"Entre les murs" de Laurent Cantet

"Entre les murs"

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Réalisé par Laurent Cantet Avec François Bégaudeau, Nassim Amrabt, Laura Baquela Plus... Film français. Genre : Comédie dramatique Durée : 2h 8min. Année de production : 2008 Distribué par Haut et Court

Entre les murs, Laurent Cantet

Certes, j’aurais beaucoup à dire sur le film de Laurent Cantet, comme tout le monde, parce que nous sommes tous allés en classe et que cette situation de classe nous intrigue, nous fascine, nous rappelle à tous tant d’émotions que le film renvoie. L’une des qualités et l’un des pièges du film, est précisément qu’il est un creuset pour tous nos fantasmes : on peut tout dire, à partir de ce huis clos, sur les élèves, sur l’enseignant, sur la crise de l’école, les réformes de l’enseignement, etc. D’autant plus qu’en France (en est-il ainsi ailleurs ?) tout le monde se passionne pour les débats sur l’école et ses réformes.

On projette donc le film de Cantet accompagné de débats que des membres de la FSU (syndicat des enseignants) ou d’éminents sociologues tels M. Dubet, animent. On oublie que c’est un film, émouvant, construit, intéressant, dramatique. Il jouit et souffre à la fois de son propre dispositif, ne prenant pas la peine de commenter, disserter sur l’école, il offre à tous une sorte de séquence témoin sur laquelle les commentaires abondent. Le professeur a-t-il raison ? Enseigne-t-il ? Fait-il des erreurs ? Un lecteur du Monde s’est emporté contre le film, l’accusant d’une aveugle complicité avec un État qui se désengage de l’institution, ou quelque chose comme ça… Pauvre Cantet.

Que signifie « entre » les murs ?

Mme Perruche, dans un excellent article publié sur le site Œdipe, lors de la sortie du livre de Bégaudeau, considère comme une évidence que le titre, « Entre les murs », signifie intra muros, au double sens de collège situé à Paris intra muros (qu’est-ce ça doit être ailleurs ? ) et de situation de huis clos, entre quatre murs. Or, pour moi, après la projection du film, le sens a tout de suite été de inter muros. Certes, le titre renvoyait à la situation de fermeture absolue mise en scène par les cadrages, l’absence de tout extérieur, hormis la cour filmée, in fine, comme une cour de prison. Mais de façon polysémique, le titre signifiait également que dans cet espace clos, tout passe, qu’entre les murs s’infiltre tout le reste. La tension du film (comme de la réalité scolaire) réside dans ce paradoxe.

Il me semble en effet, que l’illusion de l’école de la IIIe République tient précisément à ce postulat d’un isolement, entre quatre murs, qui permettait de s’adresser à des élèves. Il se peut que cela ait fonctionné : les blouses, la discipline, le langage scolaire, imposés par un maître inflexible, réussissaient à créer cet isolement du social propice à un apprentissage presque pur (d’autant plus que les « matières » étaient à distance de la réalité sociale) et à l’égalité des chances dans cette sorte d’état de neutralisation. Mais ce dispositif, on le voit dans le film de Cantet, ne marche plus. Toute la réalité sociale est présente, compressée entre ces murs à travers lesquels elle est passée. C’est ce qui en fait à la fois la vitalité, l’émotion, et la folie, la violence : tout d’un coup, la classe déborde, l’espace (mental, pédagogique, matériel, architectural et humain) est bien trop petit pour supporter ce magma explosif. Les jeunes apportent toute la société avec eux, et le professeur également : dans le langage, les gestes, les apparences, etc. Il n’y a pas de huis clos scolaire. Il n’y a plus d’élèves à l’école, mais des enfants, des jeunes, des sujets apprenants (éventuellement). C’est pourquoi la situation est très compliquée et sans retour. On ne peut plus mettre entre parenthèses le social, dans une structure étanche (ou qui se rêvait telle).

