Traduire Freud : une mission sans limites ?

Traduire Freud : une mission sans limites ?1

Parfois j'avais tout de même le sentiment que je n'aurais pas dû écrire « Le moi et le ça » puisque le ça ne peut être rendu en anglais.2

Partageant sa langue maternelle, voilà des années que je lis Freud en toute sérénité, pour ne pas dire en toute naïveté, sans me poser de questions sur les mots et les constructions, car, vous l'aurez compris, je le lis en version originale. Je ne savais pas à quel point ma position était privilégiée, voire enviable. Il m'a fallu entendre un certain nombre de questions, de remarques, d'hypothèses parfois surprenantes pour moi avant de saisir que, par chance, ladite position me plaçait au-dessus de quelque chose de très embarrassant, le malaise dans la traduction. A force d'être impliquée, souvent malgré moi, dans les débats de mes amis et collègues français, j'ai fini par mesurer les difficultés et incertitudes auxquelles se trouvent confrontés ceux d'entre eux qui ne maîtrisent pas la langue allemande. Enfin sensibilisée à leurs questionnements, j'ai été quasiment contrainte d'y regarder de plus près et j'ai constaté avec étonnement qu'en France tout semble être possible quand il s'agit de traduire Freud. Freud sans limites. Chacun a de bonnes raisons de faire valoir sa recette personnelle et nombreux sont ceux qui croient pouvoir, ou même devoir, mélanger traduction et psychanalyse. Ma conclusion est que la France est bien loin d'avoir résolu le problème de la transmission de l'héritage freudien. A mon niveau je ne saurais y apporter de solution ; je voudrais seulement rendre le lecteur attentif à certains raisonnements qui ont sans doute de quoi séduire le psychanalyste mais qui sont inacceptables en matière de traduction.

Qu'est-ce que la traduction ?

L'acte de traduire consiste à reproduire, dans la langue cible, l'équivalent naturel le plus proche possible du message de la langue d'origine, premièrement par le sens et deuxièmement par le style.

Voilà l'une des définitions possibles, celle de Nida (1969)3. Il en ressort que le traducteur se laissera guider par la langue d'origine pour s'en éloigner le moins possible, mais en outre, les correspondances choisies dans la langue cible devront être « naturelles » dans la langue cible. La priorité est donné au sens par rapport au style. Bien entendu, une telle transposition présuppose la compréhension du texte d'origine. L'acte de traduire peut se décomposer ainsi en deux phases : la phase de compréhension où le traducteur analyse les intentions de l'auteur au niveau du sens et du style, et la phase de reconstruction qui consiste à reproduire ces intentions, dans la langue cible, par des équivalences naturelles, mais aussi proches que possible de la langue d'origine. La traduction doit aboutir à une reproduction du texte d'origine, permettant au lecteur de « comprendre » à son tour les intentions de l'auteur. La traduction est un acte de communication.

Or, le psychanalyste mais aussi le traducteur savent que la communication, même à l'intérieur d'une communauté linguistique, n'est pas simple. Elle s'inscrit toujours dans un contexte subjectif et social. La culture, l'expérience, les connaissances, le niveau d'instruction, l'appartenance à un groupe social, etc. jouent un rôle important entre émetteur et récepteur. En outre deux personnes n'attribuent pas forcément la même signification à un même terme. Tous ces facteurs donnent l'impression parfois qu'on ne parle pas la même langue. L'expérience montre toutefois que la communication est possible, intracommunautaire et entre communautés. Cela peut s'expliquer ainsi : les significations individuelles des mots se recoupent dans leur partie centrale ; de plus les mots se situent dans un contexte qui précise leur signification ; et enfin il est tout à fait possible de prendre en considération les différences sociales et culturelles. Le traducteur, lui aussi, devra prendre en compte les différences et trouver des compromis.

