Anonimé

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« Anonimé » réflexion sur la question des perversions.

Lacan a pu déclarer : «Un sujet n'est en aucun cas une entité autonome, seul le nom propre peut en donner l'illusion»1 Cet énoncé problématique a soutenu mon interrogation sur le rôle joué par la question de la nomination dans le réglage des logiques de la (ou des) perversion. Dix ans plus tôt en 1957 il annonçait qu'un siècle suffirait pour que l'on puisse à volonté produire des enfants de génie en se passant de leur génie de père2. Sans doute Lacan avait-il en tête beaucoup plus les délais nécessaires aux mutations morales et législatives que ceux liés aux développements de la technologie. Quoiqu'il en soit, bientôt la future maman pourra choisir dans un présentoir adéquat, bien sûr agrémenté d'un complément audio-visuel rappelant les prouesses du  « prétendu », le sperme d'un prix Nobel de Physique ou de Littérature celui d'un champion de tennis ou autre célébrité croustillante. Alors la question posée par Lacan apparaîtra dans toute sa pertinence : « Comment fera-t-elle parler l'ancêtre mis en boîte…… ». Ce qui reste en suspens est de savoir s'il n'a pas été un peu optimiste quant au sursis dont nous bénéficions sur la réalisation de tels « progrès »…

« Anonimé », est un néologisme susceptible de condenser deux pôles d'attraction : la nomination du sujet et les propriétés de l'objet visé dans la perversion en tant qu'il peut être qualifié d'inanimé, (c'est à dire aussi bien à l'extrême sa cadavérisation). C'est ce dipôle, cet appareil bipolaire, qui m'a paru assurer la tension propre aux logiques des perversions.

L'importance de l'anonymat prend appui de distinguer déjà le style du fantasme dans le texte princeps de Freud : « On bat un enfant » et soutient la geste perverse en tant qu'elle promeut des figures réduites (ou élevées...) à la fonction de purs instruments.

Comment le défaut du nom, ou une difficulté face à la nomination, et ce que de façon délibérément archaïque j'appellerai : la privation d'âme dans l'objet se rejoignent au cœur de la problématique perverse ? Comment d'autre part l'inanimé, qu'il ne faut pas forcément entendre comme privé de mouvement mais plutôt, comme une certaine forme de dépossession subjective, s'avère une condition requise pour que l'objet occupe, tienne sa place d'idéal dans le scénario pervers. Nous pourrions évoquer, par exemple, la manière dont J. Genet traitait son amant fumnambule, c'est à dire en le consacrant comme une idole mais en le ravalant aussi au titre même de la perfection qu'il exigeait de lui : ni plus ni moins qu'une perfection de machine.

C'est seulement au bout d'un temps assez long que je me suis aperçu que le surgissement, l'apparition de ce signifiant anonimé résultait en fait de tout un travail suscité par les difficultés liées à la clinique des toxicomanies.

Au cours de mes lectures j'ai trouvé la réaction de M. Czermack3 qui évoquant l'anonymat dont peuvent se prévaloir les toxicomanes disait que c'était « un comble ». C'est l'un des points qui m'a ramené à ce qui en définitive m'avait inspiré le choix de ce titre.

Rappelons que la loi de 1970 pénalise la jouissance privée de produits illicites, tout en favorisant le développement d'un appareil sanitaire et qu'elle garantit l'anonymat des consultants s'ils le souhaitent. Plus qu'un comble, je dirai même de cette disposition législative qu'elle est un comblement, un comble qui ment. C'est un comble indispensable que celui de l'anonymat chez les toxicomanes. Indispensable puisque c'est le seul moyen de corriger cette loi inique par laquelle, faute de cet anonymat, de ce comble, tout sujet souhaitant aborder son addiction, dans la mesure où il juge qu'elle lui pose problème, quand bien même il n'aurait commis aucun délit, serait susceptible d'être inculpé « pour usage de produits illicites ». C'est à dire que le simple fait de franchir le seuil d'un centre spécialisé et de révéler son nom peut le menacer de poursuites sinon judiciaires, du moins policières. Cette loi d'exception à la fois sécrète des moyens de « lutte contre la toxicomanie » et à la fois crée de toutes pièces des délinquants qu'il faudra en conséquence protéger en leur permettant de devenir anonymes pour obtenir aide ou soins.

