Voyages....

Gilles Deleuze

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Alors que les vacances s’approchent et que l’on cogite où aller, il me revient que comme tout un chacun, mais infiniment moins c’est sûr, de temps en temps, je suis invité à des colloques, congrès, conférences... Puis aussi il y à tous ceux auxquels je ne suis pas invité, beaucoup plus nombreux évidemment... Et presque systématiquement je refuse ces invitations séduisantes. Je me dis que je ne veux pas participer à cette nouvelle forme de tourisme. Alors, auprès d'un excellent site que je fréquente régulièrement - http://oeuvresouvertes.net -, j'ai découvert ce passage de Gilles Deleuze, auteur que j'affectionne en particulier. J'ai eu envie de partager avec vous cette trouvaille. Elle m’exprime  mieux que je n'aurai pu le faire.

Luiz Eduardo Prado

Les voyages d’émigrants sont des voyages sacrés -

extrait de l'Abecedaire, V comme Voyage

Gilles Deleuze

 

Je ne hais pas les voyages, je hais les conditions, pour un pauvre intellectuel, de voyager. Peut-être que si je voyageais autrement, j’adorerais les voyages. Mais chez les intellectuels qu’est-ce que ça veut dire voyager ? Ça veut dire aller faire une conférence à l’autre bout du monde, au besoin, et avec tout ce que ça comporte avant et après : parler avant avec des gens qui vous reçoivent gentiment, parler après avec des gens qui vous ont écouté gentiment, parler, parler, parler… Alors, c’est le contraire du voyage, un voyage intellectuel. Aller au bout du monde pour parler, ce qu’il pourrait faire chez lui, et pour voir des gens avant pour parler, et voir des gens après pour parler : c’est un voyage monstrueux. Alors ceci dit, c’est vrai que je n’ai aucune sympathie pour les voyages. Mais ce n’est pas un principe chez moi, je ne prétends pas avoir raison, dieu merci. Mais pour moi, si tu veux, je me dis « Mais enfin, mais enfin, qu’est-ce qu’il y a dans le voyage ? » D’une part, ça a toujours un petit côté de fausse rupture. Ça, je dirais, c’est le premier aspect, moi… qu’est-ce qui me gêne, je réponds uniquement pour moi, qu’est-ce qui me rend le voyage antipathique ?

Première raison, c’est que c’est de la rupture à bon marché. Je sens tout à fait ce que disait Fitzgerald : il ne suffit pas d’un voyage pour faire une vraie rupture. Si vous voulez de la rupture, ben faites autre chose que des voyages parce que finalement qu’est-ce qu’on voit ? Les gens qui voyagent, ils voyagent beaucoup et puis après ils en sont même fiers, ils disent que c’est pour trouver un père. Il y a des grands reporters, ils font des livres là-dessus. Ils ont tout fait, ils ont fait le Vietnam, l’Afghanistan, tout ce qu’on veut, et ils disent froidement qu’ils n’ont pas cessé d’être à la recherche d’un père. C’est pas la peine. Le voyage ça a un trait quand même très œdipien, en ce sens. Alors bien, bon, je me dis « Non, ça va pas, ça ».

La seconde raison il me semble, je suis très touché par une phrase admirable, comme toujours, de Beckett qui fait dire à un de ses personnages à peu près, je cite mal, c’est encore mieux dit que ça : « On est con, quand même pas au point de voyager pour le plaisir. » Alors cette phrase, elle me paraît parfaitement satisfaisante. Moi je suis con, mais pas au point de voyager pour le plaisir. Ça, non, quand même pas.

Et puis il y a un troisième aspect du voyage, alors tu me dis « nomade », oui. J’ai toujours été fasciné par les nomades, mais c’est précisément parce que les nomades, c’est des gens qui voyagent pas. Ceux qui voyagent, c’est les émigrants, il peut y avoir des gens extrêmement respectables qui sont forcés de voyager. Les exilés, les immigrants, ça ça c’est un genre de voyage, alors, dont il est pas question de se moquer parce que c’est des voyages sacrés. C’est des voyages forcés, c’est des voyages… bon, ça, très bien… Mais les nomades, ils ne voyagent pas, eux. Les nomades, au contraire, à la lettre, ils restent immobiles, c’est-à-dire, tous les spécialistes des nomades le disent, c’est parce qu’ils ne veulent pas quitter. C’est parce qu’ils s’accrochent à la terre, c’est parce qu’ils s’accrochent à leur terre. Leur terre devient déserte, et ils s’y accrochent. Ils peuvent que nomadiser dans leur terre. C’est à force de vouloir rester sur leur terre qu’ils nomadisent. Donc, dans un sens on peut dire : « Rien n’est plus immobile qu’un nomade. Rien ne voyage moins qu’un nomade. » C’est parce qu’ils ne veulent pas partir qu’ils sont nomades. Et c’est pour ça qu’ils sont tout à fait persécutés.

Et puis enfin après c’est le dernier aspect du voyage qui me rend pas très… Là je le trouvais… Il y a une phrase, là, de Proust très belle qui dit : « Finalement qu’est-ce qu’on fait quand on voyage ? On vérifie toujours quelque chose. » On vérifie que telle couleur qu’on a rêvée se trouve bien là. À quoi il ajoute, c’est très important, il dit : « Un mauvais rêveur c’est quelqu’un qui ne va pas voir si la couleur qu’il a rêvée est bien là. » Mais un bon rêveur il sait qu’il faut aller vérifier, voir si la couleur est bien là. Ça, je me dis, ça c’est une bonne conception du voyage. Mais sinon…