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Les toxicomanies entre parure et parades
Les toxicomanies entre parure et parades
La logique du marché, l'ultra libéralisme soutenus par les pouvoirs politiques, sanitaires et médicaux ont emporté la question des soins vers des horizons autrement lucratifs. Début septembre 2000 un article dans "Le quotidien du médecin " annonçait sur un ton triomphal que le Subutex1 était prescrit à 94 pour cent par des médecins généralistes et que cette proportion atteignait 97 si l'on s'en tenait à la seule médecine libérale. Le démantèlement du dispositif spécialisé, annoncé, est désormais en bonne voie ; ce sont des centaines voire quelques milliers de praticiens qui sont ainsi désavoués. Quelques dizaines de milliers de toxicomanes effectifs qui sont voués au bricolage de substitutions aléatoires et souvent dangereuses ; ce sont quelques centaines de milliers de pseudo-toxicomanes qui sont rendus vraiment pharmacodépendants par les bons soins de praticiens mal ou peu formés. Ainsi le Subutex [Une synthèse des études menées en France sur l'usage du Subutex a été réalisée par le Dr Alain Morel. Elle est consultable sur le site de l'ANIT (Association Nationale des Intervenants en Toxicomanie)] est au 14° rang des 200 médicaments les plus prescrits constituant le tiers de la consommation totale nationale. Dans le Val de Marne, par exemple, il atteint 1,2 pour cent de la consommation de médicaments : ce chiffre est exorbitant. Faut-il en conclure qu'il y aurait, en suivant une logique proportionnelle, plusieurs centaines de milliers de toxicomanes relevant de prescription à haut dosage de buprénorphine en France ou faut-il considérer ces résultats comme ceux d'une excellente affaire commerciale ?
Elaboré à partir des témoignages de ceux qui expérimentent ces simulacres (élevés au carré puisqu'ils pallient, ou sont censés pallier eux mêmes un artifice de jouissance) ce texte pourrait éclairer de manière rétrospective cette nouvelle figure de l'hystérie qui emballe tout le monde à commencer par ceux qui s'en font les porte-drapeaux et les victimes.
Les toxicomanies entre parure et parades
Les conflits sociaux, les remous politiques qui y sont attachés, des procés retentissants, les violents désordres du monde ont semble-t-il un peu détourné l'attention des médias et du même coup celle du public, du spectacle toxicomaniaque.
Si longtemps en France comme ailleurs, affaire privée ou réservée, plutôt discrète comme il convient aux goûts particuliers que chacun peut nourrir, exotiques ou condamnés par la morale en vogue (dont on sait combien elle se montre versatile voire volatile, éthérée pourrait-on dire...), la toxicomanie en moins de vingt ans est devenue un grand spectacle où quantité d'acteurs s'agitent.
Je suppose connue cette caractéristique (qui tend à se généraliser) des toxicomanes : l'empressement. En tout cas ceux qui ont rencontré un nombre important de toxicomanes, ou, disons par prudence, de personnes qui se déclarent toxicomanes, savent bien à quel point ils privilégient l'urgence, la satisfaction instantanée, le flash pas seulement dans l'usage d'héroïne. C'est une donnée phénoménologique quasi-constante dans la demande qui nous est adressée par eux.
Bien entendu, la prévalence de l'objet dans l'économie de marché, sa dictature sur le désir n'est pas moins importante. Je ne force rien en faisant remarquer que c'est très précisément le second trait quasi-constant des personnes se plaignant d'une assuétude : ils prêtent, dans une sorte d'entification de diabolisation ou de divinisation un pouvoir exorbitant à leur (s) objet (s) de consommation.
On le voit les "toxicomanes" [Il semble souhaitable de mettre ce terme entre guillemets dans cette sorte d'approche critique du phénomène] se parent de caractéristiques qui sont celles-là même de notre modernité : précipitation et pragmatisme idolâtre. Les toxicomanes seraient-ils des devanciers, des émissaires de l'avenir, des prophètes inspirés ? Ne peut-on, en effet, repérer dans la figure du toxicomane, dans sa soumission les traits paradoxalement caractéristiques d'un devancier, d'un précurseur ? N'est-il pas la figure attendue de l'homme à venir, celui déjà prédit par les romanciers du début du siècle. Quel devenir ? Celui que Freud sut repérer sous divers déguisements, comme l'aboutissement, l'oeuvre de cette pulsion elle aussi paradoxale qui nous ramène au silence et à la paix de l'inorganique. Ne doit-on pas considérer ce féroce appétit d'apaisement, de cessation de tout tourment, d'extinction de toute passion dérangeante comme l'expression la plus aboutie de cette exigence de tranquillité que seule la mort réalise.
