Voyages en utopie avec Jean-Luc Godard

Anna Karina

Autres critiques de l'auteur

Everybody knows par Dominique Chancé

Everybody knows 2

Asghar Farhadi, Everybody knows, 2018. On se demande pourquoi un cinéaste iranien fait un film en Espagne et lui donne un titre en anglais. De tout cela, il s’est expliqué dans la presse et, dans le fond, le caractère méditerranéen, les peaux sombres, les yeux noirs,...

Lire la suite

Mister so and so de Hong Sang-Soo par D. Chancé

la camera de Claire

Mister so and so Le cinéma du Coréen Hong Sang-Soo nous apporte une vraie bouffée d’air. Pour qui a suivi la série de ses films depuis In another country, déjà tourné avec Isabelle Huppert sur un mode léger, puis Un jour avec, un jour sans, Seule...

Lire la suite

Raymond Depardon, 12 jours : Beckett au parloir. D. Chancé

12 jours

Raymond Depardon, 12 jours : Beckett au parloir. Je ne sais pas ce qui me révolte du film ou de la procédure qu’il décrit, ou bien encore s’il s’agit de la procédure dans le dispositif bref, d’un film qui me concède une position intenable, m’enfermant avec...

Lire la suite

Pages

Le site de l exposition S'il n'a cessé de provoquer débats et controverses depuis près d'un demi-siècle en déconstruisant les formes cinématographiques, Jean-Luc Godard fait au moins consensus sur un point : son nom est pour ainsi dire devenu synonyme de cinéma, sa figure de conscience ultime de l'histoire du cinéma ayant d'ailleurs fini par éclipser ses propres films. L'ampleur de sa réflexion sur l'image, à travers ses films de fiction, ses essais vidéos, ses écrits et ses innombrables prises de parole est telle qu'il est pratiquement impossible de penser la mise en scène, le rapport entre la fiction et le réel, la forme et le politique, bref toute l'économie symbolique des images dans nos sociétés, sans passer et repasser par Godard, sa science du montage et son goût des aphorismes. Jean-Luc Godard a beau dire que l'on a encore jamais vu le vrai cinéma, revoir la totalité de ses films à ce jour sera l'occasion d'en entrevoir nombre d'éclats fulgurants. Cette rétrospective est la première intégrale jamais consacrée au cinéaste. Ses multiples interventions à la télévision sur l'image ainsi que de nombreux films et documents avec ou sur lui sont également présentés, comme autant de développements incontournables de sa pensée et de son oeuvre. Avec la publication d'un catalogue, Jean-Luc Godard : documents, cette rétrospective accompagne la grande exposition conçue par Jean-Luc Godard pour le Centre Pompidou, "Voyages en utopie, Jean-Luc Godard, 1946 –2006" Centre Beubourg Georges Pompidou Gallerie sud Jusqu'au 14 aout 14h-21h

Voyages en utopie avec Jean-Luc Godard

Je ne sais pas où est l’utopie dans cette exposition où je n’ai guère vu que le monde bien réel qui nous entoure : guerres, violence, mobilier conventionnel, barrières infranchissables. L’utopie est peut-être alors dans l’exposition qui devait être réalisée et n’a pas eu lieu. Disons tout de suite que le vrai sujet d’émerveillement de cette exposition, c’est son absence, son état de projet entre celui qui n’a pas été possible et ce qui en reste, inachevé, ce chantier assez précaire comme un « ouvroir potentiel ». Comment pourrait-il en être autrement ? Le cinéma de Godard peut-il trouver à se dire ailleurs que dans un film ? Quand on voit un film de Godard, on se dit qu’il est plasticien, qu’il est l’un des grands auteurs de notre siècle et aurait pu être poète, écrivain, qu’il est également musicien et aurait pu devenir un maître du son, à la façon d’un Aperghis. Et pourtant, Godard n’est ni écrivain, ni musicien, ni plasticien, il est cinéaste et c’est son écriture cinématographique qui réalise à chaque fois un poème qui tient à la fois de tout cela et ne peut être qu’autre chose. L’exposition, tout en se faisant installation n’a pas une grande force plastique, heureusement pourrait-on dire. C’est plutôt une possibilité de déambulation rêveuse, comme son titre l’indique. Aucun objet n’y parle pour lui-même, ce n’est pas une collection, ni un ensemble mais un dispositif inachevé que l’on peut accompagner. Le son n’y est pas très présent, mais il est un peu là, non pour meubler, toujours un peu décalé, à distance. Les textes sont très fragmentaires, très elliptiques, avec des livres cloués (au pilori de notre civilisation ?) vissés (dans nos crânes ignorants ?), parfois littéralement supports sur lesquels appuyer une table, un établi, objets traversés de violence et accrochés par un désir d’appropriation, plutôt fermés pourtant, qu’ouverts. Ce sont des outils, des matériaux bien concrets avec lesquels on pourrait avoir une relation de force à force plus que de vénération.