Il me semble que ce qui rend l’école si intéressante et en même temps si obsolète dans ses formes parfaitement saisies par le film de Cantet c’est cette contradiction entre la clôture matériellement totale et l’infiltration tout aussi absolue, mais non dite, non assumée, de la totalité sociale, politique, économique, idéologique qui environne et pénètre cet étrange bocal.

Puissance du cinéma qui par le choix d’un dispositif, de cadrages, rend visible ce qui nous échappait. On s’étonnera peut-être un jour de cette obscénité de l’école comme de celle des prisons avec leurs cellules surchargées, on sent déjà dans le film qu’il y a quelque chose d’aberrant, de malsain, de pervers dans cette mise en cage.

Entre texte et film

Les articles précédents de Mmes Mariane Perruche et Nathalie Cappe, sur le site d’Œdipe, portent l’un sur le livre, l’autre sur le film. Que se passe-t-il entre les deux ?

J’ai d’abord vu le film puis lu le livre de Bégaudeau car tout de même, la personnalité de ce professeur, sa position très ambiguë, entre ironie permanente et gentillesse, condescendance, mépris et générosité, m’intriguaient : je voulais en savoir un peu plus.

Ce qui est tout à fait manifeste, c’est que Bégaudeau est un écrivain. La force de son livre, qui, à mon avis, n’aurait (n’a ?) pas suscité l’attention et le débat provoqués par le film, c’est qu’il s’intéresse essentiellement à la langue. Bégaudeau montre quelques scènes de classe, toutes entre les murs, également, dans l’enfermement de la classe et de la relation entre le professeur et les élèves : il ne commente pas, ne reprend pas, il ne lie pas, n’articule pas, n’analyse pas. La langue des uns et des autres dit tout ce qui se passe en classe. Dans ce sens, on peut imaginer que ce qui a intéressé un cinéaste était une écriture de presque scénario, des séquences cut, déjà cadrées, très dialoguées, sans analyses.

C’était déjà du cinéma. Eh bien pas du tout ! Parce que la langue écrite et les corps filmés ne disent pas la même chose.

La grande différence entre le texte et le film, c’est que l’un traite de la langue qu’il note soigneusement, tandis que l’autre montre des corps qu’il filme amoureusement. La langue et le dialogue sont au cœur du film, mais portés par ceux qui parlent, leur mouvement, leurs mimiques, leur image, dont le livre s’abstrait tout à fait.

Puissance du cinéma : la présence des corps rend le film de Cantet plus chaleureux, plus vivant.

De ce point de vue, il ne peut y avoir de traduction ou d’adaptation, mais c’est une véritable conversion qui s’opère. Le simple fait de donner corps à ces personnages, de filmer —avec quelle générosité !— leurs visages, leurs gestes, de leur conférer cette présence, de les éclairer, change tout. L’école ne peut pas détruire cette formidable vitalité, cette énergie de l’adolescence, cette beauté de Souleymane, ou des jeunes filles, la poésie de certains visages. Le point culminant du film est sans doute le portrait final de cette jeune fille bouleversante qu’on avait vu passer plusieurs fois, silencieuse, et sur laquelle enfin s’arrête la caméra, lorsqu’elle déclare : « je n’ai rien appris ». C’est la vraie tragédie du film (dont on voit qu’il a construit son chemin, plan par plan, pour arriver là).

Cantet a une grande générosité, il humanise ses films par une manière particulière de caresser les corps, les visages, de découper les cadres autour des personnages. Déjà, dans Sud, il avait arraché l’histoire au cynisme de Laferrière, lui prêtant une humanité qui est la sienne. La séquence ou l’Américaine jouée par Charlotte Rampling apprend à nager au jeune Haïtien, n’est pas concevable chez Laferrière, elle transforme la relation Nord/Sud si sèchement inégalitaire en une scène tendre, une rencontre singulière à la fois comique et bouleversante.

Entre les murs rejoue cette conversion d’une situation qu’on peut analyser de façon politique, intellectuelle, dans sa violence, son absurdité, en une situation humaine, chaude, vivante, d’où les contradictions cessent d’être purement tragiques pour devenir des contradictions dynamiques, vivantes, qui ne broient pas les êtres mais les traversent et les font exister, dans un tempo assez endiablé de questions/réponses, répliques, attaques et contre-attaques, et autres réparties.