Par ailleurs n'y a-il pas plus qu'une simple analogie entre l'histrionisme empressé de certains hommes politiques et la demande empressée du toxicomane ? Tous deux ne sont-ils pas également soumis aux impératifs d'une actualité dictatoriale, tyrannique ?
En tout cas parler de ces conduites ne me semble pas nous éloigner d'une réflexion sur notre rôle dans le champ social bien au-delà de la mission thérapeutique dont il peut être souhaitable de se charger. L'approche clinique des toxicomanies a toujours donné donne lieu à de nombreuses polémiques. Elles souffrent d'être rétrécies de nouveau à la seule dimension des effets du philtre et de son contrepoison.
Avant de poursuivre, il serait peut-être bon pour ne pas ajouter à la confusion extrême des débats, d'opérer une distinction préalable.
Il paraît légitime de bien séparer ce qui relève des soins aux toxicomanes en tant qu'ils peuvent constituer une population fragile dite "population à risques " et ce qui relève du traitement des toxicomanes en tant qu'ils seraient sujets d'une souffrance spécifique.
Les soins aux toxicomanes intéressent les conséquences liées à l'assuétude : propagation d'épidémies, manque d'hygiène ou pathologies et désordres liés à la désinsertion sociale. De ce point de vue, les toxicomanes méritent une attention particulière en termes de prophylaxie, d'aide à la réinsertion au même titre que d'autres populations menacées. Mais il est clair que dans ces cas là on ne demande pas leur avis aux personnes concernées. On leur propose ou on leur impose certaines modalités de traitement dans le cadre général de la prévention et des intérêts supposés de la collectivité.
Le traitement des toxicomanes, par contre, envisage la demande de personnes qui souhaitent éradiquer ou mettre en cause un certain mode d'existence, une façon particulière de jouir et de souffrir. La dimension subjective est dans ce cas prépondérant, mais là encore le sujet reste supposé, peu ou prou, relever d'une assistance sanitaire et ou sociale. Bien sûr un nombre important de patients peuvent relever simultanément des deux approches. Ce n'est pas dire qu'elles doivent se confondre et que nous ayons à mettre toutes les demandes dans le même sac sous prétexte qu'il est question d'addiction.
En ce qui nous concerne nous savons bien que s'il est souhaitable qu'une psychanalyse s'engage à partir d'une plainte, de la revendication d'un symptôme mais il n'y a tout de même pas lieu de réduire la procédure de la cure à une réponse devant une demande d'assistance ou de soins, telles qu'elles s'énoncent dans une structure spécialisée.
C'est pourquoi la psychanalyse ne saurait prendre, à mon avis, aucune place entre les deux types de dispositifs qui sont issus de ces deux approches, l'assistance sanitaire et sociale d'une part et le soin spécialisé associé à un étayage socio-éducatif d'autre part, ni même à côté d'eux dans la mesure où tous d'eux ont pour visée commune la santé publique et de plus en plus une sécurité publique supposée menacée.
Face à ce type de problème, qui est un problème de société, les psychanalystes ne sauraient adopter une attitude de militants d'une cause. Ils n'en ont pas moins une responsabilité à assumer : celle de divulguer le plus largement possible ce qui au travers la parole des analysants s'énonce des enjeux voilés dans cette sorte de parodie pathétique.
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Lorsque j'ai choisi pour titre : "Les toxicomanies entre parure et parades" j'ignorais qu'était paru un ouvrage de J-R Freymann intitulé quant à lui : "Les parures de l'oralité". Il est possible que cette confluence dans le choix des mots ne soit pas le fait du seul hasard, mais rende bien compte à propos de manifestations morbides, dont les connexions seraient à spécifier, d'un enjeu plus général.
Peut-être faudrait-il considérer à quel point les fonctions les plus sophistiquées de l'oralité soit le langage, la parole et la langue seraient affectées, troublées soumises à l'impérialisme d'exigences médiatiques. Les moyens techniques ne permettent pas (pas encore ?) de mesurer l'intensité de l'investissement, de la libido sciendi, des téléspectateurs ou des auditeurs ce qui ne manque pas de fausser l'appréciation portée sur leur prétendu intérêt ni non plus de savoir s'ils n'auraient pas préféré une autre émission que ce qu'ils ont choisi sur une liste forcée.
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"Comment tu fais avec les toxico ?" me demandait une collègue après l'exposé d'un cas clinique. Cette question d'allure innocente est en fait assez problématique. Car accepter d'y répondre c'est déjà consentir à certains préalables qui sont peut-être bien des préjugés.
