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TAKESHIS : LA SCIENCE DU RÊVE
TAKESHIS : LA SCIENCE DU RÊVE
Date de sortie : 05 Juillet 2006 Réalisé par Takeshi Kitano Avec Takeshi Kitano, Kotomi Kyono, Kayoko Kishimoto Film japonais. Genre : Comédie dramatique Durée : 1h 48min. Année de production : 2004 Distribué par Bac Films Synopsis Beat Takeshi mène la vie surchargée, et souvent irréelle, d'une célébrité du show biz. Son sosie, un caissier timide, est encore un acteur inconnu qui attend impatiemment son heure de gloire. Après avoir croisé les chemins de Beat, et après plusieurs séries d'auditions frustrantes, le sosie semble tomber mystérieusement dans un état imaginaire, qui mêle des aspects de la vie réelle de Beat et sa violente personnalité à l'écran...
TAKESHIS’ : LA SCIENCE DU RÊVE ?
Le scénario du dernier film de Kitano est l’occasion d’un jeu vertigineux avec le double : un personnage blond, tout à fait identique à Takeshi Kitano et porte également le nom de Takeshi se met à rêver qu’il pourrait bien faire également du cinéma. Il passe des auditions lorsqu’il ne tient pas la caisse d’une petite supérette. Les jumeaux, l’un blond, l’autre brun, se croisent, l’un dans ses voitures, costumes, cérémoniaux luxueux, l’autre vivant dans une petite pièce minable, vêtu de vêtements à peu près informes ou d’un blouson rose d’assez mauvais goût, l’un accompagné d’un aréopage tapageur, l’autre solitaire absolument. Kitano avait déjà, dans ses précédents films montré les extrêmes, le céleste et le terrestre, l’idéal et l’abject entre lesquels il maintenait par son corps et sa trajectoire, une transversale, comme point de métonymie. Ici, en incarnant les deux personnages opposés, il franchit un pas dans un univers où peu de repères permettaient de poser des différences. Les opposés ne sont plus que le même, la couleur (le blond et rose) et le noir et blanc (Kitano acteur et personnage) se juxtaposent et s’allient.
Le film, à partir de ce scénario, est un jeu très débridé d’associations, de séquences de rêves, le personnage blond, clown triste et seul, s’endormant sans cesse pour rêver à un destin plus glorieux. Avec une certaine science du rêve, Kitano réutilise les quelques éléments donnés dès les premières séquences, dans des recompositions à l’infini, nouvelles combinaisons comme le rêve sait les utiliser, piochant dans les résidus diurnes, de quoi alimenter sa fantasmagorie. De façon très ludique, réapparaissent les personnages du voisinage, les paroles, les repas, une chenille, une femme désagréable, une femme désirée, qui recomposent de nouvelles scènes. Le cinéaste intercale même quelques flashes assez violents, qui font irruption dans le tissu du film, comme des associations incontrôlées, des images mentales très rapides et irrationnelles qui cassent le fil.
Subtilité plus grande, on s’aperçoit que le Kitano riche, qui fait du cinéma, et signe des autographes, rêve lui aussi. Il rêve de ce personnage blond qui lui ressemble et peut-être emprunte-t-il momentanément sa vie minable. Il se pourrait qu’il rêve qu’un personnage qui lui ressemble rêve de lui et emprunte sa vie glorieuse. De la sorte, entre les scènes de cinéma et les scènes de rêve, entre rêves devenus du cinéma et cinéma rêvé par l’un ou l’autre, ce qu’on pouvait appeler « réalité » disparaît totalement. Aucune scène, pas même celles du petit appartement et de la table de camping, celles de la supérette ou de l’émission de télévision, ne semble plus faire référence comme plan de réalité. Le spectateur s’attend à tout moment à entendre : « cut » (ce qui se produit parfois) et à voir la scène s’arrêter, se distancier, devenir scène de cinéma, comme il s’attend à ce que le personnage se réveille et que tout ce qui précède apparaisse comme rêve.