Mais ce n'est pas seulement pour désigner les victimes de cette opération, les anonimés, que ce terme m'est apparu pertinent. C'est aussi pour rendre compte, cette fois de la participation active des dites victimes à que C. Melman avait pu qualifier de « perversion artificielle » ou encore de « néo-perversion » Un grand nombre de toxicomanes montre une répugnance manifeste pour les discours et ils ne cacheront pas qu'ils les jugent sans intérêt et plutôt irritant. Ce qui est attendu des effets de la parole c'est uniquement de servir à préserver tout un montage d'assistance. Ce montage est lui même au service du maintien d'une alternance, (post-cure, hébergements, secours financiers, hospitalisations, traitements divers etc.) réductible au moyen de perpétuer le mirage de la drogue et de son prétendu manque sans lequel l'existence menacerait de perdre tout sens. Cela jusqu'à ce qu'un certain nombre de répétions, d'échecs finissent par épuiser ce ressort.

J'ai cru pouvoir repérer chez des personnes prises dans le manège toxicomaniaque une forte répulsion à entendre une parole animée, c'est à dire dans laquelle la présence de la subjectivité serait trop sensible. L'effet sur la parole, discret mais sensible, de la prescription de médicaments (morphinomimétiques notamment) puissants n'est sans doute pas étranger à un renforcement de ce désaveu du dialogue dans son principe même. Transformé en un camelot au service de grands fabricants, qui s'abritent derrière les intérêts du sujet et de du corps social pour intoxiquer des populations de plus en plus larges, l'intoxiqué anonimé prend le ton et débite la démonstration du représentant médical avec la plus grande docilité et souvent la meilleure connaissance.

L'adoption de cette position particulière n'est sans doute pas liée aux seuls effets pharmacologiques, mais encore à la singularité du lien ainsi crée entre le praticien et le consultant, c'est à dire pour le moins un lien de complicité. La tonalité sub-maniaque s'y assortit d'une logorhée hypnogène et d'une sorte d'invitation à une « fellation scopique » pour reprendre une expression M. Czermack4.

Comment échapper à l'invitation insistante exercée aujourd'hui par la production d'objets capables de maintenir une « perversion artificielle » ? Les substances pharmacologiques s'avèrent une incitation tout à fait directe à devenir un drogué heureux et légal c'est à dire avec le double assentiment de la science et de la loi. Mais n'y- a-t-il pas lieu de s'interroger sur l'extension de la relation perverse qui s'instaure à partir de la prescription d'objets de jouissance en comprimés dont le statut n'est pas essentiellement différent de celui des prothèses à usage sexuel : en quelque sorte des godemichés de l'esprit. Cela s'accomplit le plus souvent dans un climat de complicité favorisé par une méconnaissance entretenue de la demande initiale véritable du patient qui, loin de vouloir être comblé, vient interroger ce qui singulièrement le divise.

L'observation clinique comme la prise en compte des témoignages littéraires ou encore l'examen de faits de société m'ont amené à supposer une connexion constante entre perversion ou, disons avec plus de prudence, dispositif pervers et une forme particulière de récusation des noms du père : soit un anonymat obligé (dont les figures sont bien sûr variées). A son tour cet anonymat requis par le montage pervers, déterminerait lui-même des perversions, cette fois au sein du lien social telles que la délation ou légitimation de la haine raciale et des exactions commises en son nom.

Il semble que soit décisif, dans ce que l'on pourrait nommer «la prise de position perverse», un rapport tordu au patronyme : refus du nom, secret sur le nom ou encore amnésie du nom, qui semblent relever d'une stratégie de l'effacement. C'est pourquoi nous verrons souvent dans ce cas un camouflage derrière un sigle, l'appartenance à une classe - je suis toxicomane- ou encore la dissimulation derrière l'adhésion à un idéal, un parti, et quelquefois la mise sous couvert sous un autre nom propre.

« L'oubli des noms propres » est celui des articles consacré à la psychopathologie de la vie quotidienne que Freud a choisi pour en ouvrir le recueil ; il est difficile de croire qu'il s'agit là d'une décision arbitraire.