Notamment c'est accepter l'idée que les "toxicomanes" constituent une classe au sens mathématique du terme. (Cf. en particulier la question de l'existence et l'attribution dans"L'identification" leçons des 15 et 22 novembre 1961, 17 janvier 1962)
Quelques considérations issues d'une pratique assidue et polymorphe auprès de "toxicomanes" tendent à montrer que cela n'est pas le cas. Ces remarques pourront peut-être contribuer à préciser, à fournir des indications sur les délimitations de notre champ d'action.
Une contradiction flagrante
Les toxicomanies constituent un phénomène, en France, concernant un nombre assez modeste de personnes : 200 000 tout au plus et toutes formes confondues) pour plusieurs millions d'alcooliques qui n'ont pas l'honneur des gros titres que les dégâts associés à cette pathologie mériteraient si l'on s'en tenait à des critères d'évaluation statistique.
Pourtant il est aisé de constater que la discrétion (numérique) effective de cette manifestation - en tant qu'entité morbide bien identifiée-- offre un contraste pourrait-on dire stupéfiant avec l'intérêt, la place, la publicité qu'on lui accorde, l'inquiétude qu'elle suscite.
Notons, a contrario, que les crédits publics alloués en France aux centres spécialisés, sont d'une insuffisance étonnante au regard de la réalité recensée des besoins spécifiques comme au regard de la quantité des propos, écrits et images qui lui sont consacrés. Le budget pour l'ensemble du dispositif national correspond au budget moyen annuel d'un seul hôpital de province. Aujourd'hui les sommes dépensées pour l'achat des BHD17 atteignent presque à lui seul un budget équivalent... Et leur remboursement dépasse largement la moitié du budget alloué aux centres spécialisés...
La comparaison avec la plupart des pays européens montre un déficit très important dans l'investissement sanitaire et social spécialisé. Le réseau des centres d'accueil de soins et d'hébergement en post cure reste tout à fait fragile et insuffisant pour répondre aux besoins.
On le voit, nous sommes d'emblée dans une contradiction flagrante entre ce qui est de l'ordre du spectacle et celui des données.
L'imaginaire pèse lourd dans l'évaluation des addictions, y compris, me semble-t-il, dans les congrès, rencontres ou réunions de travail qui y sont consacrées. Cela n'est sans doute pas étranger à cette "dévaluation du langage" évoquée un peu plus haut.
C'est pour éviter toute surenchère de cet ordre qu'il nous a paru utile d'indiquer dans le titre de cette communication "les toxicomanies".
Cela non seulement pour des raisons de nosographie mais encore et surtout pour ne pas conforter la représentation mythique dont les toxicomanes tantôt pâtissent tantôt jouissent.
"Parure" par contre est écrit au singulier dans la mesure où LA toxicomanie déployée comme étendard d'un combat utopique ne figure rien d'autre qu'un emblème. Celui de tous ceux qui partent en croisade : aussi bien contre la toxicomanie que pour les toxicomanes ou avec eux.
Et à n'en pas douter une frange importante de la population jeune de nos pays trouve son compte à s'affubler de cette distinction morbide : "être toxicomane".
Il semble bien que pour beaucoup de jeunes adultes en difficulté la proposition : "Je suis toxicomane" soit en réalité une marque attributive. Cette espèce de prêt à porter identitaire qui au même titre que le "look", la bonne chaussure ou le sac qui porte la "bonne" marque, induit cette paradoxale originalité : le conformisme qui s'ignore.
Cet énoncé à lui seul a sans doute pour ceux qui s'en glorifient quelque effet de d'apaisement, et leur permet d'esquiver la fort problématique question de l'engagement de leur subjectivité dans un monde où la valeur féroce et dominante de la consommation leur enjoint de justifier leur présence au titre justement de leur appétence.
"Que consommes-tu ?" devient la question cruciale posée aujourd'hui au citoyen pour s'assurer de sa conformité avec les exigences d'une économie toujours précaire. Et sans doute d'ajouter " Est-ce bien suffisant ?" Et de fait il y a cette manière particulière de répondre à cette inquisitionc'est de rétorquer "Je suis toxicomane". Cela met tout de suite un terme à la pression ainsi exercée. C'est à la fois manifester une position de retrait face à la pression du marché et à l'inquisition qu'elle suscite, les enquêtes de consommation, et en même temps s'y conformer en montrant que soi même on est bel et bien un CONSOMMATEUR et que l'on a su choisir son PRODUIT. N'est-il pas troublant que ce soit ces termes qui soient les plus utilisés pour rendre compte de ces pratiques ?
Où ça se gâte c'est lorsqu'ils se sentent obligés de le prouver ? Cela n'est pourtant pas aussi fréquent que la littérature consacrée aux toxicomanies pourrait le laisser croire.