Cependant si l’on ne sait trop ce qu’il en est du langage dans ce film où le malentendu est tout de même permanent, les corps sont également des apories. La présence opaque de Souleymane, le rapport de force entre les corps multiples et si envahissants des jeunes en classe, et le corps minoritaire du professeur, ne semblent pas rendre possible un enseignement. On se demande si on peut encore s’entendre, s’écouter, quand il y a tant de corps (de désirs, de pulsions, de compacité) et si peu de médiation, de discours. Les corps et les visages, en outre, peuvent être antipathiques, ils ont leur laideur, leur disgrâce, leur violence propre, tout autant que leur beauté.

La seconde différence entre le film et le livre est l’absence d’intrigue dans celui-ci, la construction d’une dramaturgie dans celui-là. En effet, Cantet construit une intrigue qui n’existe pas dans le livre. Autour de Souleymane et de son conseil de discipline, une ligne dramatique se déploie. Le film noue de façon tragique les fils donnés par la situation. Le professeur et l'élève se trouvent pris dans un piège fatal, malgré la relative innocence de l'un et l'autre. C'est l'histoire d'un malentendu : le professeur qui fait tout pour sauver Souleymane, le conduit au conseil de discipline, ses propos, dits en faveur de l'élève sont mal interprétés par les deux filles au conseil de classe, qui en font une arme contre lui, ce qu'il vit à juste titre, comme une trahison, ; il contre-attaque en « les insultant de pétasses », ce qui déchaîne un mécanisme de violence verbale et gestuelle. Souleymane tombe dans le piège à son tour. Le conseil de discipline est inévitable, le professeur impuissant y assiste, tous du reste sont pétrifiés, l'action se déroule comme un processus sans sujet ni fin. Le couperet tombe dans une scène paroxystique.

Dans le livre de Bégaudeau, c’est beaucoup plus simple et beaucoup plus désolant encore. Aucun lien n’existe entre le professeur, son discours, ses problèmes avec la classe, les jeunes filles insultées, le cas de Souleymane. Ce sont des faits isolés, sans relation logique. L’école n’est pas un lieu de construction dramatique, tout y est à l’état d’éclats, de bribes, de scènes séparées, d’incidents qui n’ont pas de sens, pas de direction, pas de conséquence visible. Ce n’est pas un temps ou une logique tragiques mais plutôt un état de juxtaposition et de non sens. Le texte de Bégaudeau est une mise à plat, un découpage de moments de langue dont le sens et les enjeux restent assez énigmatiques, comme en attente.

Le film de Cantet repasse du côté du tragique, c’est-à-dire de l’humain et du pathos. L’école est un mécanisme à broyer de l’humain, un véritable piège. Par là même, le spectateur est tenu en haleine, et tout du long se dit qu’il aurait fallu faire ou ne pas faire ceci, cela (non seulement parce qu’il pense l’école, mais parce qu’en bon spectateur, il s’identifie et participe à la dramaturgie comme dans un match). Paradoxalement, s’il effraie, le film pourrait donner espoir : à tous les moments du drame, on se dit qu’il aurait pu en être autrement, si seulement… C’est une tragédie : le dispositif est plus fort que les bonnes volontés humaines. Pourtant, autour d’un terrible gâchis, le film laisse tout de même croire que quelque chose continue à faire sens pour les uns et les autres, entre ces murs.

Pour Bégaudeau, ce qui transcende la situation d’absurdité de l’école, ce n’est pas le corps, ou l’intrigue (pour lui, il n’y a plus de récit possible, cela ne se noue plus dans le sens), c’est la langue. En fait, il écoute la langue de ces adolescents à qui le personnage de professeur est censé enseigner le français. Et peu à peu, il devient clair que c’est lui qui apprend leur langue, au plus grand profit de l’écrivain. Le texte de Bégaudeau se nourrit de la situation inédite (du point de vue littéraire) de cet affrontement (qui est également une belle relation de Hainamoration) entre un professeur et ses élèves, mais également des effets de juxtaposition et de coupure qui font du texte un texte postmoderne, et du langage de ces jeunes que le narrateur rapporte, parodie, puis écrit, un texte neuf, de la littérature.