L’utopie est associée au temps qui commande l’organisation des espaces. On peut se demander si ce n’est pas parce que les temps séparés d’avant-hier, d’hier et d’aujourd’hui, sont des utopies, des lieux impossibles, parce qu’ils ne nous sont pas vraiment présents, ni même représentables. Ils communiquent cependant par une phrase à lire, sur le mouvement ; et il faut bouger, faire des allers-retours, pour lire entièrement cette phrase (mais il en manque toujours quelque chose). Le cinéma c’est ce mouvement qui donne sens à la matière, c’est ce jeu de distance et de mise en relation des éléments, c’est l’utopie. Pour une fois, ce serait le spectateur qui ferait le film, invité à se déplacer d’un élément à l’autre, à faire le montage lui-même, à mettre le temps qu’il désire sur chaque plan, à arrêter ici, à répéter la prise ailleurs. Joli cadeau. Un film en suspens, avec ses matériaux, un film à faire. Godard nous donne tous les fragments de son art : citations de textes, de films, de tableaux, petits bouts de ses créations, esquisses de décors, espaces meublés, possibilité de déambulation. On peut essayer de faire un film de Godard avec tout cela. Mais je n’ai pas réussi, les choses sont restées un peu inertes. Je me suis contentée de désirer un autre film de Godard.

Ce qui m’a frappée dans cette exposition, c’est un certain vide d’abord. Beaucoup d’espace, peu de choses. Une sorte d’arte povera : les matériaux crus, des maquettes, rien de sophistiqué, de fignolé, tout bricolé. Cela renvoie à un art de Godard, des films-chantiers, des matières très présentes, la trace des gestes, des processus, des choses, par exemple dans Notre Musique, mais aussi dans Les Carabiniers, One + One, dans King Lear, et pourquoi énumérer, dans tous les films, sans doute : le magnétophone, le micro, la bande enregistreuse, le matériel et les meubles très bruts, la terre aussi, les corps, les vêtements, tout très présent, sans raffinement, sans épuration. Il y a aussi des films où l’on voit des chantiers, comme One+One, ou Made in USA, mais le film en lui-même est un chantier, comme Passion. Il y a une grande modestie du cinéma comme bricolage, travail manuel et approximatif, mais c’est aussi une façon de prendre la mesure d’un monde/chantier, tout percé de fosses, éventré, violent, inachevable, au pouvoir des grues et des ouvriers qui ont le courage et la force de le pétrir, de s’y accrocher et d’en souffrir, bref de travailler.

Cet espace assez vide est jalonné par des petites maisons, des maquettes, lieux éphémères de cinéma, décors, petits pièges ouverts par en haut, avec quelques fenêtres, lieux de la lanterne magique et des bobines qui tournent plus ou moins sur elles-mêmes, lieux du montage, également. Cela nous rappelle que nous sommes aussi dans ces trois petites boites que sont les salles de l’exposition. Mais ces boites s’ouvrent également sur les chantiers et les rues de Paris, par des fenêtres bien venues, et ces espaces restent béants. Plutôt que par une forêt de bambous, un peu incongrue ici, la nature est surtout suggérée par les films. Les écrans s’ouvrent sur des extérieurs, des routes, des plages, des mers. Le cinéma donne le mouvement dans ces lieux clos. Il est l’utopie de ces matières et de ces espaces.