Il y a une grande variété d'organisations subjectives qui "profitent" de la toxicomanie pour, tantôt se dissimuler, tantôt s'exprimer avec ostentation ou encore trouver un apaisement au tourment de vivre. Par ailleurs ce phénomène connaît une évolution très rapide : les formes d'assuétude, leurs expressions peuvent se regrouper selon trois espèces :
- Le recours généralisé aux tranquillisants
- Le développement de poly toxicomanies sévères
- L'usage enfin d'incessants nouveaux produits synthétisés tantôt clandestinement (Crack), tantôt par l'industrie pharmaceutique.
Souvent je me suis étonné du caractère théâtral, emphatique, florissant des tableaux cliniques allégués par mes collègues qui ne coïncident guère avec l'ordinaire de la clinique à laquelle je suis confronté.
Les textes ou les exposés ayant trait aux toxicomanies ont fréquemment un caractère pathétique et en quelque sorte cinématographique. (Biographies très riches en événements sordides, drames, prisons, viols, meurtres, OD, SIDA etc....)
Cela est très loin de représenter les cas de figure les plus fréquent rencontrés par un praticien intervenant dans ce champ et semble plutôt correspondre à un succédané des fictions proposées à l'appétit des téléspectateurs américains et donc...Mondiaux.
Est-ce à dire que les praticiens divers et certains psychanalystes fascinés par ce sujet emblématique, à leur insu, choisiraient des cas d'espèce sans égard pour la trivialité effective du phénomène ? Ce n'est pas sûr.
En effet d'avoir eu l'occasion d'exercer auprès de toxicomanes dans des circonstances et des cadres assez distincts (services d'accueil et de soins, centre d'hébergement, consultation privée) m'a permis de relever deux traits qui ne sont d'ailleurs pas exclusifs l'un de l'autre et qui sont peut-être susceptibles d'expliquer ce curieux décalage :
L'éventail, le répertoire des demandes et des configurations n'a pas la même distribution selon les lieux d'adresse de la plainte comme de la demande. Il va de soi par exemple que les proportions de SDF ou de délinquants ne sont pas les mêmes dans un centre d'hébergement d'urgence, dans un centre d'accueil et de consultation ou en cabinet libéral. Cela ne manque pas d'infléchir la représentation que l'on se fait de ce que serait un toxicomane et en retour cette représentation elle-même a une incidence sur l'attitude du sujet ce qui a pour conséquence :
Qu'un même sujet tienne un discours et manifeste un comportement singulièrement différent selon le cadre où il déploie les bannières de sa souffrance ? Banalité ? Oui, à l'excès prés. Excès de différence dans la figuration qui est déjà une indication : les toxicomanes - ou encore une fois pour être précis les personnes se déclarant toxicomanes - sont d'une sensibilité exceptionnelle à l'image qu'une institution, un clinicien, un service leur renverra d'eux-mêmes.
Cet excès ne répond-il pas aux caractéristiques de ce mal qui fit tant de bruit dans les cercles médicaux du siècle dernier ?
En tout cas les réputés "toxicomanes" montrent une labilité, une plasticité et une obéissance18 évocatrices, me semble-t-il, de quelque chose de bien plus proche de la soumission des malades d'une autre époque (celui du grand Charcot) que de la manipulation perverse qu'on leur prête volontiers.
Ainsi la question se pose de savoir si nous ne sommes nous pas venus au temps effectif où se déploient les oriflammes d'une hystérie, d'ailleurs surtout virile, renouvelée ?
Cela seul suffirait à justifier l'existence des centres spécialisés (aujourd'hui menacés de démantèlement) dans lesquels le brassage des manifestations toxicomaniaques permet une meilleure appréhension de la singularité dans la mesure où l'effet de représentation est réduit, voire annulé par la spécification explicite du lieu. Y consulter c'est déjà ne plus rien avoir à prouver.
L'intérêt des centres spécialisés est de permettre à ceux qui y consultent de réaliser une économie. Non pas celle liée à la gratuité des soins mais celle d'une démonstration.
Il n'est pas indispensable dans ces lieux de prouver que l'on est toxicomane. Ceci présente l'intérêt d'épurer un peu les conditions préalables d'engagement pour autant que l'on ait soin de préciser la nécessaire modération au moment des venues au centre. Faute de quoi il n'y aurait plus de séparation entre l'espace de la consommation et celui de la consultation. D'ailleurs savoir où consulter dépend peut-être beaucoup plus de la capacité à reconnaître son propre engagement subjectif dans l'aliénation dont on témoigne, de la part active que l'on y prend, plutôt que de l'état "objectif" de la pharmacodépendance.
