Pourquoi le travail est devenu souffrance

Gérard Haddad appartient, comme il le précise lui-même : « à une espèce fort rare et, sans doute sans descendance : celle des agronomes psychanalystes, psychiatres de surcroît ».

Il a derrière lui une œuvre importante dont : « Le jour où Lacan m'a adopté » chez Grasset, « Manger le livre » chez Grasset ; « les femmes et l’alcool » Grasset, « Maïmonide » aux éditions des Belles lettres, ainsi qu'un grand nombre de traductions d'hébreu vers le français.

Dans le court essai qu'il nous donne il tisse élégamment un récit de son expérience d'ingénieur agronome en Afrique et à Madagascar avec une réflexion sur l'organisation du travail dans ces pays entre les contraintes de l'environnement et le fonctionnement psychique de l'être humain.

La première partie est consacrée à ces éléments autobiographiques. Marqué par la double rencontre de Lacan et d'Althusser, Gérard Haddad s'interroge ensuite dans la deuxième partie de son texte sur ce qu'il nomme « Le travail moléculaire ». Pour lui il n'est pas question de réduire le travail à sa simple formulation physique W = F x L. En effet « le travail humain traditionnel inclut un important facteur culturel, voire religieux » qui bien sûr tend à décroître fortement dans le travail industriel moderne sans y disparaître totalement. Si Gérard Haddad parle de niveau moléculaire du travail humain c'est qu'il décompose cette « molécule » en trois « atomes » : « sujet », « objet », « instrument », ce qui lui permet de réfléchir à « l'inadéquation observée entre certaines techniques et les modes de travail utilisés. Il consacre plusieurs chapitres à articuler ces différents éléments, nous ne nous y attarderons pas et nous irons directement au dernier chapitre qui a retenu notre attention :

« Jouissance et souffrance au travail ». Il s'agit non pas de la satisfaction que peut apporter le travail sur le plan narcissique, moral ou même social mais plus profondément de la jouissance qu'il peut procurer au sens lacanien du terme, c’est-à-dire à la satisfaction qu'il entraîne en relation avec la souffrance éprouvée.

Dans la stabilité séculaire des méthodes ancestrales, le geste si pénible accompli avec des instruments parfois peu efficaces s'inscrit dans une tradition millénaire qui le rend sacré : « il existe alors une parfaite adéquation entre un terroir, un outil, des techniques, des mythes et l'homme inscrit dans cette vaste structure d'essence éminemment culturelle. Du coup briser ces structures traditionnelles « c'est briser l'identité de ces hommes, briser leur jouissance, en définitive les briser tout court ». Ce fut entre autre le tragique destin des Iks dont Peter Brook tira sa célèbre pièce éponyme.

Sans cette jouissance au travail tout labeur finit par devenir insupportable. L'homme avant d'être faber a été sapiens affirme Lacan reprenant, dans son séminaire sur « L’éthique de la psychanalyse », la réflexion de Bergson. G. Haddad postule à partir de ce constat, analysé en détail, que l'apparition de la souffrance au travail provient d'un certain degré de déclin du faber et va jusqu'à se demander « s'il ne faut pas voir dans l'étonnant essor du bricolage, du jardinage et des activités physiques diverses la quête d'un remède partiel à ce mal ».

Si la souffrance au travail « apparaît comme frustration ou privation d'une nécessaire jouissance » il nous faut pousser plus loin la réflexion. Certes elle est ancienne : elle est mentionnée dès l'expulsion du jardin d'Eden (Le français et d'autres langues latines recueillent dans l’étymologie du mot travail les notions de torture et de souffrance là où le monde anglo-saxon le fait dériver dans work, werk etc de la vieille racine indo-européenne « erg »que l'on retrouve dans énergie et orgasme !).

« Pourtant le travail procure aussi les plus pures satisfactions qu’un être humain puisse éprouver. Le « travail bien fait», la « belle ouvrage», est source de joie sans amertume. C’est à cette joie que Freud pensait quand il affirmait que le travail était la meilleure voie de sublimation pour nos pulsions. »

Or nous savons que le travail provoque de plus en plus souvent des souffrances psychiques et qu'il est de nos jours la cause de nombreuses douleurs dites « psychosomatiques ». Ces souffrances amènent certains jusqu'à ce que le psychiatre H. Freudenberger a appelé « le burn out » : syndrome d’épuisement professionnel visant principalement les personnes dont l’activité professionnelle implique un engagement relationnel important comme les travailleurs sociaux, les soignants les enseignants ; ce burn out est très différent du surmenage dû à un épuisement corporel et psychique qu'une bonne période de repos peut réparer.

Pour G Haddad le burn out n'est pas un état dépressif ; ce qui est en cause ce n'est pas un deuil d'un travail réduit en miette « c'est le sujet lui-même qui voit son image spéculaire : cette assise indisciplinable à la perception de son unité corporelle, mise en question et fragilisée » alors qu’à son origine le travail avait pour effet « d'unifier le corps du travailleur par le seul fait de conforter son identité culturelle, de l'inscrire dans un processus de reconnaissance par l'Autre »

Ce que l'homme contemporain a perdu c'est ce qui réglait son rapport à l'espace qui l'entoure (G. Haddad appelle cela « pulsion viatorique »). Se trouvant, enfermé dans son travail et dans la ville tentaculaire, l'homme moderne ne trouve aucune sublimation à cette pulsion « d'où le sentiment purement subjectif d'étouffer ».

Les pistes posées par l'auteur demanderaient à être travaillées et développées pour articuler le travail politique et social à mener autour du travail avec la prise en charge psychologique de ces souffrances qui sont loin d'être toujours reconnues. Bref un essai qui outre d’être stimulant se lit facilement .

Comments (1)

G.Haddad laboure le champ de "la souffrance au travail" de façon originale et incisive, y apporte sa pierre avec une érudition et un sens du symbole très affinés. L'auteur implique sa subjectivité dans sa thèse, n'hésitant pas à s'appuyer sur des éléments de son parcours personnel pour étayer son développement théorique. Cet engagement renforce la portée de sa transmission.
N.Cappe.

Pages