Il s'ensuit que le traducteur n'est pas simplement une sorte de « technicien » du langage mais un médiateur entre deux cultures avec leur histoire. Cela signifie qu'à la différence de n'importe quel autre lecteur, le traducteur « reçoit » le texte d'origine en sachant qu'il devra l'ancrer ensuite dans un nouveau contexte culturel. Autrement dit, pour le traducteur, comprendre signifie toujours comprendre quelque chose pour quelqu'un d'autre. C'est un processus actif déjà orienté vers la transmission. On pourrait dire que le traducteur n'est pas seulement récepteur dans la langue d'origine mais aussi dans la langue cible. Cette conception devra lui permettre de proposer au lecteur dans la langue cible une traduction lisible, compréhensible, adaptée aux usages linguistiques en cours dans la communauté linguistique concernée. Mais adapter une traduction aux usages linguistiques ne veut pas dire produire un texte nouveau au lieu de reproduire le texte d'origine. La langue d'origine reste le fil d'Ariane. Par contre, si l'on n'adapte pas la traduction aux règles en usage dans la langue cible, on dénature la langue cible et la compréhension du texte devient difficile. Cette manière de procéder peut se justifier dans certaines circonstances (poésie …), mais elle sera bannie des traductions dont le but est d'apporter des informations, des connaissances. Elle est donc incompatible avec le domaine scientifique. Cela nous ramène directement à Freud puisque Freud inscrit la psychanalyse dans le domaine des sciences naturelles.

En allemand les textes scientifiques se distinguent par des traits caractéristiques que l'on retrouve aussi dans les textes freudiens :

La terminologie de la spécialité occupe une large place : termes techniques, mots composés (formation d'un seul mot en collant ensemble deux ou plusieurs mots ou des radicaux), verbes et adjectifs substantivés …

La priorité est donnée à la forme substantive par rapport à la forme verbale.

Dans les tournures verbales, on utilise plus volontiers la forme passive que la forme active.

Les expressions à connotation affective sont absentes.

Le style est plutôt pragmatique ce qui ne l'empêche pas d'être esthétique si l'auteur a du talent.

La forme n'a pas de valeur propre ; c'est le sens qui prime.

Quand un professionnel choisit de lire un auteur de sa spécialité, il s'attend à le comprendre. Il souhaite tirer du texte des informations, sur la base des connaissances qu'il possède déjà. L'auteur en est conscient et c'est pourquoi son premier souci sera la clarté. Il facilitera la compréhension du texte en évitant les termes et les constructions ambigus et se servira largement de la terminologie spécifique, clairement définie. Un tel texte fini, prêt à être publié, est donc une construction intellectuelle orientée vers un but, celui de transmettre des informations, et l'auteur a volontairement recours à des stratégies pour obtenir ce but. Nous sommes loin de la libre association caractéristique du discours de l'individu en analyse où le but est précisément l'ambiguïté autorisant des interprétations multiples. Idéalement donc un texte scientifique laissera peu de place à l'interprétation, par opposition aux textes littéraires d'ailleurs qui ne nous intéressent pas ici.

Les termes de spécialité se forgent avec l'émergence de connaissances nouvelles, de technologies nouvelles et, toujours dans le souci de clarté, les correspondances qui leur sont attribuées dans les différentes langues ne doivent plus être modifiées une fois qu'elles sont entrées en usage, même si l'on peut regretter parfois dans l'après-coup de ne pas avoir opté pour une traduction plus pertinente dans tel cas précis. Les spécialistes connaissent la signification du terme, ont l'habitude de l'utiliser et c'est ce qui compte.

Freud a établi sa terminologie surtout en donnant des acceptions nouvelles a des termes déjà existants, souvent par référence à des phénomènes chimiques ou physiques4. Mais les termes dévoyés par Freud sont généralement aussi des termes du langage courant. C'est pourquoi Freud les utilise nécessairement tantôt dans leur acception psychanalytique tantôt dans leurs différentes acceptions du langage courant.