La démarche auprès d'un psychanalyste exerçant en ville est probablement liée à un décalage minimal, préliminaire, dans le repérage de la position subjective et pas spécialement au contraire de ce qu'il est convenu de propager, en fonction de la sévérité de l'intoxication. Soit ne plus envisager de façon exclusive l'assuétude comme une cause de la détresse mais aussi bien comme son effet voire son but.
Ce pivotement peut bien s'avérer l'issue et l'effet d'une déroute prolongée mais aussi le résultat du travail d'émondage réalisé avec un praticien ou un travailleur social exerçant en institution.
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"La vérité, c'est de jouir à faire semblant et de n'avouer en aucun cas que la réalité de chacune de ces deux moitiés ne prédomine qu'à s'affirmer d'être de l'autre, soit à mentir à jet alterné. Tel est le midi (t) de la vérité." ("Un homme et une femme..." J.. Lacan, inédit publié IN Bulletin de l'Association Freudienne Internationaux n°54)
Parades est écrit au pluriel car je crois que l'on peut à bon droit distinguer au moins deux acceptions fonctionnelles et une acception descriptive de ce terme appliqué aux toxicomanies.
Exaltation de la parure
La parade en tant qu'elle est l'exaltation de la parure désigne une dimension éthologique qui pourrait bien à l'instar des stigmates et des conversions d'un autre temps que nous venons d'évoquer confirmer le caractère essentiellement hystérique de ce pathos.
Blessures, maladies, anorexie, frigidité, impuissance, douleurs fugaces et imprécises ou durables et atypiques, mêlées ou alternées ne seraient pas tant l'effet des produits ou de leur manque, que celui de l'assentiment du sujet à une injonction dont le dit produit (bien souvent frelaté et consommé à des doses parfaitement inoffensives) fait office de représentant réel.
Au contraire des alcooliques, les toxicomanes rendent très volontiers responsable de leur situation, de leur état de délabrement l'objet de leur consommation. Là où l'alcoolique, tout en célébrant les vertus du vin nier son rôle dans sa déchéance, nombre d'héroïnomanes au contraire marqueront une complaisance suspecte à condamner le glorieux poison. Dans les deux cas, certes, le toxique est l'objet d'une vénération qui de toute façon suffit à désigner sa fonction d'agent dans l'esprit du consommateur.
Face à cela, la parade politique (ou des politiques) consiste à proposer ou plutôt à imposer des traitements dits de substitution qu'il faudrait avoir le courage de désigner par leur nom, c'est-à-dire ni plus ni moins que des traitements palliatifs, de ceux que l'on prescrit aux condamnés.
Polis
Ceci ne semble rien d'autre qu'une tentative pour se protéger d'un phénomène dérangeant, perturbateur, jugé menaçant pour l'équilibre social en essayant de l'apprivoiser, de le canaliser. Il ne serait pas étonnant de constater que les plus violents détracteurs de la libéralisation des drogues seront aussi les plus ardents défenseurs des substance palliatives. Parce que leur obsession est d'abord policière et que la police ne saurait être hostile à l'ivresse surtout léthargique quand elle garantit la paix sociale.
C'est aussi le moyen de se glorifier d'une pseudo libéralité en laissant croire (accroire) qu'il y aurait dans cette faveur pour l'intoxication légale le témoignage d'un souci authentique, d'un engagement réaliste et progressiste pour l'émancipation des toxicomanes.
Modes d'organisation
S'agissant maintenant des patients le terme de parade convient encore pour désigner un mode de défense devant la menace d'une déflagration délirante ou l'advenue d'une dépression grave contenue par l'effet sédatif des produits ou, aussi bien, par l'armature sociale artificielle constituée par la fictive communauté des toxicomanes.
Pour les psychotiques notamment, chez qui l'usage, d'ailleurs bien toléré, bien géré et modéré des opiacés permet souvent une contention et un apaisement qui vaut, il faut bien le reconnaître, bien des traitements plus sophistiqués. Pour qui le négoce de la drogue (peut-être parce qu'il est frappé d'une exclusion pour lui rassurante) les transactions auxquels il donne lieu, l'usage d'un langage vernaculaire, la trame des relations marginales constituent autant de repères, de rampes qui peuvent valoir ceux qu'offriraient nombre d'hôpitaux de jour ou d'ateliers d'ergothérapie.
Mais nous pourrions aussi examiner comment l'assuétude peut s'avérer dans certains milieux défavorisés le seul remède à l'ennui, un chemin tout tracé et quasi obligatoire pour certaines populations.
Parade enfin en tant que mode d'organisation, - et c'est ce qui devrait nous retenir, nous intéresser en tant que psychanalystes-- en ceci qu'elle réalise une complexion tout à fait bien repérée : la perversion.
