont doués d'ek-sistence ? Ek-sister implique en effet un surgisement d'ex-nihilo. Or les objets de Sartre ne renvoient à aucun « nihilo » d'où un surgissement pourrait prendre un élan. Ils ne renvoient à rien d'autre qu'à eux-mêmes, à aucun « ailleurs » qui pourrait leur donner un aspect poétique.

Que faut-il, pour que l'existence puisse dispenser cette signifiance secrète que la poésie peut mettre au jour ? D'après Schelling, le premier à avoir évoqué l'angoisse qui nous saisit en présence de l'existence, il faut que l'angoisse n'empêche pas le surgissement de la « terreur sacrée » que les anciens étaient capables de ressentir devant l' « être-là » : terreur sacrée par laquelle s'avoue l'étonnement fondamental devant le miracle de la possibilité mystérieuse d'exister.

Ce qui est important de comprendre c'est la différence entre l'angoisse devant le trop plein de présence et l'angoisse du « frisson sacré » devant le mystère impénétrable de l'existence. Nous pouvons dire, que la nausée éprouvée par le héros de Sartre devant une racine d'arbre tient à ce que cette racine se donne comme une nature n'ayant plus aucun rapport avec la phusis : elle est dénuée de ce pouvoir dévoilant par lequel la phusis ne se donne qu'empreinte de ce mystère poétique qu'acquiert l'existant aussitôt que cessant de renvoyer à lui-même il ne cesse de renvoyer au brasier ardent par lequel le logos détient le pouvoir infini de faire apparaître une chose qu'il voue en même temps, à faire disparaître.

Définissons pour l'instant l'athéisme de Sartre comme position de l'homme devant une nature dénuée de toute donation possible. L'essence de la racine d'arbre de Sartre, close sur elle-même, est à l'extrême opposé de ce que peut être l'expérience poétique d'un Hofmannsthal, par exemple dans la Lettre de Lord Chandos 25: « L'autre soir, je trouve sous un noyer un arrosoir à moitié plein qu'un jeune jardinier a oublié là, et cet arrosoir avec l'eau qui est dedans, obscurcie par l'ombre, avec un scarabée allant d'un bord à l'autre à la surface de cette eau sombre, cette conjoncture de donnés futiles m'expose à une telle présence de l'infini, me traversant de la racine des cheveux à la base des talons, que j'ai envie d'éclater en paroles… »

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Par cette citation qui oppose à l'expérience d'un Hofmannsthal exposé à la présence de l'infini, celle d'un Sartre exposé à la pure contingence, nous sommes ramenés, à la question du rapport de Freud à la nature : comment se fait-il que le Freud admirateur des Lumières se réfère beaucoup plus aux Romantiques, et à l'Antiquité grecque qu'aux scientifiques, pour transmettre ce qu'il en est de son rapport à la nature ?

Autre façon de poser la question : qu'est-ce qui fait que Freud, incessamment exposé par sa clinique, à la rencontre angoissante du réel, ne soit pas amené à vivre ce qui, de la « nature » humaine se révèle dans le traumatisme, comme une expérience « nauséeuse » ? Si par expérience « nauséeuse » du réel nous nous référons, à travers Sartre, à ce que peut être la réaction d'une subjectivité découvrant qu'il n'y a rien à attendre d'un monde immonde, obscène, inhospitalier à toute métaphore poétique, nous nous posons cette question : par quelle orientation a pu être soutenu Freud lorsque, faisant l'expérience traumatique de l'immonde, il est parvenu à trouver, contrairement à Sartre, un au-delà inespéré au réel inhospitalier de trou-matisme ?

Si le trou-matisme annonce une mauvaise nouvelle : « il n'y a pas de signifiant, il n'y a rien à attendre de l'Autre », qu'est-ce qui fait que Freud ait pu être porté à pouvoir entendre cette autre nouvelle : « il y a du signifiant, il y a quelque chose à attendre, l'existence d'un sujet de l'inconscient » ?

C'est dans ce possible rapport au « il y a pas-il y a » que se joue le caractère paradoxal de l'athéisme de Freud. On peut toujours revenir avec le même bonheur à ce premier rêve décrypté par lui – le rêve de l'injection à Irma – où se déploie devant nous comment il rencontre le réel traumatique et comment il en sort.

Premier temps du rêve, Freud est confronté à l'abîme qui s'ouvre devant lui à l'instant où, à travers la contemplation de la bouche bée d'Irma, s'offre à lui la vision de chairs féminines intimes.

Qu'est ce réel trou-matique qu'il rencontre alors ? C'est la monstration d'un trou réel dans le symbolique, d'un trou incréé, signifiant qu'en ce point, le logos a perdu ses droits et ses pouvoirs.