Finalement, le travail de Godard est très concret, très matérialiste et pas forcément allégorique. Les signes qui s’y multiplient sont souvent à prendre assez littéralement, assez simplement, comme dans ses films. Bien sûr, cela fait penser, rêver, on peut associer à loisir comme autour d’un poème, on sent que cela pourrait devenir une longue méditation, comme chaque film de Godard qui s’avère inépuisable. Mais c’est en même temps un jeu d’enfant, il faut s’y laisser faire, innocemment, se laisser transporter, dans le petit train de marchandises, d’un bout de phrase à l’autre pour découvrir en marchant l’importance du mouvement, afin de saisir le sens. Malgré tout, le manque demeure, dans les choses, dans le sens, on ne peut pas tout saisir, et c’est très bien comme ça. Comme dans son cinéma, Godard dit des choses très simples et évidentes, sur la relation homme/femme qui est si difficile, parce que la relation à l’autre est relation à l’absence, et que cela se passe dans l’inconscient (plus fiable dans cette relation que les discours et les intentions), sur la guerre et la violence, partout, toujours, sur des corps qui deviennent objets, viande, dans les cuisines aménagées de la société de consommation. Il nous parle de la culture et des livres dont la circulation est toujours étrange, dans ces librairies-bibliothèques qui, de One+One à Notre Musique, sont lieux d’échange et de ruine, d’entassement et de chaos, mais aussi promesse de rencontre, de permanence à être, au cœur du chantier. Le guide imprimé par le Centre Pompidou donne quelques pistes pour cette exploration où les films offrent peut-être les vraies ouvertures, la variation, la composition, la lumière, le mouvement, dans un monde répétitif, figé, décomposé, sombre et fermé sur ses frontières tant logiques que politiques.

Mon expérience de Godard, on le voit, est un peu à contre-pied de ce qu’on en dit assez souvent. Cela a toujours été pour moi le cinéma le plus réaliste et le plus sensible. Chaque film ou presque me fait m’écrier : oui, le monde est comme ça (hélas !). Un monde tragique, chaotique, fait de la violence de l’histoire, un monde où les hommes et les femmes sont juxtaposés, errants, dans une autre violence encore, du désir et de la difficulté à se parler, à s’entendre. J’ai vu Numéro Deux, il y a bien longtemps, et j’ai pleuré. Cela parlait de ma vie. Et puis, il y a le jeu entre les discours et la parole, le son et l’image, le visage et les lieux, tout ce que Godard déconstruit et remonte pour qu’on y voie un peu plus clair dans nos souffrances et qu’on libère aussi un peu d’énergie, un peu de désir. Les images n’y sont que rarement belles pour elles-mêmes, mais toujours la beauté naît d’un rapport, d’une tension. Et soudain, l’arabesque d’une jeune femme sur un balcon, ou un ciel extrêmement bleu strié par la ligne d’un avion, ou encore un peignoir jaune, font éclater la grâce, la beauté pure. Et puis, on rit beaucoup, de la folie des hommes et de la folie de Godard, vieux génie délabré dans King Lear, coiffé de bandes magnétiques très shakespeariennes.

J’ai vu Pierrot Le Fou à 13 ou 14 ans, c’était presque mon premier film. C’était lors d’un merveilleux et unique festival de cinéma entièrement gratuit, offert par la ville de Caen. Nous venions de la banlieue, deux collégiennes sans culture ni contexte, venues pour s’amuser et se faire siffler dans la rue. La salle était bondée. J’ai beaucoup ri, j’étais éblouie, ça allait très vite. Et soudain, avec cet étrange gilet plein de couleurs que revêt Pierrot (encore une blague, une fantaisie !) j’ai compris qu’il allait exploser, mourir, que c’était tragique. J’étais bouleversée. J’ai su immédiatement que je ne voulais plus voir que des films comme celui là. Je ne sais pas tout ce que veut dire Godard, je le lis comme l’un des grands poètes de notre temps, un peu mélancolique. Je l’aime, il me fait rire, pleurer, penser, il me parle du monde et de notre histoire. Je souhaite à tous un bon voyage dans son cinéma, sans crispation, sans vouloir à tout prix qu’il rende des comptes au bon sens, en laissant jouer et en jouant avec tout ce légo de vie, de mort, de désir, de matière en mouvement qu’est son cinéma.

Dominique Chancé.