Sur ce point Lacan en 1959 s'exprimait en ces termes : "Il y a dans la perversion quelque chose que nous pourrions appeler un renversement du processus de la preuve. Ce qui est à prouver par le névrosé, à savoir la subsistance de son désir, devient ici, dans la perversion, la base de la preuve. (...)Pour le pervers la conjonction, ce fait qui unit en un seul terme, en introduisant cette légère ouverture qui permet une identification à l'autre tout à fait spéciale, qui unit en un seul terme le "il l'est" et "il l'a"." J.Lacan - Le désir et son interprétation - 24 juin 1959, cf. aussi leçons des 11 février, 17 juin, 1er juillet 1959)
Reste ce que je désignerai comme toxicomanies essentiel, elles sont rares et répondent à une définition assez stricte proche de celle que Freud proposa de la perversion. Ces " vraies " toxicomanies réclament du sujet une passion exclusive et sans limites. Tout y passe. Mais cette figure tellement exploitée dans les fictions auxquelles il a été déjà fait allusion ne se rencontre pas si souvent qu'il est de l'intérêt du praticien en mal de reconnaissance de le faire croire.
Il semble à considérer les quelques cas de cette sorte que j'ai pu suivre assez longtemps, que ce type de toxicomanie très résistante renvoie à des expériences assez précoces, prématurées, d'effraction dans le champ des échanges entre la mère ou plus généralement la figure maternelle et l'enfant, de la dimension hétérogène, dérangeante du sexuel.
Nous ne développerons pas cela ici, mais du moins, pouvons nous retenir que si cela est exact, du même coup, nous comprendrions mieux pourquoi ces toxicomanes-là sont si indifférents aux valeurs ordinaires --l'argent, la réussite professionnelle, le statut social, le temps, la propriété etc....Nous devrions alors examiner de quelle défectuosité ceci rend compte dans leur relation à l'Autre19.
L'efficacité du discours de la science
Le discours médical, scientifique et médical tient sa place, joue son rôle dans l'extension des toxicomanies. Mais on pourrait dire aussi en contrepoint que le développement des toxicomanies est fidèlement corrélatif d'un déficit du religieux. Qu'en est-il d'ailleurs de l'usage des drogues dans l'exaltation mystique, quel en est l'emploi dans les sectes ? C'est un truisme de rappeler qu'elles ont pour visée le renforcement de la ferveur. Ne doit-on pas craindre que se conformer à l'idéal de la science, montrer notre bonne volonté rationaliste et progressiste exige de nous que nous consommions les exquises substances qu'elle met à notre disposition pour connaître le bonheur permanent ?
Au cours de journées d'étude (réalisées par la Fondation Européenne) j'avais contesté l'assertion d'un collègue selon qui, le toxicomane serait " pur effet " du discours de la science. Ce qui me semblait excessif dans une telle formulation était son caractère réducteur puisque, d'une part, je crois imprudent de réduire les toxicomanies à une seule étiologie commune et que d'autre part, je suis persuadé que l'on recouvre de cette désignation des configurations tout à fait distinctes.
Mais il est bien certain que notre collègue mettait à bon droit l'accent sur l'efficace de ce discours : c'est-à-diree quel confort sclérosant pour la vie psychique du sujet le découpage simpliste opéré par la science est capable d'engendrer. " Ce n'est pas de ma faute ce sont mes molécules qui déconnent ". Ceci d'ailleurs n'est pas vraiment nouveau, et ce qui l'est, c'est sans doute qu'il n'y a plus pour l'instant d'autre discours qui y fasse obstacle. Au point que c'est un pneumologue qui se mêle d'enseigne à la gente psy ce qu'il convient de comprendre dans les toxicomanies : à savoir un désordre neurochimique que seul un traitement pharmaceutique à vie saura compenser...
En tout cas, lorsque ces personnes souhaitent interroger ce qu'il en est de leur jouissance, il me semble souhaitable qu'elles puissent trouver une assistance, une écoute qualifiée et un soutien. La polymorphie de la demande dans ce moment initial n'exclut pas les psychanalystes, mais il est rare qu'il puisse la traiter seul. Souvent n'est-ce guère envisageable à cause de raisons contingentes liées à la désinsertion sociale mais surtout parce qu'il y a un défaut d'investissement de la parole chez les "toxicomanes", de sorte que pour lui toutes les paroles se valent et qu'elles ne valent rien : et c'est d'ailleurs la raison même du choix de leur symptôme. Ceci est très sensible dans un nombre important de cas où l'on entend le sujet réciter une leçon de morale tout apprêtée et sans nuance et ne paraissant pas du tout douter de la conviction qui s'en dégagera. Ceci est sans doute un effet de la position perverse induite par l'assuétude et il convient de permettre à ceux qui souhaitent se dégager de cette jouissance-- il est vrai assez incommode, voire dangereuse-- la réapropriation d'une autre place dans le langage. Cela seul serait susceptible de percer, d'entamer le Réel pulsatile qui commande avec férocité leur existence. Il ne semble pas que le dispositif psychanalytique soit capable, ni d'ailleurs qu'il ait vocation, à un tel travail de rééducation, dans les premiers temps d'une semblable démarche.