Là est l'énigme du sexuel : si l'homme, ne « pense qu'à ça », c'est en vérité parce qu'en ce point, il n'y a plus de pensées, plus de mots, pour transmettre un signifié. Or c'est précisément là où l'inconscient fait silence, fait « motus » que le double sens de « motus » va agir : au point même où le logos ne dispose pas de mot va surgir une voix – celle de l'inconscient – qui va produire un mot incongru : « triméthylamine » dont le sujet parlant va soutenir ce que nous nommons son désir « x » : non seulement pour ne pas tomber dans le trou mais pour le franchir.

En somme, là où le logos disait « il n'y a pas » le sujet de l'inconscient répond contradictoirement : « il y a ».

Par la production de cet « il y a », une métamorphose s'est opérée : le rêveur qui, face au chairs féminines secrètes, aurait pu se réveiller pour sortir de l'angoisse, ne se réveille pas car la production du mot a tout changé, le rêveur n'est plus sous le regard médusant de la bouche bée, il cesse d'être «  mal vu » car il s'est prêté à ce que soit entendu son désir inconscient de symbolisation.

L'interprétation de la production de ce mot pose une question à laquelle Freud et Lacan ne répondraient peut-être pas de la même façon : est-il un mot surgissant « de » l'inconscient dans lequel il séjournait ? Où est-il un mot surgissant ex-nihilo ?

Reconnaître la dimension d'une création ex-nihilo implique de reconnaître l'existence d'un trou, d'un nihil à partir duquel une conception créationniste est implicitement évoqué. Cette conception créationniste, biblique, est beaucoup plus proche de la position de Lacan le « goy » que de celle du juif Freud qui, lui, reçoit de ses maîtres présocratiques la conception d'un monde incréé, existant de toute éternité.

De cette opposition entre eux se déduit, d'un côté, le recours massif de Freud au refoulement (c'est-à-dire à ce qui est déjà là) tandis qu'avec Lacan ce qui est évoqué avec insistance c'est la référence à un sujet surgissant ex-nihilo ou ne surgissant pas (forclusion).

Cette dualité peut être questionnée ainsi : quand un signifiant radicalement nouveau – comme triméthylamine – est produit, pensera-t-on que ce signifiant appartient au logos grec impersonnel ou au davar biblique, c'est-à-dire à la parole ?

Cette question fut, à ma connaissance, abordée pour la première fois par Lacan dans la dernière leçon de son séminaire II26. Le débat porte sur la position à prendre envers les héritages grecs et bibliques au sujet du verset de Jean « au début était le verbe ». Quel est le réel originaire traduit par le latin verbum ? Lacan opte pour logos, le langage, alors que son contradicteur avance que pour l'évangéliste, qui parlait araméen, verbum renvoie au davar biblique.

Premier aspect de la question : le plus originaire est-il logos ou davar ? Langage ou parole ?

Cependant il est possible de ne pas poser la question en terme dualiste et de demander plutôt à quelle condition la dimension impersonnelle du langage se transmet en une parole adressée à un sujet à venir ?

Cette discussion est reprise en 1975 dans le séminaire « L'insu que sait de l'une bévue s'aile a mourre », dans lequel Lacan m'avait demandé d'essayer de formuler la façon dont pouvait s'énoncer l'instant de sidération originaire dans lequel se produisait une première rencontre subjectivante entre le signifiant absolu de la Dritt Person et le sujet à venir. Je supposais, à cet égard, qu'il était possible de repérer, dans une cure analytique, que cette rencontre pouvait se produire à l'issue d'un franchissement en trois temps, de l'activité dénégatrice du moi. Je proposai à Lacan de considérer que le franchissement moïque étant accompli, le sujet pouvait – comme dans un mot d'esprit – rencontrer la Dritt Person et s'adresser à elle, lui disant : « c'est Toi ». Comme si « Il » ou « Elle » pouvait être situable en tant que « toi » .

Dans le séminaire suivant, Lacan proposait une interprétation plus radicale de ce « c'est Toi » en proposant de l'écrire : « Toi sait ».

Avec « Toi sait », cesse de ne pas s'écrire l'impossible rapport du sujet et de l'Autre pour autant que se réalise la mise en circulation d'une pulsion invoquante par laquelle l'émetteur peut recevoir du récepteur son propre message sous forme inversée.

Premier temps de la pulsion : l'émetteur (la Dritt Person) s'adressant au récepteur en lui disant : « Toi sait » lui signifie : « c'est Toi, sujet de l'inconscient, qui est sujet supposé savoir : supposé savoir comment faire pour devenir ».