Tournons-nous maintenant vers les traductions françaises des textes de Freud. D'après Roudinesco « les œuvres de Freud sont disponibles en totalité et en plusieurs versions »5 (françaises). A titre d'exemple : en 1982, « Le Coq Héron »6 recense 17 traductions du texte « La négation ». Je ne sais pas quel en est le nombre aujourd'hui, presque 20 ans plus tard … La diversité des traductions s'explique sans aucun doute par les querelles sur la manière de procéder plutôt que par les défauts des premières traductions réalisées notamment par Berman, Bonaparte et Jankélévitch. La grande majorité des traductions que j'ai eu l'occasion d'étudier (par extraits) - qu'elles soient « officielles » et disponibles en librairie ou « officieuses » et circulant seulement dans des groupes de travail – comportent des erreurs. A part cela elles se distinguent les unes des autres par leur style, leur terminologie et leur lisibilité qui sont fonction des principes adoptés pour leur réalisation.

Les premières traductions se lisent très bien, mais ne respectent pas toujours le sens et s'éloignent souvent inutilement du texte d'origine, si bien qu'elles s'approchent parfois plus de la production nouvelle que de la reproduction. On comprend alors qu'on ait voulu se rapprocher de Freud d'une part et corriger les fautes d'autre part. A partir de là sont nées des initiatives variées, pas toujours heureuses. Car ils s'avère que les personnes animées de bonnes intentions qui dénoncent les égarements et proposent d'autres solutions ne sont pas forcément plus compétentes que les personnes qu'elles critiquent. On ne peut guère leur en faire le reproche puisque ce ne sont pas des professionnels. Par contre on peut leur reprocher de ne pas admettre que la traduction repose sur des connaissances solides, linguistiques d'abord, et qu'elle ne s'improvise pas. Des exemples concrets pourront nous éclairer.

En 1982 André Bolzinger, un auteur très intéressant par ailleurs, publie une critique de la traduction des « Etudes sur l'hystérie » réalisée par Berman et propose sa propre traduction des extraits qu'il étudie7. Il traduit correctement ce passage que Freud écrit sur Emmy von N. :

Elle a lu dans le journal Frankfurter Zeitung, qui est posé devant elle sur la table, qu'un apprenti avait ligoté un jeune garçon8 et qu'il lui avait introduit une souris blanche dans la bouche ; le jeune garçon en serait mort de frayeur.

Et plus loin on lit dans la traduction de Bolzinger :

Pendant qu'elle dort, je me saisis du journal ; je trouve réellement une histoire de sévices envers un jeune apprenti9

Anne Berman10 a traduit la même phrase comme ceci :

Pendant son sommeil, je prends la Gazette de Francfort et y trouve vraiment l'histoire des sévices exercés sur un apprenti11

Si vous avez réussi à suivre, vous aurez remarqué que la première traductrice et son critique commettent le même contresens : l'apprenti qui en fait est l'auteur des sévices devient la victime des sévices. Cette erreur est due à une mauvaise interprétation de la forme grammaticale allemande (génitif : Misshandlung eines Lehrbuben) qui montre que le contexte n'a pas été analysé. On ne traduit pas des expressions isolées mais des contextes.

En 1981 le journal « Le Monde » publie un article de Serge Moscovici sous le titre provocateur : « Quand traduira-t-on Freud en français ? » Dans son article, Moscovici s'en prend à la traduction de Jankélévitch de « La psychologie collective et l'analyse du moi »12, il signale des erreurs et tente de les corriger. Comme Bolzinger, Moscovici fait des remarques pertinentes, mais n'échappe pas non plus aux pièges que rencontre l'amateur. Il cite ce passage traduit par Jankélévitch :

L'hypnose peut à bon droit être considérée comme une foule à deux ; pour pouvoir s'appliquer à la suggestion, cette définition a besoin d'être complétée13 : dans cette foule à deux, il faut que le sujet qui subit la suggestion soit animé d'une conviction qui repose non sur la perception ou sur le raisonnement, mais sur une attache érotique.

