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Everybody knows 2

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Asghar Farhadi, Everybody knows, 2018.

On se demande pourquoi un cinéaste iranien fait un film en Espagne et lui donne un titre en anglais. De tout cela, il s’est expliqué dans la presse et, dans le fond, le caractère méditerranéen, les peaux sombres, les yeux noirs, la vie d’une province rurale proche du clan ou de la tribu, les regards suspicieux à l’égard des étrangers et des intrus, bien des traits font de ces scènes espagnoles un drame qui aurait pu se jouer en Iran ou dans d’autres contextes villageois.

Ce n’est pas cela qui m’a déçue dans ce film d’un cinéaste qui m’a passionnée jusqu’alors et dont j’ai vu tous les films depuis La Séparation, en remontant jusqu’à La Fête du feu (2006), avec le même étonnement. Mais cette fois, je n’ai pas marché. Non que le scénario soit plus emberlificoté ou moins crédible que dans les précédents films, ni même que les enjeux moraux y soient moins complexes, car cette histoire d’argent qui circule en boucle, comme si ceux qui s’en croient les propriétaires légitimes avaient tous les droits pour le récupérer, même au prix de la violence et de l’injustice, la famille se faisant finalement complice d’un détournement/retournement, contre l’intrus qui avait osé s’enrichir grâce à son talent, et à une faveur que lui avait faite la fille de la maison.

Mais le cinéma n’est pas un monde étanche et le film ne réussit pas à devenir cette matière un peu anonyme, un peu sourde qui porte autre chose qu’elle-même, un sens, une lumière, une œuvre. Car tout le monde sait que Javier Bardem et Pénélope Cruz sont mariés. Et l’on ne voit plus le couple des personnages amants, puis séparés, ambigus, traversés par cette sombre histoire qui les lie de nouveau. On se demande comment ils vivent ensemble, s’il est facile pour un homme, fût-il aussi costaud, d’aimer une femme aussi belle que Pénélope Cruz, et de répondre à cette sensualité débordante que l’image ne cesse d’exhiber. On se demande s’il n’a pas un peu grossi. Il faudrait qu’il fasse attention, parce que de son côté, elle se maintient. Bref, on ne croit pas aux personnages, tant les acteurs occupent la scène. Il faut vraiment que Pénélope et Javier affirment dans Fémina et autres journaux qui font la promotion, que Pénélope, malgré son air de femme épanouie et joyeuse, est en fait ultrasensible, et même un peu torturée ; il faut savoir qu’elle s’est évanouie en tournant l’une des scènes, tellement elle cherchait à donner de l’émotion, pour que ces personnages sous perfusion tentent d’exister. Mais ce sont encore les acteurs et leur performance qui prennent le pas et la question essentielle : comment jouer avec son mari, avec sa femme ? Et Pénélope de déclarer : Javier est un acteur extraordinaire ! Et puis, depuis qu’elle est devenue mère, elle comprend mieux ce genre de rôle, etc.

Mais tout le monde sait, Everybody knows, Todos lo saben, que Penelope Cruz est une marque de vêtements et il est bien difficile de l’oublier quand elle déambule dans une nouvelle robe à chaque séquence, toujours élégante, piquante, cette Espagnole revenue d’Argentine, épouse d’un mari « ruiné » et bien incapable de payer une rançon exorbitante, dans ce village du fond de la campagne espagnole où elle arbore un chic impeccable et très hollywoodien.

Est-ce que les comédiens jouent mal, est-ce que le réalisateur, malgré ce qu’il en dit, dans les entretiens de promotion, a manqué d’oreille parce qu’il ne les entendait pas vraiment en espagnol et ne voyait pas non plus, me semble-t-il, à quel point ils sont étrangers à leurs personnages ? Le cinéma ne peut pas ignorer les conditions dans lesquelles il est fabriqué. Les meilleurs films en tirent leur substance même, jouant sur les tensions, les relations internes au tournage, les décalages exquis d’un Jean-Pierre Léaud, par exemple. Jean-Luc Godard ne déclarait-il pas que À Bout de souffle était un documentaire sur Belmondo et Seberg ? Comment travailler avec Isabelle Huppert aujourd’hui, sans prendre à bras-le-corps le mythe, la carrière, l’histoire du cinéma qu’elle incarne, comme sait si bien le faire le Sud-Coréen Hong Sang-Soo ?