Deuxième temps, retournement de la pulsion par lequel le sujet supposé devenir est devenu et s'adresse, en tant que tel, en inversant le message reçu en message adressé à l'Autre : « c'est parce que je sais qu'il y a une adresse possible, que je peux parler et dire, par exemple, triméthylamine ».

La différence entre « c'est Toi » et « Toi sait » reprend d'une certaine façon le dernier chapitre du séminaire II à ceci près que, vingt ans plus tard, Lacan modifie son point de vue : l'originaire ne serait plus le langage, le logos, mais la parole énonciatrice – « Toi sait » causatrice de transfert.

De cette invocation causatrice Lacan pose cette question sidérante dans son commentaire du rêve d'Irma.

Pourquoi demande-t-il, le message « triméthylamine » n'est-il pas purement et simplement comparable à un message hallucinatoire psychotique ? Réponse : parce que c'est un message adressé.27

Adressé à qui ?

En ce point, Lacan fait une interprétation extraordinaire du transfert de Freud en disant que ce message qui n'a apparemment aucun sens est, en vérité, surabondant de sens si l'on comprend que c'est un message transférentiel  adressé à un Autre qui n'est pas là mais qui pourrait, un jour, être là : cet Autre que Freud invoque en voulant faire reconnaître, qu'à travers « triméthylamine » passe le message d'un sujet de l'inconscient qui cherche une adresse, serait, selon Lacan, la communauté des psychanalystes qui n'existe pas encore au moment où Freud fait ce rêve. Communauté en somme à laquelle l'inconscient du rêveur Freud s'adresserait en lui disant « tu peux savoir – scilicet ».

La formule « Toi sait » n'exprime pas tout à fait la foi du charbonnier, elle ne dit pas « Je sais que “toi” est là », elle dit, par exemple, dans le cas de Freud s'adressant dans sa solitude à un auditeur virtuel : « je sais, en ton absence, que tu pourrais venir. Je suppose même que la force de ma supposition peut contribuer à te faire venir ».

Si l'athéisme de Lacan passe par une laïcisation du Nom de Dieu : « le dieu - le dieur - le dire »28, l'athéisme de Freud est plus proche de la position de ces physiciens pré-socratiques inventeurs de la phusis : substituant au nom des Dieux des noms de choses (la terre, la mer, le ciel, l'éther), ils introduisaient un nouveau type de rationalisme qui les fit suspecter d'athéisme par les prêtres de la cité. Mais ces physiciens qui contestaient la Théogonie d'Hésiode ne désacralisaient pas pour autant la phusis.

Cette phusis avait pour eux, de même que pour les tragiques comme Sophocle, une signification qui excédait largement le sens que prit le mot quand il vint à signifier progressivement « la » nature comme une sorte d'idéal personnifié (la déesse Nature).

Pour ces présocratiques, Empédocle et Héraclite en particulier, la phusis n'était pas une personne, elle désignait l'action exprimée par un verbe : par le verbe phuesthai  qui signifiait « naître, croître, pousser » fut transmise à Freud une représentation de la nature irréductible au modèle de machine que Descartes permit d'appréhender comme mécanisme.

La nature comme mécanisme pouvait convenir à Freud au sein de sa participation à l'athéisme des Lumières pour autant qu'il niait la création ex-nihilo du monde. Mais cette nature mécanisée ne pouvait convenir au disciple d'Empédocle pour qui la phusis était un verbe évoquant des forces qu'il ne refusait pas de nommer de noms divins : Eros, Thanatos, Logos, Ananké.

Si le grand mystère que nous laisse Freud est celui de l'articulation Eros-Thanatos, telle qu'il la reçoit d'Empédocle, celui que nous laisse Lacan est celui du Logos.

Si Eros renvoie d'une certaine façon au verbe phuesthai  – ce qui tend à naître – et si Thanatos renvoie à ce qui tend à faire mourir, l'articulation que tente Freud entre pulsion de vie et pulsion de mort nous laisse cette énigme : c'est de la même force que vient le mouvement nous portant, à naître et à mourir.

Quant à Lacan, voici comment il énonce ce qu'est pour lui le mystère de la rencontre entre le logos et le réel humain29 : « Que l'homme soit nécessaire à cette action du logos dans le monde… nous avons à voir… comment l'homme y fait face, comment il le soutient de son réel… c'est-à-dire de ce qui lui reste toujours de plus mystérieux ».