Je crois que les centres spécialisés n'ont un rôle à jouer que nous n'avons pas à leur disputer : nous ne sommes pas en concurrence avec eux et j'ai pu vérifier qu'un travail préalable de mise en ordre des enjeux pouvait tout à fait permettre à quelques patients de mener ensuite à bien un travail psychanalytique.
Une opposition historique
Une opposition au moins formelle partage historiquement en France ceux qui se sont souciés de la question des toxicomanies : les psychiatres hospitaliers, les intervenants en toxicomanie et certains psychanalystes réclament chacun de leur côté un droit de regard privilégié sur la question. Il est probable que ces disputes participent beaucoup plus d'enjeux imaginaires que de l'examen d'incompatibilités théoriques ou méthodologiques et je crois qu'il existe une méconnaissance mutuelle regrettable entre ce secteur clinique et la psychanalyse. )
Du point de vue éthique il est facile de vérifier que les responsables d'une organisation représentative de ces centres (ANIT) partagent avec la plupart des psychanalystes un point de vue dans lequel prime l'interrogation qu'adressa Lacan à ses auditeurs : " ...Du point de vue de la jouissance, qu'est ce qu'un usage ordonné de ce qu'on appelle plus ou moins proprement des toxiques, peut avoir de répréhensible..." (J. Lacan in La science et la vérité Leçon 1 de "L'objet de la psychanalyse) cité par Jean-Louis Chassaing- "Addictions -contradictions " in Le Discours Psychanalytique n°9 février 1993- Le symptôme social )
Cela dit-il est clair que la vocation des centres spécialisés diffère dans son principe même de ce que la psychanalyse est susceptible d'offrir.
Même s'il faut se garder de réduire le rôle de ces centres à des schémas caricaturaux à l'excès, il est tout de même sensible qu'y travailler c'est inévitablement oeuvrer pour la santé générale, la santé publique et par-delà cette mission d'apaisement des tensions participer au contrôle social, voire veiller bon gré mal gré à l'ordre public.
Mais peut-être n'est - il pas sans conséquences de le savoir et à cet égard je dois ici témoigner de la lucidité et du même coup de la modération, de la pondération dont j'ai pu constater que faisaient preuve nombre de collègues exerçants de façon exclusive dans ce réseau de soins, y compris d'ailleurs ceux qui de la psychanalyse ne voulaient rien savoir.
Cela n'est pas dire que les intervenants en toxicomanie n'aient rien à gagner à se montrer attentifs à ce que la psychanalyse nous enseigne et cela ne signifie pas plus que les psychanalystes aient à se juger quittes à l'égard du problème posé par les addictions.
Mais je crois qu'une cure aurait bien du mal à s'engager tant que le sujet reste persuadé que la cause de sa souffrance est non seulement hors de lui mais encore hors langage. Raison pour laquelle j'ai pu confier à une collègue qu'à mon avis le travail préalable auprès d'un toxicomane consistait à lui pratiquer des injections de signifiant. " Comme aux autistes alors ! " m'a-t-elle rétorqué.
En tant que là aussi, comme nous l'avons évoqué un peu plus haut se peut distinguer une déficience, certes autrement moins ravageante, de la relation au grand Autre il n'est pas interdit d'établir ce rapprochement. Il n'en demeure pas moins que toute similitude est à exclure. Pour la bonne raison que cette carence ou perturbation, à l'évidence, n'a pas compromis la mise en place de la métaphore paternelle-- en témoigne le goût très prononcé des toxicomanes à jouer avec l'interdit et leur complaisance à s'offrir à l'occasion comme garants de l'ordre moral.
Les psychanalystes ont, sans doute aussi un rôle à jouer pour désamorcer les ardeurs missionnaires ou du moins leurs excès. Cela dit, je pense que nous devons accueillir avec faveur, attention et intérêt les témoignages les travaux et les réflexions de tous les travailleurs sociaux ou praticiens dont le savoir se fonde sur une expérience singulière et confirmée.
Ce savoir peut nous déranger pour de bonnes raisons : son défaut de rigueur ou quand il se prévaut de son irrationalité même - l'intuition, l'empathie, le "feeling" etc....- comme d'un fondement dogmatique. Par contre nous aurions sans doute tort de nous irriter de l'inadéquation des faits rapportés avec l'état de la théorie psychanalytique.