Moscovici n'est pas d'accord pour « compléter la définition de la suggestion » et il corrige comme suit :

Pour la suggestion est superflue la définition14 d'une conviction qui n'est pas fondée sur la perception et le travail mental mais sur un lien érotique.

Sa critique de Jankélévitch est vive :

Que dire de cette définition que l'on cherche à compléter, alors que Freud déclare la définition superflue ( … ). Le contresens est de taille.

Or, en voulant corriger le contre-sens justement souligné, Moscovici en commet un autre. En fait, c'est la traduction parue chez Payot en 198115 qui est juste :

L'hypnose peut prétendre à juste titre à cette appellation : une foule à deux ; il reste comme définition16 de la suggestion : une conviction qui n'est pas fondée sur la perception et le travail de pensée, mais sur un lien érotique.

Ni Jankélévitch ni Moscovici17 n'ont su comprendre le terme allemand erübrigen qui n'est plus en usage aujourd'hui sous l'acception que Freud lui donne ici : rester18. Le traducteur professionnel doit aussi savoir déceler le sens d'un terme en fonction de son contexte historique.

Le même type de problème se rencontre dans les traductions nouvelles éditées par les PUF sous la direction de Laplanche. Par exemple je me suis heurtée à cette phrase étrange :

( … ) avec la vacance du complexe d'Œdipe19, l'enfant a dû renoncer aux investissements d'objet intenses qu'il avait placés chez ses parents …20

Le lecteur se demande ce que cela veut dire. Or, en 1984 la phrase avait été traduite correctement par Zeitlin (chez Gallimard) :

( … ) en abandonnant le complexe d'Œdipe21 l'enfant a dû renoncer aux investissements d'objets …22

Le terme allemand qui pose problème dans cette phrase est Auflassen qui peut effectivement signifier « laisser ouvert » en langage familier et impropre, mais ici il est à comprendre dans une acceptation qui n'est guère plus en usage qu'en Autriche : abandonner23. Le traducteur professionnel est censé reconnaître les acceptions régionales d'un terme.

Les traductions nouvelles parues aux PUF posent bien d'autres problèmes encore. Elles présentent tous les défauts inhérents aux traductions qui collent totalement au texte d'origine en adaptant la langue cible (le français) à la langue d'origine (l'allemand). La lecture en est désagréable et parfois difficile même pour quelqu'un qui maîtrise la langue allemande et qui perçoit pratiquement le texte allemand à travers la traduction comme par transparence.

Dans un tome spécial de plus de 300 pages24, publié en supplément aux traductions des œuvres complètes de Freud, l'équipe éditoriale des PUF commente et justifie sa démarche. Il s'agit de « restituer Freud à Freud »25 , de livrer un Freud « tout nu »26 et c'est pour cela que la traduction devra être « à l'épreuve de l'étranger » :

La traduction « à l'épreuve de l'étranger », c'est celle qui n'essaye nullement d'apprivoiser ou d'acclimater le texte, aux fins d'en donner une sorte d'analogue acceptable pour notre mentalité. Elle ne cesse de séjourner au plus près du texte, pour essayer d'en restituer au maximum les inflexions, les particularités stylistiques, sémantiques, conceptuelles.27

Dans cette optique, les auteurs réalisent le tour de force de reproduire la syntaxe allemande, la manière typiquement allemande (et non typiquement freudienne) de construire des mots composés, de substantiver les verbes et les adjectifs et d'utiliser la forme passive. Ils modifient partiellement la terminologie établie : « souvenir-couverture » pour « souvenir-écran », « refusement » pour « frustration », « pré-venance somatique » pour « complaisance somatique », etc., et enfin ils font souvent abstraction de la polysémie en traduisant un terme de la même manière dans des contextes divers afin de préserver ce qu'ils appellent la « continuité »28. Les néologismes et les déformations de termes français sont nombreux. On a l'impression d'avoir affaire à un Freud qui rédige avec maladresse et en ce sens ce n'est plus Freud. Or, n'oublions pas que Freud était lui-même un traducteur brillant qui considérait l'aisance dans la langue cible comme une qualité essentielle. « J'ai donné la preuve de mon style allemand », voilà en effet l'argument qu'il avance, selon Jones, pour devenir le traducteur attitré de Charcot29.