À certains moments, le film prend un rythme absolument effreiné, comique, jouissif, allant d’une scène à l’autre, comme si cela ne pouvait plus s’arrêter, une scène en avant, une scène en arrière, sorte d’embobinage-débobinage qui s’affole. La puissance du rêve et d’un cinéma qui y puise son inspiration sont infinies, admirables d’inventivité, tant en poésie qu’en beauté plastique, en gags visuels ou dramatiques, tensions rapidement mises en place et tout aussi vite explosées. Certaines scènes se répètent comme d’infinies variations sur un thème : tuer, commander des pâtes, rencontrer les voisins dans l’entrée, rentrer chez soi, prendre un taxi, jouer au mah-jong. Le film devient une mosaïque vivante, un patchwork de scènes variées et recomposées.
À la fin, pourtant, je me suis un peu ennuyée. Les scènes perdent de leur enjeu, la succession et la répétition deviennent gratuites. Je me demandais pourquoi ce film surréaliste, si inventif et souvent fellinien n’avait pas, précisément, la force d’un film de Fellini. Pourquoi une telle débauche de moyens cinématographiques et d’images, pour dire quoi ? Il me semblait que Fellini (ou Buñuel) pouvait de façon plus simple être plus profond et plus imaginatif.
Le personnage du Takeshi blond surtout, manque d’épaisseur, me disais-je. Si lui seul incarne quelque chose de la réalité (sociale, psychologique, entre pauvreté et solitude), on aimerait en savoir plus sur son histoire, sa vie « réelle ». Or son univers très réduit, minable, est limité à quelques stéréotypes et à une existence schématiquement nulle, vide. Cependant, en déplorer la pauvreté, c’est oublier qu’il n’est qu’un personnage rêvé par l’autre. En tant que tel, il n’a pas d’humanité, pas d’arrière-plans.
Précisément, le film de Kitano n’a pas d’arrières-plans, il se joue dans des cadres serrés le plus souvent, répétés, comme si l’espace manquait. Ce n’est pas comme chez Ozu faute de grands espaces (d’ailleurs il y en a, routes ou plage s’ouvrant, comme un horizon autre). C’est plutôt parce qu’on ne vit que dans des espaces prédécoupés, cloisonnés, de studios de cinéma et d’images toutes faites, de lieux communs. Entre chaque plan, il n’y a pas de trajet, pas d’espace, on saute d’une case à l’autre, de la supérette à l’appartement ou à la poubelle, de l’appartement au parking ou à l’auditorium de la télévision, sans emprunter des espaces extérieurs, construire des trajectoires significatives. Les raccords qui se font par association d’idées, sur un objet de transition (costume maculé de rouge, chenille, plat de pâtes) qui fait passer d’une séquence de rêve à une séquence de cinéma ou d’une séquence de cinéma à une autre, marquent des équivalences, des juxtapositions et non des itinéraires. Les raccords ne font pas circuler du sens mais permettent d’ajouter des images. C’est encore une manière de déréaliser le monde. Il n’y a plus que des plans de cinéma, dans des studios, eux-mêmes n’étant peut-être que des plans de rêves. Par conséquent, si le Takeshi blond manque d’humanité, c’est tout simplement parce qu’il n’existe pas, n’étant que le rêve du Takeshi brun qui n’existe pas davantage puisque nous n’en voyons que le masque d’homme public ou de personnage joué, qu’il soit acteur ou personnage ou encore le rêve de son double. Par sa mise en abyme totale, le film assèche toute réalité.
On ne peut pas imputer cependant le manque d’humanité de ses personnages à un défaut du cinéaste mais à la représentation d’un monde où il n’y aurait plus que des images, projections plus ou moins rêvées de soi et de l’autre, se renvoyant l’une à l’autre ou l’une dans l’autre, comme autant de fantasmes aussi innombrables que répétitifs et desséchants.