Il est bien certain que des outils cliniques et conceptuels restent à inventer ou à élaborer pour rendre compte des formes les plus sévères des addictions ; à cet égard les apports originaux de ceux qui réfléchissent en marge de la psychanalyse ne sont pas à mépriser. J'ai pu vérifier que l'on acquiert face à ce que les toxicomanes ressentent comme une urgence, un savoir-faire de la temporisation. Ou encore que l'on apprend auprès d'eux à manier et à gérer l'illusion de l'abstinence.
De cela les effets sont certains : ils ouvrent aux patients toxicomanes les voies d'une interrogation de leur choix initial.
Comment cela marche-t-il ? Comment pouvons-nous en rendre compte de sorte qu'une formalisation utile en surgisse ?
La psychanalyse est sans doute fondée à faciliter la transmutation nécessaire de ce type de savoir en connaissance, sous réserve de bien identifier l'objet de son étude soit épingler au bon endroit ce ÇA qui surgit dans la traduction de la fameuse formule : " Ça n'empêche pas d'exister ".
Je ne crois pas, en revanche, que les psychanalystes aient à se mêler, en tant que psychanalystes, du traitement des toxicomanies.
Ce n'est bien sûr pas dire qu'ils n'aient pas à recevoir les toxicomanes qui leur en font la demande. Ce n'est pas dire non plus qu'ils n'aient aucun rôle à jouer face à la boulimie généralisée, face à la pharmacodépendance comme idéal de société20.
Ils ont sûrement à faire connaître, y compris quand ils n'exercent pas à ce titre ce que leur discipline leur enseigne. En particulier que refuser au sujet l'assomption de sa responsabilité est sans doute l'un des moyens les plus efficaces de l'annihiler et de l'asservir.
Notes
Bibliographie sommaire
J.Lacan
- "Le désir et son interprétation"- leçons des 11 février, 17 et 24 juin,1 juillet 1959,
- "L'identification"- leçons des 15 et 22 novembre 1961 , 17 janvier 1962
J. Lacan, inédit publié IN Bulletin de l'Association Freudienne Internationale n°54
C.Melman :
- "La linguisterie" notes sur les leçons des 12/12/1991,19/12/91,16/01/1992)
- "La fin de la cure et la question de la perversion", "La psychanalyse en institution" in Clinique psychanalytique et lien social -Bibliothèque du Bulletin Freudien - Association Freudienne de Belgique.
P.Petit:
"La toxicomanie entre plaisir et jouissance"- La psychanalyse de l'enfant-
Jean-Louis Chassaing :
"Addictions -contradictions" in Le Discours Psychanalytique n°9 février 1993- Le symptôme social
- 17.Buprénorphine à haut dosage
- 18.Tous ceux qui auront eu l'occasion d'entendre chaque semaine des patients leur faire le numéro du visiteur médical comprendront très bien ce que je veux dire.
- 19.On pourra se reporter utilement à propos de cette difficulté à l'article de P.Petit qui pouvait écrire : " Tout indique que le "manque" avant tout est une interprétation. Je veux dire par-là que quoi que ce soit qui en vienne à se produire dans son corps, le moindre signal, le moindre affect donc le sujet l'interprète et l'interprète exclusivement comme demande de l'Autre : L'Autre, le corps, il veut de la drogue. Que l'estomac crie famine, c'est l'Autre, le Vampire, qui, impitoyable, réclame qu'on le nourrisse ! Le "manque", autrement dit l'état de manque, je dirai que, bien plutôt - sans intention, bien sûr, de dévaloriser ce dont il s'agit, c'est une demande idiote, résolument univoque, une demande exclusive, littéralement, c'est à dire excluant comme telle qu'il puisse s'agir d'A(?)utre chose. P.Petit "La toxicomanie entre plaisir et jouissance"- La psychanalyse de l'enfant
- 20."Comme l'écriture dans le Phèdre de Platon, qui peut laisser croire qu'elle sert la mémoire alors qu'elle la dessert plutôt, le pharmakon peut-être remède et toxicon. Ce qu'il y a derrière la toxicomanie, c'est la pharmacophilie, l'amour du phamakon, c'est à dire la possibilité de dépendre certes de l'objet _ fut-il drogue ou écriture _ mais aussi et surtout malgré nous, dans le choix que nous ferons quant à notre rapport à l'objet, soit notre prise dans la chaîne signifiante." (Jean-Louis Chassaing- "Addictions -contradictions" in Le Discours Psychanalytique n°9 février 1993- Le symptôme social)
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