Les auteurs des traductions nouvelles sont conscients du style scientifique de Freud30, mais comme ils ignorent apparemment les habitudes allemandes, ils affirment que Freud se sert de la langue allemande d'une manière particulière et par conséquent, il est nécessaire, selon eux, sous prétexte de fidélité, de le traduire en un français tout aussi particulier, un français « freudien »31. Telle est la tâche qui incombe au « traducteur freudologue »32. Celui-ci procédera donc en

utilisant toutes les ressources du français de la même façon que Freud utilise celles de l'allemand.33

Or, Freud utilise les ressources naturelles de sa langue, classiques dans son domaine, tandis que les traductions des « freudologues » importent massivement les ressources d'une langue étrangère et s'opposent ainsi au principe énoncé par Nida : « reproduire, dans la langue cible, l'équivalent naturel le plus proche possible du message de la langue d'origine »34.

Les explications des « freudologues » me paraissent contradictoires. Ils rejettent le « franglais »35 qui modifie la langue française en y insérant des mots anglais ou mixtes, mais ils n'hésitent pas à défigurer la langue française en modifiant sa structure (syntaxe, style, construction de mots) et en introduisant des mots barbares dont seules les racines sont françaises. Malgré les affirmations de l'équipe, cette manière de faire aboutit à une sorte de « germano-français », un français « made in Germany » qui écrase les aspects naturels de la langue française sans pour autant réussir à rendre les aspects naturels de la langue allemande. L'équipe s'appuie sur le fait incontestable qu'une langue évolue et que les traductions contribuent à cette évolution. Toutefois il ne faut pas confondre évolution et révolution. L'évolution d'une langue est également un processus naturel auquel le traducteur participe uniquement en comblant des lacunes réelles, par exemple quand un terme s'est développé dans une langue mais n'existe pas encore dans une autre comme c'était le cas à l'époque pour le mot allemand « Psychoanalyse » qui est devenu « psychanalyse » en français.

Dans tous les autres cas de figure, le traducteur devra se servir des « ressources naturelles » de la langue cible. Rien ne l'autorise à inventer des termes ou des dérivés, ou à ressusciter des mots abandonnés depuis longtemps que personne ne comprend plus, pour suivre les constructions de l'original au plus près ou encore parce qu'un mot est trop facilement considéré comme intraduisible, alors que des générations de traducteurs ont su le rendre de manière adéquate. On sait que certains termes allemands ne connaissent pas de correspondance totale et unique en français. Mais là encore le traducteur gardera à l'esprit qu'il ne traduit pas des mots isolés mais des mots placés dans un contexte, des unités de sens, qui précisent la signification du mot en question.

Cette observation s'applique par exemple au mot Sehnsucht qui signifie « désir ardent et douloureux »36. Selon le contexte, les passages intégrant le mot Sehnsucht se traduiront de manières très diverses, souvent par une forme verbale : j'éprouve le désir ardent d'être aimé, j'aspire aux vacances, j'éprouve une langueur, je meurs d'envie de qc. ou de qn., j'ai la nostalgie du passé ou de mon pays, etc. D'une expression à l'autre, les connotations de Sehnsucht sont différentes : « aspirer à la retraite » n'a pas la même connotation que « aspirer à rencontrer quelqu'un pour être aimé ». Freud se sert de ce mot très courant, y compris pour en faire des mots composés. Or, l'équipe des PUF traduit Sehnsucht systématiquement par un mot ancien dont le lecteur ne peut saisir la portée sans autre explication : « désirance ». Pour justifier sa traduction unique, l'équipe des PUF érige Sehnsucht en concept freudien37 au même titre que « refoulement » ou « résistance ». Bien sûr, ce choix présente l'avantage – si toutefois on a besoin de cet avantage – de faire connaître au lecteur chaque occurrence du mot Sehnsucht. La reconnaissance du terme exact est nécessaire évidemment quand il s'agit réellement de concepts bien déterminés. Dans tous les autres cas, le traducteur a la faculté de communiquer ce genre d'information au lecteur par des notes en bas de pages. Mais est-il sensé et acceptable d'obliger le lecteur à traduire la traduction ?