Lacan s'est lui aussi beaucoup préoccupé du nom propre et de la fonction qui pouvait lui être attribuée. Cela dés le séminaire sur « Les formations de l'inconscient » où il commente l'article de Freud. Il en sera aussi beaucoup question dans « L'identification », « Le désir et son interprétation », où Lacan examine de prés la perversion dans les dernières leçons, dans « Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse ». Le nom propre est lié aux noms du père en tant qu'il répond de la transmission généalogique de l'interdit et des exclusions qu'il commande. Il vaut d'abord, comme l'enseignait Lacan comme une marque5 destinée à la lecture (propriété qui fut utilisé pour décrypter des écritures inconnues). Cette marque peut s'avérer elle même marquée : ainsi de l'usage de la majuscule initiale. Il est assez remarquable d'ailleurs qu'un glissement s'opère qui consiste de plus en plus souvent à écrire les patronymes entièrement en majuscules, comme si les signes étaient appelés en renfort pour compenser la désagrégation de la charge symbolique du nom propre.

La fonction du nom propre reprise par Lacan en 1963 dans l'unique leçon consacrée aux noms du père , joue un rôle essentiel dans la détermination des stratégies susceptibles de caractériser la posture du sujet devant l'Autre. Dans la mesure où le nom du père se transmet par le biais d'un nom propre, il est concevable que le dénigrement ou la forclusion de l'un ait des conséquences dans l'usage de l‘autre. S'il est exact que le nom propre ait une fonction de suture6 – pas au même endroit dans la névrose, la perversion et la psychose précisait Lacan- les particularités de son emploi dans la perversion, soit se jouer des noms propres à condition de savoir s'en servir, c'est à dire la capacités d'en user, à la manière d'un postiche, pourrait expliquer les dysfonctionnements qui surgissent en retour.

La stratégie perverse se développerait face à une impossibilité d'inscrire le nom propre, le nom porté par le sujet, dans une généalogie. Je me suis demandé si la mise en place d'une perversion n'aurait pas pour visée la résolution d'un paradoxe surgi de l'opposition entre le particulier et l'universel, portant atteinte à l'assurance identitaire . Le dispositif pervers serait destiné à faire front aux contradictions angoissantes liées à cette opposition, cette aporie de l'existence. En ceci qu'elle s'avérerait capable de parer aux difficultés plus ou moins dramatiques qui naissent de cette incapacité d'inscription et dont les effets les plus sensibles consistent en un envahissement imaginaire du sentiment d'existence.

D'un côté il y aurait cette assertion : « Je suis homme et par là pareil à tous les hommes » ce qui peut très bien paraître insupportable comme cela le fut pour Genet. La «conversion» de J. Genet, (dont le nom comme l'on sait lui fut attribué par l'Assistance Publique), est détaillée dans un article de 1964 en parallèle avec une analyse de Rembrandt. Dans cet article intitulé : «Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes» 7, il relate une crise qu'il traversa en 1953 et où il eut «la révélation que tout homme en vaut un autre». Cette découverte lui valut d'être précipité dans ce qu'il désigne comme «une méthodique désintégration». L'événement déclencheur a lieu dans un wagon de 3° classe alors qu'il fait face à un homme dont il note la laideur et, dit-il, «certains détails ignobles». Il découvre «en l'éprouvant comme un choc, une sorte d'identité universelle à tous les hommes», et de préciser : «passé les accidents- ici répugnants- de son apparence, cet homme recelait puis me laissait déceler ce qui le faisait identique à moi. (J'écrivais d'abord cette phrase mais je la corrigeai par celle ci, plus exacte et plus désolante : je connaissais que j'étais identique à cet homme».