Il n’y a plus d’arrière-plan, en effet, plus de fond : tout est effet de surface. Du rêve, la mécanique est là, impeccablement utilisée, mais non l’essence qui en fait l’inscription de signifiants, d’histoires, de récits possibles, d’humanité à découvrir. C’est peut-être en quoi Kitano diffère de Fellini ou Buñuel qui mettaient également leur cinéma au service de l’inconscient et l’inconscient au service de leur cinéma. Mais les plans n’étaient pas totalement recouverts l’un par l’autre et pouvaient se décoller comme à la fin de Juliette des esprits, lorsque l’humain se dévoile après l’épuisement de toutes les images, ou dans la mélancolie d’un Mastroiani, aux prises avec ses fantasmes, mais également dans le montage d’Amarcord qui sépare le cinéma de la réalité historique, autant que faire se peut. Il y a un dé-nouement chez Fellini et les puissances du rêve et du cinéma nourrissent fantasmes et désirs pour accéder à quelque chose d’humain. Les personnages si peu vivants de Kitano restent énigmatiques, silencieux, impénétrables, minéraux, dépourvus de sentimentalité et d’énonciation. Un tic, une moue trahissent une vie qui ne livre rien de son principe. Les masques ne tombent pas. Même la plage merveilleuse où tout semble s’ouvrir n’est qu’un leurre. Ce n’est pas une plage fellinienne où tout s’apaise, mais une plage où tout recommence, dans la même frénésie. On est toujours au spectacle, et le cinéma repart, on tire sur des hommes-cibles, ad libitum, ce n’est qu’une séquence de plus.
Dans un monde où tout n’est que cinéma, sans retour possible à un plan de réalité, Kitano nous montre que le rêve lui-même se simplifie, devient surface pure, cases du jeu de mah-jong qui se multiplient sans fin, mécaniquement, sans que rien ne se dise. Il n’y a plus de désir ou de récit possible. La relation est toujours hystérique. Le film devient comme une machine qui ne peut plus s’arrêter, une jouissance épuisante et ennuyeuse parce que sans répit et sans dénouement. Le rêveur, lui, se réveille et sait qu’il a rêvé. Les éléments du rêve et de la réalité, un moment entremêlés, peuvent se discriminer et faire sens l’un pour l’autre. Le rêve indique une autre scène, un autre plan : un inconscient se dit dans son rébus et peut être écouté comme désir, raconter des histoires du/au sujet. Le cinéma qui a pris possession des désirs et fantasmes modernes, comme seul imaginaire possible, n’a pas cette possibilité. Le film de Kitano renvoie dos à dos deux plans équivalents l’un à l’autre, l’un n’étant pas plus profond que l’autre.
L’intelligence du film de Kitano est de nous montrer cette confusion, ce dessèchement d’un imaginaire qui n’est plus qu’images de cinéma et images du moi. On est d’abord fasciné. La science du rêve est bien là, mais elle engendre une machine à images, non un véritable rêve. Les mois n’ont plus aucune espérance que dans leur image, leur projection cinématographique et sociale. Chez Buñuel, l’irruption de l’inconscient permettait, à l’inverse, de rappeler qu’il existe autre chose, une autre scène (un autre monde, par exemple, que le monde social et imaginaire mortifère de la bourgeoisie, enfermée dans son salon et sa propre représentation). Le cinéma ouvrait sur le surgissement du désir, ravageur, incontrôlé, terriblement vivant dans un monde figé (L'Ange exterminateur).
Chez Kitano, (mais il parle sans doute du Japon contemporain ou de nous-mêmes), il n’y a même plus de réalité, alors il n’y a pas non plus de désir. Tout le monde s’entretue sans que cela fasse mal, on meurt et on se remet debout comme les cibles au stand de tir ou les pièces de Mah-Jong qui plongent et remontent mécaniquement. Quant à l’amour, n’en parlons pas.
C’est bien triste, une société qui a une caméra à la place de l’inconscient.
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