"J'abandonne" de Philippe Claudel

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"J'abandonne"1

L'auteur, Philippe Claudel, a choisi de nous offrir un roman sur les prélèvements et les greffes d'organe à l'intérieur d'une tragédie qui respecte l'unité de lieu : une pièce appelée « le confessionnal », l'unité de temps : à peu près deux heures, l'unité d'action : recueillir une autorisation de prélèvements d'organe auprès de la mère d'une jeune fille en mort cérébrale2

Sur leur fiche de paie ils sont « psychologue ou thérapeute », mais dans le milieu où ils gravitent, on les surnomme les hyènes. Ces deux là sont chargés d’annoncer la mort et d’obtenir de la famille l’autorisation de prélever des organes, foie, rein, yeux, sur le corps de celle dont ils viennent d’annoncer la mort. C’était un être cher, c’est une morte qu’on devrait laver habiller, pleurer et mettre pieusement en terre. Ces rites seraient un premier pas dans l’acceptation de la perte de celle qu’on aime et qui est en quelque sorte un morceau de soi ; mais on va d’abord la dépecer, non pas pour mettre ses viscères dans des vases Canope avant d’embaumer le cadavre pour l’éternité, comme faisaient les égyptiens, mais pour les distribuer aux équipes de greffeurs qui les utiliseront pour prolonger des existences menacées et justifier le budget de leur service hospitalier.

De ces deux hyènes l'un est montré un peu comme un salaud, l'autre va à la dérive depuis la mort en couches de sa bien aimée. Il a lui aussi une fille comme la mère endeuillée devant lui.

Le schéma de la rencontre avec la mère fonctionne comme une trappe, pour arracher son consentement. Après deux heures de larmes et de silence, la hyène gentille triche en accueillant la détresse de la maman d'un tout petit sourire qu'elle lui rend. La hyène alors redevient un homme rattaché à la vie, lui qui était suicidaire.

Je crains que ce mince volume ne recèle une part de vérité, bien qu'il soit résolument à contre courant de la sacralisation du don d'organe qui arrange tout le monde ou presque.

Plutôt que de conclure, je laisserai pour finir la parole à Simone de Beauvoir3, puis à l'Antigone de Henri Bauchau4.

Voici ce qu’écrivait Simone de Beauvoir à propos des derniers jours de la mère de Sartre.

Elle fit un petit délire. Le mercredi elle annonça à Sartre que cette femme (sa voisine de lit) vendait des cadavres {…} peut-être qu’ils guettent mon cadavre ? a-t-elle dit.

Antigone face à ses juges, se réfère à une « loi qui est inscrite dans le corps des femmes.{…} Tous nos corps, ceux des vivants et ceux des morts sont nés un jour d’une femme, ils ont été portés et chéris par elle. Une intime certitude assure aux femmes que ces corps, lorsque la vie les quitte, ont droit aux honneurs funèbres et à entrer à la fois dans l’oubli et l’infini respect. Nous savons cela, nous le savons sans qu’aucune loi ne nous l’ordonne. »

Joseph Gazengel

  • 1.

    Philippe Claudel. J’abandonne. Balland 2000. Folio 3784. 112 pages.  

  • 2.

    Boileau, L'Art Poétique (chant 3, vers 45-46), (1674), Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

  • 3.

    Simone de Beauvoir. Tous comptes faits. Gallimard 1972. Folio. pp159-160.

  • 4.

    Henri Bauchau. Antigone. Actes Sud 1997. pp 315-316