La captation dans l'image du semblable connaît dans ce cas une résolution par un retour ultérieur à l'écriture dont cet article écrit onze ans plus tard témoigne. Mais bien d'autres manifestations de cette collusion entre effacement subjectif, délitement de la physionomie et vacillation du patronyme pourraient être évoquées. C'est aussi à partir de cette condition d'universalité qu'apparaîtra le cas échéant le sentiment de détresse ou d'orgueil qui fera s'exclamer un Gide8 : « Je ne suis pas pareil aux autres ». C'est à dire que l'indivision vient à se confondre avec l'unicité. Le nom propre ne serait-il pas alors ce qui marque l'individu au titre de repère qui vaudrait en quelque sorte comme « gloire de l'être ». Sauf que dans la mesure où chacun est susceptible de s'en affubler le nom propre pourra fort bien être tenu pour un signe dont est frappé la multitude : un chapeau parmi des foules de chapeaux n'est rien d'autre qu'un couvre-chef, autrement dit quelles qu'en soient les parures ou la modestie un objet réduit à une fonction. L'opération perverse pourra donc consister à substituer au procès de nomination celui d'une duplication imaginaire absorbante pour celui qui en est le lieu. Mais les moyens, mis en œuvre pour rendre supportable le vertige des images, des reflets et faux semblants, à leur tour vont s'avérer fascinants.

La perversion peut disposer à la création artistique dans la mesure où l'horreur du vide qui en a décidé la mise en place requiert pour supporter l'angoisse qui l'accompagne que le gouffre soit orné, masqué, clivé. C'est pourquoi la perversion s'accompagne si volontiers d'une propension d'une aisance, voire d'une habileté à user de simulacres, de mascarades, de jeux sophistiqués de renvois d'inductions confuses par l'usage de procédés sophistiqués de renvois dans des miroirs de langage.

Le rapport au nom propre s'avère quelque fois aller jusqu'à la haine. Mais sans en arriver à l'extrémité que constitue la répudiation de son propre nom, la perversion, en tant qu'elle correspond à une exploitation du patronyme dans le registre de la dérision, rend propice leur redéploiement dans l'artifice.

C'est ainsi que nous constaterons une disposition au déguisement au goût pour le théâtre et ses décors. L'identité se dérobe tantôt par les voies de l'imaginaire, atteignant parfois le sujet lui-même dont les traits du visage deviennent indistincts, mais aussi bien dans le registre de la nomination : recours à des pseudonymes multiples, dissimulation de l'identité, amnésie d'identité. A cet égard, la science consommée du reflet atteint des sommets dans le roman de Gide : «Les faux monnayeurs». Roman qui d'emblée pose le problème de la légitimité du patronyme au travers la protestation en acte de Bernard Profitendieu.

A défaut d'un nom arrimé de telle sorte qu'il vaille comme garantie généalogique, ce seront la décoration stylistique, le prête nom, le jeu des masques qui viendront border et camoufler la béance nominale où l'épithète vient se substituer au patronyme.

Diverses facettes distinctes de l'anonymat sont repérables : d'une part l'anonymat de la relation (partenaires nombreux, secret des rencontres, dispositifs à l'écart du monde etc.) dont se prémunit le pervers. La visée en serait une dépossession implicite de la subjectivité du partenaire .

En second lieu, la stratégie perverse , comme cela a pu amplement être noté à propos de Don Juan9 exige de l'objet qu'il soit dépossédé de son nom propre et tout spécialement quand il s'agit d'une femme de dégrader le nom de son père.

Cependant, et ce serait le troisième volet, la récusation des noms du père provoque des phénomènes aliénants, tels des expériences de dépersonnalisation, dont la phénoménologie rencontre celle observable dans des contextes de psychose. Nous aurions selon une perspective « d'anatomie comparée » des symptômes dans un tel cadre, à délimiter, à préciser tout ce qui sépare les procédures de forclusion d'une part et celles de récusation, désaveu ou déni d'autre part.

L'anonymat pourra apparaître sur une ligne de crête entre psychose et perversion, une sorte de frange où viendrait s'inverser sa fonction .

Sur ce territoire symptomatique nous verrons l'apparition dans le champ imaginaire de ce que l'on pourrait désigner comme « phénomènes élémentaires de la perversion ».