Le personnage cherche à enseigner une langue française (avec plus ou moins de conviction) tout en s’amusant du français de ces jeunes, que l’auteur finit par écrire (et non plus seulement transcrire) avec un sensible bonheur, tant elle lui permet de rénover sa propre langue d’écriture. L’auteur non seulement rapporte les propos sans subordination de ces adolescents, mais il s’empare progressivement de ce moyen d’innover, comme de la liberté de juxtaposer les fragments de son récit sans liens ni commentaires. Cela crée un texte très aéré, énigmatique, elliptique, comme dépoussiéré, laissant entendre un autre rythme, une autre manière de vivre et de penser peut-être, syncopée, trouée, légère, inconsistante. Sans qu’on sache vraiment ce que dit cette langue, de façon en quelque sorte amorale, l’auteur nous signale qu’elle existe, qu’elle vit.

De ce point de vue, l’écrivain et le professeur de français sont une contradiction vivante. D’un côté, le professeur enseigne un français normatif, de l’autre l’écrivain joue et jouit des écarts linguistiques, de la créativité des « fautes » ou des innovations, des barbarismes amusants ou des structures nouvelles. Du reste, le professeur du film ne semble pas très à l’aise quand il explique des faits de langue qu’il reconnaît comme désuets et dont il n’estime pas finalement la connaissance indispensable. L’auteur du livre est plus libre : il prend résolument le parti de la langue nouvelle.

Le livre de Bégaudeau, parce qu’il est texte sur une page, dans la distance créée par la littérature et le fait du livre, s’accorde cette liberté par rapport à la norme, fait de la langue étrange des jeunes une langue littéraire. Hors de la situation sociale du cours, le professeur du livre qui rapporte ses propres cours, fabrique autre chose avec cette matière et nous éloigne des jugements sur la réalité sociale de l’école. Cela dédramatise la situation et si l’on revient à la question de l’école, c’est peut-être avec une certaine distanciation, en se demandant si, après tout, le problème n’est pas de tenir compte de l’évolution de la langue et de trouver comment donner sa place à cette nouvelle langue qui pénètre par effraction, entre les murs.

Le professeur du film, quant à lui, pris dans une situation abordée avec réalisme, ne peut se laisser séduire par cette langue qu’il lui faut châtier, déconstruire, reconstruire, à moins de démissionner. Et s’il la partage, comme il arrive, lorsqu’il traite les jeunes filles de « pétasses », il commet une faute grave, non de langue mais de déontologie. On lui reprochera de n’avoir pas su tenir sa place plutôt qu’on ne louera une transgression novatrice ! De ce point de vue, le film constate le choc des langues sans trouver de dépassement. Il est en retard sur le livre, pourrait-on dire. Mais il dépasse le conflit par autre chose, la vitalité, l’énergie des corps et de la jeunesse. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il s’achève sur le match prof/élèves qui permet de libérer cette énergie, même si quelque ironie nuance la vision de ce vieux rituel.

Il est très étrange que la présence des corps dans une image, leur absence dans un texte, déplacent tellement les significations et les enjeux. Les deux œuvres sont des apories, toutefois. Dans le texte, l’échec de l’école est retourné en réussite littéraire, en vitalité de la langue, mais ce dépassement par la littérature laisse ouverte la question du sens et du partage. Dans le film, cet échec de l’enseignement est plus pathétique et si Cantet trouve une porte de sortie, c’est du côté de l’énergie et de la présence, d’une sorte d’évidence des sujets désirants qui s’approprient non seulement les mots mais tous les signes pour séduire, se faire connaître et reconnaître. Il n’en reste pas moins que ce « comment s’en sortir sans sortir » (pour citer le poète Ghérasim Luca) laisse sur une sensation de trouble : chacun a du mal à trouver sa place et tous ces désirs, tous ces corps débordent, risquant de faire exploser cet espace trop étroit.