Ce qui lui reste de plus « mystérieux » c'est cet « x » par lequel est rappelé à l'homme que si la vie vaut d'être vécue c'est qu'envers et contre tout demeure quelque part une valeur propre à l'acte de parole. La psychanalyse sait que cette valeur, malmenée par la politique et les mass médias est cependant douée de résistance et d'insistance : en révélant à l'homme qu'il est nécessaire à l'action du logos dans le monde elle l'expose - comme peut aussi le faire l'art - aux effets inespérés d'un désir démesuré.

-Freud Portant la chouette Athena sur l'épaule Axelle du Rouret

Freud portant la chouette Athena sur l'épaule
















Notes

Lacan. Séminaire VII. L'Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986.

2 Le Nouvel Ane n°2, décembre 2003, p. 13-14.

3 J.-A. Miller, Revue Cités n°16, 2003, p. 110.

4 Souligné par nous.

5 J.-A. Miller, op. cit p. 109.

6 Petit discours aux psychiatres , 10 novembre 1967.

7 B. Stiegler, Insistance n°1, Octobre 2005.

8 B. Stiegler. La Technique et le Temps, Galilée 2001, 3 volumes.

9 S. Freud, L'Interprétation des rêves, PUF 1967, p. 153-163.

0 M. Daraki. Dionysos, Arthaud 1985.

1 Alain Badiou, Saint Paul, la fondation de l'Universalisme, PUF, 1997

cf. L'Ethique, Hatier, 1993

2 Ce lien entre marxisme et psychanalyse a été récemment évoqué par J.-A. Miller, Le Nouvel Ane n°2, p. 14 : « le président Mao avait défini la ligne de masse, qui consistait à discuter avec les paysans pauvres et à extraire de leur expérience un savoir. Moi qui avais été Maoïste… j'y reconnaissais aussi le principe de Lacan : “ l'émetteur reçoit du récepteur son message sous forme inversée…” »

3 André Glucksmann, Les Maîtres penseurs, Grasset 1977.

4 Voici comment le « catéchisme de l'église catholique – Mame Plon 1992, § 402-409 – évoque le péché originel : « à la suite de saint Paul, l'Eglise a toujours enseigné que l'immense misère qui opprime les hommes et leur inclination au mal, ne sont pas compréhensibles sans leur lien avec le péché d'Adam… ce péché affecte la nature humaine… qu'Adam et Eve vont transmettre dans un état déchu… »

5 A. Didier-Weill, Invocations – Dionysos, Moïse, saint Paul et Freud, Calmann-Lévy, Petite bibliothèque des idées, p. 105.

6 Lacan, séminaire VII. L'Ethique de la psychanalyse, Seuil, p. 84.

7 Lacan, op. cit. p. 85.

8 P. 63-64.

9 Epître à Timothée, I, 9 : « La loi n'est pas là pour le juste, mais pour les gens insoumis et rebelles impurs et pècheurs et sacrilèges et profanateurs, parricides… »

20 Le nouveau catéchisme de l'église catholique, § 65.

21 Sur cet « x » en tant qu'expérience d'un désir au-delà du fantasme : Lacan, Séminaire XI, Seuil 1973, § 20.

22 Le Contrat social, Garnier Flammarion, p. 91.

23 Sur la question du rapport de Freud à la « divinatio » il faut lire : C. Muller, L'Enigme, une passion freudienne  Erès, 2004.

24 Les Temps modernes n°1, 1945.

25 Hugo Von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos, Paris 1992, p. 47.

26 Lacan, Séminaire II, Seuil 1978, § 24.

27 Lacan, op.cit., p. 202-203.

28 Lacan, Séminaire XX, Encore, Seuil 1975, p. 44 : « Dieu est le lieu où… se produit le Dieu - le dieur - le dire. Pour un rien le dire ça fait dieu. Aussi longtemps que se dira quelque chose, l'hypothèse dieu sera là. »

29 Lacan, conférence inédite du 20 mai 1959. 

30 Lacan, séminaire XI, 1973, p. 248.

  • 1.

    * Le concept de désir X prend aujourd'hui, avec la parution de « Livre noir de la psychanalyse » un relief particulier : au-delà d'une prétention à la scientificité, le fil qui tisse le texte de ses auteurs est celui de l'horreur que peut causer l'existence d'un tel désir.

  • 2.

    Lacan. Séminaire VII. L'Ethique de la Psychanalyse, Seuil, 1986.

  • 3.

    Le Nouvel Ane n°2, décembre 2003, p.13-14.

  • 4.

    J.-A. Miller, Revue Cités n°16, 2003, p. 110,.

  • 5.

    Souligné par nous.

  • 6.

    J.-A. Miller, op.cit.

    6 Petit discours aux psychiatres, 10 novembre 1967.