Il pourra s'agir de procédés littéraires , tel que  la mise en abîme chez Gide caractéristique d'une diplopie identitaire, même si mise au service de l'écriture romanesque il serait abusif de parler de symptôme. Lacan avait pu aussi s'intéresser à l'écriture en miroir chez Léonard de Vinci10 . C'est sans doute dans le même ordre d'idée qu'il conviendrait de ranger, l'indistinction des traits chez les personnages peints chez L. de Vinci : les ressources du peintre ne sont aucunement en question si l'on considère avec quelle vigueur il était capable de restituer l'expressivité la plus individualisée dans des croquis d'étude.De la même façon devrait on saisir l'indécidabilité de l'expression et le caractère vaporeux, déliquescent des personnages de Klossowski .

A côté de ces marques « sublimes » tout un ensemble de phénomènes surgissent dont le socle serait un sentiment d'étrangeté ou d'inquiétante étrangeté (l'Unheimlich) : vacillation du sentiment d'identité, dépersonnalisation, amnésie d'identité, celle des exhibitionnistes, les « shaudern » de Gide ou encore des formes d'agnosie, comme celle dont ce même auteur était d'ailleurs affligé11 multiplication des partenaires, esquive de l'implication personnelle, mais encore les troubles de l'identification de l'autre tels que les fausses reconnaissances. Cet ensemble de manifestations, sans préjuger des organisations tout à fait distinctes auxquelles elles seront associées, paraissent en tout cas relever à des degrés divers d'une déliaison entre l'identité et l'image sur laquelle le sujet prenait appui pour s'en assurer. Ainsi l'anonymat, nécessaire dans le montage pervers pour donner consistance au fantasme, vient-il menacer celui qui ainsi y recourt d'une décompensation qui prend la forme initiale d'une vacuité existentielle et engendre un certain nombre de symptômes et de dispositifs en retour pour y parer. Parmi eux, la sublimation n'a pas la moindre part et il y aurait quelques raisons de soutenir que cette dernière n'est qu'une modalité socialement acceptée de perversion.

Du côté des psychoses, l'ensemble des troubles de l'identifiation comme l'illusion des sosies de Capgras, les fausses reconnaissances, l'illusion de de Frégoli de Courbon ou d'autres types de problèmes d'identification pourraient être considérés comme autant de dispositifs bordants, ultimes remparts susceptibles de protéger le psychotique d'un effondrement schizophrénique. Edward Glover12 évoquait dans un texte sur Le sentiment de la réalité un homme, dont la psychose ne faisaitt guère de doute, qui utilisait les toilettes publiques pour se livrer à des pratiques perverses de voyeurisme et d'exhibitionisme, dont on peut considérer qu'elles ont pour but de lui éviter l'effondrement schizophrénique.

Dans les perversions, nous savons comment l'activité sexuelle peut exiger ce caractère anonyme du lieu public pour s'exercer, pour sa mise en scène. Mais aussi bien dans ce cas, le risque est de mener celui qui s'y adonne aux limites d'une dépersonnalisation où son identité, la faille subjective qui en assure la stabilité, vient à se désagréger. Alors la décomposition du sentiment de l'être donne lieu à des procédures de réparation dans le registre imaginaire qui viseraient la protection identitaire.. On songera ici au vagabondage, à la multiplication des noms ou des pseudonymes, aux manœuvres de dissimulation, de disparition brusque, de revirement, de trahison etc. Cependant la menace dans la perversion procéderait d'une récusation des noms du père tandis qu'elle serait l'émanation de la forclusion dans les syndromes psychotiques de fausse reconnaissance et des troubles de l'identification. L'anonymat plus petit commun dénominateur à ces manifestations semble correspondre à une promotion de l'automate en place d'idéal et une détermination logique lierait la privation du nom, à cette mécanisation.

Dans les perversions, le procès sublimatoire tout comme le vertige imaginaire alternent avec une quête empressée, plus ou moins désordonnée, fébrile toujours d'un autre dans la réalité. Dans la vie sexuelle et avec peut être plus de relief dans celle d'un certain nombre de cas d'homosexualité parce qu'ils consultent à cause de l'angoisse qui accompagne leur sentiment de vacuité, la multiplication des partenaires, le caractère impérieux de ce qui commande la recherche de la proie ou du prédateur ne dissimulent-elles pas la déception de n'avoir pas trouvé l'instrument, le sceptre suprême capable d'unifier cette multiplicité pour stopper l'hémorragie identitaire.