Le charme des premiers films vient, à l’inverse, de ce que, précisément, on ignore les comédiens — Golshifteh Farahani, découverte dans À propos d’Elly, éblouissante et fraîche, encore anonyme —, on ne voit que les personnages. Les acteurs agissent sans faire écran. Il faudra beaucoup de talent et de modestie ou la ruse d’un metteur en scène pour qu’ils puissent de nouveau, une fois célèbres, offrir un écran sur lequel se projette l’image d’un autre. Certains se déplacent avec agilité pour sans cesse prendre l’acteur à contre-pied et certains acteurs ont l’art d’être assez anonymes et vides pour se prêter à tout.

Après, comment voir Rodin derrière Lindon, comment croire en Lindon en ouvrier anonyme ? Il vaut mieux regarder Les Prolos de Marcel Trillat (2002) ou découvrir le vrai Charles Piaget dans Lip, L’imagination au pouvoir, de Christian Rouaud (2007). C’est très émouvant.

Curieusement, ce problème se pose rarement au théâtre où les acteurs restent le plus souvent inconnus, ou peu connus personnellement et où leurs différentes apparitions ne tissent pas cette fiction dont se nourriraient les metteurs en scène ou contre laquelle ils devraient lutter. Quand on va voir une pièce montée par Ostermeier ou Nauzyciel, on sait à peine qui joue, bien que les acteurs soient prodigieux. Et même si l’on a repéré quelques grands comédiens, à l’instar de Dominique Blanc, jamais, me semble-t-il, leur personne ou leur renom ne viennent parasiter leur présence scénique.

Espérons que Asghar Farhadi reviendra bientôt nous raconter, dans son langage, quelque chose qu’on ne sait pas déjà.

 

Dominique Chancé

Comments (1)

La passion de Brady. Avril 2018. Par Anne Guillam

Je suis allée voir "the rider", le film de Chloé Zhao. Je vous le recommande. Il n'est pas étonnant que le film s'en tire avec le grand prix du festival de Deauville 2017 pour cette réalisatrice qui livre là un premier long métrage d'une finesse et sensibilité extraordinaires. Brady, jeune Cow boy et dresseur de chevaux passionné de rodéo, se voit contraint suite à un chute de cheval d'arrêter cette activité qui le passionne et l'inscrit comme personnage héroïque au sein d'une communauté d'hommes, dans une contrée du Dakota Sud. Difficile de renoncer à une passion située au centre même d'une existence. Le film déplie le trajet de cet homme pour s'en débrouiller, sans y renoncer tout à fait. La blessure au crâne interdit toute reprise d'activité mais Brady ne peut résister au goût du dressage. Dans ce contexte, les scènes de dressage de chevaux amenées dans ce rythme lent de la reprise d'activité de Brady et filmées de prêt, avec la sobriété du style documentaire, sont d'une pure beauté.
Dans la plus grande subtilité, le film donne à éprouver au spectateur en prise directe avec les émotions de Brady, ce qui se joue entre le dresseur et le cheval, tant pour le dresseur que pour la bête, chacun se rejoignant sur le terrain de sa propre blessure.
Le film raconte l'histoire réelle de Brady et ce sont les personnages réels qui jouent leur propre rôle. La distance introduite par le jeu d'acteur incarnant habituellement au cinéma un personnage autre que lui-même est ici abolie, c'est sans doute ce qui donne aux scènes de dressage et de rodéo ce caractère si authentique et si naturel. D'où ce sentiment de justesse, de simplicité qui se transmet au spectateur. Rien n'est grandiloquent, c'est là la réussite de ce film. Un passage est particulièrement fin et troublant : lorsque Brady renonce à abattre son cheval qui blessé ne pourra plus chevaucher. La passion commune qui les unit : chevaucher dans les grands espaces naturels, les identifie l'un à l'autre. Ainsi Brady qui doit continuer à vivre malgré sa blessure et la passion contrariée ne peut tuer son cheval. Il suffit d'un regard porté sur la bête pour que le courage lui manque, il se détourne rattrapé par ses pensées. On a compris, il ne la tuera pas. C'est son père qui s'en chargera, reprenant à sa charge ce qui humanise le fils. Car si on achève bien les animaux lorsqu'ils ne peuvent plus courir, l'humain lui doit trouver le courage de continuer à vivre avec ses blessures.

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