Psychanalyse, l'autre matérialisme (à propos du numéro 59 de la revue "Actuel Marx"

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Psychanalyse, l’autre Matérialisme[1]

 

Prado de Oliveira

Entre la mi-mars et le début août 1919, la Hongrie a été le deuxième pays des soviets au monde, après la Russie. Elle était alors la République des conseils. En Allemagne, Guillaume II vient d’abdiquer, la monarchie s’effondre. Betty Scholem, mère du grand kabbaliste Gershom Scholem, écrit à son fils à la fin 1918 : « Nous avons ici le chaos le plus complet, et cela ne peut guère s’empirer. Personne ne commande et personne n’obéit, la situation est horrible[2]. » L’Europe sort de la guerre de 14-18. On nourrit l’espoir que la psychanalyse soit admise et enseignée à l’université. Budapest est la capitale de cette révolution parmi d’autres. Des étudiants adressent une pétition dans ce sens à leur Ministre de l’enseignement public. Cette pétition sera l’objet d’un rapport transmis à Georg Lukács, « commissaire du peuple à l’éducation et la culture ». Il n’était pas encore le philosophe, auteur d’Histoire et conscience de classe et de la Théorie du roman, qu’il allait devenir. Ferenczi rédigea à cette époque deux notes inédites établissant un parallélisme entre psychanalyse, marxisme, communisme et anarchisme, suivies d’autres notes sur le parallélisme entre psychanalyse et socialisme libéral. Elles sont exemplaires de la compréhension que pouvaient avoir alors les psychanalystes de la politique. Elles figurent dans le dernier numéro de l’excellente revue Actuel Marx, qui porte le titre de Psychanalyse, l’autre Matérialisme.

Heureusement pour la psychanalyse, ces contributions de Ferenczi sont restées à l’état de notes. Ce numéro d’Actuel Marx offre d’autres articles de grand intérêt pour la question. Je mentionne en particulier ceux de Katia Genel, « École de Francfort et freudo-marxisme : sur la pluralité des articulations entre psychanalyse et théorie de la société », qui établit un relevé assez exhaustif et précis de l’histoire de cette École ; de Guillaume Sibertin-Blanc, « Une scientia sexualis face à la mystique fasciste », qui met en confrontation le discours psychanalytique et le discours fasciste sur le sexe ; et l’excellent article de Livio Boni, « La condition (post)coloniale entre marxisme et psychanalyse », qui montre comment il est possible de critiquer la psychanalyse sans aucun dénigrement et qui met en valeur un médiateur inattendu entre le discours psychanalytique et le discours politique, à savoir le discours surréaliste, particulièrement au sujet de la question coloniale.

Dans un autre ordre d’idées, également très riches, les articles de Florent Gabarron-Garcia, « Le psychiatre, l’infirmier, le fou et la psychanalyse : pour une histoire populaire de la psychanalyse », et d’Étienne Balibar, « L’instance de la lettre et la dernière instance », traitent de points importants pour les psychanalystes. Le premier, en reprenant des aspects souvent négligés de l’histoire de la psychothérapie institutionnelle ; le second, en évoquant le parcours théorique de Louis Althusser en parallèle avec celui de Jacques Lacan, mettant en perspective l’approche et l’utilisation que chacun fait du structuralisme et, notamment, de la notion d’instance.

Guillaume Sibertin-Blanc, un des directeurs de cette excellente revue, nous rappelle dans un mail qu’« il s’agit du premier dossier qu’Actuel Marx, en trente ans d’existence, consacre aux rapports marxisme/psychanalyse. » Il assure souhaiter, pour sa part, que ce numéro ne reste pas un hapax dans l’histoire à venir de la revue. Ceux qui s’intéressent à l’articulation entre psychanalyse et politique ont donc de quoi se réjouir fortement. Faut-il rappeler que cette articulation s’enracine dans le commencement de l’histoire de la psychanalyse, non seulement avec un Wilhelm Reich qui tenait des conférences populaires de psychanalyse, mais aussi avec un Otto Fenichel qui, pendant des années, garantissait la circulation de lettres clandestines à ce sujet, formant un noyau dur de militants communistes à l’intérieur de l’Association psychanalytique internationale[3] ? En vérité, bien plus qu’on ne l’imagine, la psychanalyse de langue anglaise poursuit encore ce débat. Récemment, en France, Patrick Landman et Silvia Lippi ont contribué à le remettre en lumière[4]. Puisse Actuel Marx, aujourd’hui, reprendre, au moins en partie, ce flambeau.

 

[1] Actuel Marx, n° 59, Psychanalyse, l’autre Matérialisme, publié avec le concours de l’équipe Sophiapol, de l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, et du Centre national du livre, Paris, PUF, 2016, 223 pages.

[2] D. Bohnekamp, De Weimar à Vichy. Les juifs d’Allemagne en république, 1918-1940/1944, Paris, Fayard, 2015, sans nom de traducteur, p. 42.

[3] R. Jacoby, Otto Fenichel, destins de la gauche freudienne, Paris, PUF, 1986, trad. P.-E. Dauzat.

[4] Voir, sous leur direction, Marx, Lacan : l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, Toulouse, Érès, 2011.