Il semble que le montage pervers partage avec les préceptes de l'investigation intellectuelle, rationnelle, et scientifique en particulier des traits qui posent la question de savoir s'il s'agit d'une simple ressemblance phénoménologique où s'il faut y considérer des affinités plus essentielles. Dans le montage pervers, le souci de prévoir l'acte de l'autre, cela dans une contingence avant tout imaginaire de garantie de sa propre consistance, détermine une acuité qui reste difficile à différencier de celle requise pour des activités d'élucidation scientifique, de résolution de problèmes, de dévoilement des secrets de la nature ou de l'âme, où dominent la capacité d'anticipation.

Comme l'on sait la reproductibilité est une condition essentielle de l'établissement d'un fait comme scientifique. Mais ne doit-on pas reconnaître dans le caractère répétitif du scénario pervers plus qu'une coïncidence avec la volonté d'épuration propre à l'expérimentation scientifique.

L'exigence scientifique de généralisation et de reproductibilité des résultats nécessite d'expulser ou de réduire à des variables calculables d'un ordre complexe les fluctuations, les variations, propres à la subjectivité. Ainsi sera privilégié un discours spécial, dont les Mathématiques représente sans doute le modèle le plus abouti, le plus pur, un discours débarrassé de la dimension de l'énonciation au profit d'un agencement aussi complexe que l'on voudra ou que l'on pourra, d'énoncés sans équivoques

L'objet idéal du pervers doit répondre au désir tel une marionnette docile et c'est sans doute ce qui pourrait rendre compte de l'existence de ces couples curieusement assortis : un homme dont la compagne est psychotique ou encore montre un handicap mental important. Une variante, pas exceptionnelle de cette combinaison est sans doute à reconnaître chez le « sauveur  de prostituées » où l'opprobre sociale joue le même rôle de désagrégation ou privation de l'identité que dans les cas précédents (je ne connais pas d'exemple d'une situation inverse sauf à généraliser cette bizarrerie en l'étendant à toute les conduites de sollicitude abusive13 avec des enfants ou des hommes en situation de dépendance, notamment les alcooliques). Cependant cette marionnette est en quelque sorte douée de la capacité paradoxale d'anticiper celui qui en décide les mouvements. L'idéal à atteindre tiendrait sa consistance de cet impossible même visé dans cette anticipation. Il s'agit d'amener cet automate à agir ou plutôt à répondre de façon à paraître deviner le désir de l'autre manipulateur avant même qu'il ne s'exprime. Il se trouve une illustration très convaincante de cette propriété dans « La confession impudique » de Tanizaki.14. L'époux parvient à obtenir de sa compagne un pseudo consentement en la plongeant dans un état de quasi-coma éthylique. Un simulacre essentiel permet aux époux d'échanger leurs réflexions aux travers la tenue de journaux intîmes. L'un et l'autre usent de procédés subtils pour jouer de la connaissance et épicer leur aventure de ces tromperies en abîme.

De longue date la littérature a su désigner cette attraction qui lie le fantasme de pouvoir dégager de l'inerte une créature autonome aux possibilités offertes par les techniques issues de la recherche scientifique.

Cette créature ne s'originerait pas d'une filiation, son autonomie serait liée à la volonté de son inventeur dont elle porterait le nom. Le scientifique pervers viendrait ainsi s'égaler à Dieu, s'émancipant doublement du champ de l'Autre et de la charge liée à la transmission. Ainsi se rejoignent inanimé et anonymat comme horizon du projet pervers, et comme fantasme infiltrant de plus en plus la réalité contemporaine. Il s'y ajoute aujourd'hui la réalisation effective d'une confiscation du vivant et des propriétés qui le caractérisent.

Le vivant en tant que tel est atteint dans les propriétés mêmes qui lui sont spécifiques15, c'est à dire la capacité de se reproduire en maintenant ses caractéristiques mais aussi de se transformer de s'adapter. Ces propriétés sont aujourd'hui aliénées par des intérêts mercantiles profitant sans vergogne des succès de la biotechnologie pour prendre des brevets sur les organismes de toute sortes, végétaux, animaux ou humains. Cette intrusion inédite dans les principes les plus intimes de la vie nécessite pour aboutir à ses fins, c'est à dire le développement de marchés profitables, que des précautions soient prises qui de en plus imposent discrétion, secret, anonymat. Ainsi les applications scientifiques se combinent au savoir pervers du capitaliste pour extraire une plus value sur des objets qui jusqu'alors étaient à l'abri de tout marchandage. Des brevets sur les gènes de céréales, par exemple empêchent les agriculteurs d'exploiter librement des espèces qui constituent des modèles déposés et leur en imposent l'achat. Et il est facile d'imaginer que moyennant une modification législative adéquate plus rien ne s'opposera à ce que puisse être protégé par une loi de « copryght » les gènes ou les ovules d'individus estimés pour leurs performances

La fascination exercée par les objets magiques produits par la technologie comme la réversibilité aujourd'hui possible entre le vivant et le mécanique, désigne ce dont le sujet est tour à tour la cible et l'acteur : réduire à néant les prétentions de la subjectivité.

C'est aussi à ce titre, l'éradication de la souillure du «je» et les atteintes à la filiation et à la nomination, que perversion et science montrent des affinités16. A ceci près que l'élimination de la subjectivité du champ d'études scientifique est conditionnel tandis qu'il s'avère une finalité pour la perversion. C'est à dire pour être précis que la visée perverse consiste en l'éradication de la division subjective comme promotion d'un ego sans tache et sans faiblesse. Ce à quoi nous confrontent les développements contemporains des applications scientifiques c'est à un envahissement du modèle pervers (dont après tout le Taylorisme était déjà un modèle assez abouti), au nom du profit immédiat.

D'une façon ou d'une autre ces fantasmes et ces réalisations n'ont d'autres visée ni d'autre ressort que la production puis le rassemblement d'automates au comportement aussi prévisible que se doit de l'être la reproduction des faits dans l'expérimentation vraiment scientifique.

Comment viennent coïncider, se recouvrir les principes fondateurs de la science, les exigences de la perversion et les visées de la sublimation, dans la mesure où ces trois modalités d'implication exigent également de débarrasser le terrain des prétentions de la subjectivité demeure la question ouverte sur laquelle il reste à ne pas conclure.

A. Dufour

  • 1.

    J. Lacan, La logique du fantasme, 24 mai 1967

  • 2.

    J. Lacan, La relation d'objet, 19/06/57 : «…nous ferons dans une centaine d'années aux femmes des enfants qui seront les fils directs des hommes de génie qui vivent actuellement » Si l'on peut estimer que Lacan était « optimiste » en prévoyant un si long délai, la pertinence de son commentaire n'en demeure pas moins qui interroge la collusion du père Réel et du père Symbolique (dont c'est la correspondance légitime) avec le père mort. Il ajoute ainsi : « Il est certain que la question se pose, si on a coupé quelque chose au père dans cette occasion et de la façon la plus radicale, il semble aussi que la parole lui soit coupée et la question est évidemment de savoir comment et par quelle voie, sous quel mode s'inscrira dans le psychisme de l'enfant cette parole de l‘ancêtre dont en fin de compte la mère sera le seul représentant et le seul véhicule. Comment fera-t-elle parler l'ancêtre mis en boîte, si je peux m'exprimer ainsi… »

  • 3.

    M. Czermack ; Patronymies, Amnésies d'identité, p.53 Masson, Bibliothèque de clinique psychanalytique, Paris 1998

  • 4.

    M. Czermack  ibid

  • 5.

    J. Lacan, séminaire du 20 novembre 1963, Les noms du père, in Bulletin de l'Association Freudienne n°13, juin 1985

  • 6.

    J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, version hors commerce, 7 avril 1964

  • 7.

    J.Genet , « Ce qui reste d'un Rembrandt coupé en petits carrés et jeté aux chiottes… » O.C Gallimard

  • 8.

    A. Gide, Si le grain ne meurt, Folio, Gallimard

  • 9.

    cf. notamment le séminaire « L'angoisse » ou les commentaires de P.L. Hassoun : « Le pervers et la femme », (Anthropos , collection psychanalyse), ou encore ceux de G. Pommier , « L'ordre sexuel », p.51.

  • 10.

    J. Lacan, La relation d'objet, juillet 1957

  • 11.

    L'incapacité où se trouvait André Gide de reconnaître les visages, n'est pas moins susceptible d'illustrer l'interpénétration de l'identification visuelle et de l'incertitude subjective. Dans le cas d'André Gide l'agnosie est soulignée, renforcée par une incorporation, si l'on peut dire, du symptôme dont il souffrait. En effet son propre visage présentait une sorte d'effacement du trait, diversement notée par ses contemporains. Peut être que les illustrations de Klossowski, le visage androgyne de la femme mise en scène (sa propre épouse dont les photographies ne sont pas sans porter une certaine analogie avec celles de Gide) dans des tableaux de violence érotique sont-ils les mieux faits pour restituer cette dimension du masque. Ce trait du visage qui disparaît ne doit-il pas être mis en rapport avec l'abrasion du trait unaire en tant qu'il est constitutif du nom propre ? Chez Gide une des issues trouvées pour affronter l'égarement, l'effacement de l'individualité, qu'accompagne parfois une sensation délicieuse de pétrification : Gribouille dérivant au fil de l'eau, consistera en la mise au point d'un procédé : la mise en abîme. Utilisé, notamment dans les «Faux monnayeurs» ce montage complexe d'emboîtements s'apparenterait au niveau de l'écriture à la réplication picturale et, me semble-t-il, représenterait une tentative pour supporter et maîtriser la hantise du reflet et de la duplication annihilante. Son protégé P. Klossowski poursuit autant dans son travail d'écrivain que de peintre une étude du simulacre qui tend à l'apologie. Ainsi « Les lois de l'hospitalité » pas moins que «Les faux monnayeurs » instaurent un monde où les jeux de substitution, de faux-semblant, de miroitements servis par une discipline exacerbée de l'équivoque, entraînent dans une sorte de vertige des sosies. On pourrait considérer ces divers procédés, dans l'ordre de la sublimation, comme autant de tentatives de «désubjectivation dirigée» dirions nous pour reprendre une expression de Lacan dans « La relation d'objet » .

  • 12.

    Edward Glover, The relation of perversion-formation to the development of reality-sense.,The International Journal of Psycho-Analysis , 1933, vol. 14, n° 4, pp. 486-504

  • 13.

    Cette sollicitude n'avait pas manqué de retenir l'attention de S. Freud qui dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci ,(éditions Gallimard, Paris, 1992) écrivait : « L'amour de la mère pour son nourrisson qu'elle allaite et soigne est quelque chose qui a une bien plus grande profondeur que son affection ultérieure pour l'enfant adolescent. Cet amour possède la nature d'une relation amoureuse pleinement satisfaisante, qui comble non seulement tous les désirs psychiques mais aussi tous les besoins corporels et s'il représente l'une des formes du bonheur accessible à l'être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu'il convient de désigner comme perverses »

  • 14.

    Tanizaki,  La confession impudique, Folio, Gallimard 

  • 15.

    Cf.  : J-P Berlan et Richard C. Lewontin : Racket sur le vivant- La menace du complexe génético-industriel in Le Monde Diplomatique, décembre 98

  • 16.

    J. Lacan ; La logique du fantasme ; 30 mai 1967 :  « La perversion tout en ayant le rapport le plus intime à la jouissance est comme la pensée de la science : c'est une opération du sujet en tant qu'il a parfaitement repéré ce moment de disjonction par quoi le sujet déchire le corps de la jouissance mais qui sait que la jouissance n'a pas seulement été dans ce processus jouissance aliénée, qu'il y aussi ceci : qu'il reste quelque part une chance qu'il y ait quelque chose qui en ait réchappé, je veux dire que tout le corps n'a pas été pris dans le processus d'aliénation. C'est de ce point du lieu de «a» que le pervers interroge ce qu'il en est de la fonction de la jouissance.(...) Le pervers reste sujet dans tout le temps de l'exercice de ce qu'il pose comme question à la jouissance, la jouissance qu'il vise, c'est celle de l'Autre en tant que lui en est peut être le seul reste. »

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Nice blog, keep it going!

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