Bien d'autres termes étranges se forgent sous la plume des « freudologues » : « surmontement », « influencement », « significativité », « déconcertement », « animique », « apprêtement », « consciencialité », « le devenir-conscient », « coulpe originaire », « conscience de culpabilité », « éconduction », « l'étrangement », « fantasier », « fugitivité », « présentabilité » et ainsi de suite. Quand le problème des correspondances n'est pas en cause comme pour Sehnsucht, c'est souvent le souci du mot à mot qui motive l'apparition de ces constructions, la littéralité absolue38 qui exige par exemple qu'un substantif soit rendu par un substantif. C'est ainsi qu'on forge le substantif « étrangement » à partir de l'expression « rendre étranger », ou le substantif « devenir-conscient » à partir du verbe « devenir » et de l'adjectif « conscient ». Le substantif « devenir-conscient », résulte de deux opérations interdites dans la langue française : la liaison de deux mots par un trait d'union et la substantivation d'un verbe. Les dictionnaires français recensent un nombre limité de substantifs composés (coupe-papier, perce-neige, après-midi …) et de verbes substantivés (le devenir, l'aller … ) et le traducteur n'est pas autorisé à en rajouter d'autres.

Quand l'équipe des PUF décompose les mots composés dans la traduction, elle rencontre parfois des difficultés lorsque l'ensemble ainsi formé doit recevoir un qualificatif, comme dans cet exemple : « inhibition d'intelligence collective »39 traduit de kollektive Intelligenzhemmung40 dans « Psychologie des masses ». Comment comprendre cette « inhibition d'intelligence collective » ? Est-ce une inhibition fondée sur une complicité collective ? La traduction correcte est « inhibition collective de l'intelligence ». L'équipe des PUF passe avec légèreté sur les impératifs de la grammaire française en argumentant ainsi :

A vrai dire, le problème est souvent plus artificiel que réel. Le français sait parfaitement comment se fait cet accord, notamment avec la préposition « de » : La « fraise de culture savoureuse » n'a jamais laissé croire à quiconque que c'est la culture qui devait être « dégustée ».41

En réalité les deux cas de figure ne sont pas comparables. « Inhibition collective de l'intelligence » n'est qu'une construction ponctuelle tandis que « fraise de culture » est une expression bien définie, figurant comme telle dans les dictionnaires, et dont les constituants forment une unité. Au même titre on pourra parler des « bonnes fraises des bois bien rouges » et il sera clair pour tout le monde que les bois ne sont pas rouges mais recèlent des fraises bien mûres. Par contre le fait de parler du « contenu du rêve manifeste » prête à confusion et l'équipe des PUF se tire d'affaire d'une part en déclarant que « contenu du rêve » est un concept et d'autre part en utilisant un codage qui consiste à placer un point entre chaque terme comme ceci « contenu.du.rêve »42 pour signaler au lecteur que c'est un « mot composé à lire d'une traite »43. Il va sans dire qu'il est interdit au traducteur professionnel d'avoir recours à ce genre d'artifice qui, du reste, n'est opérant qu'à la lecture. Et puis « contenu du rêve » n'est nullement un concept mais a la même valeur que des expressions comme « contenu du texte » ou « contenu de la bouteille ».

La nonchalance avec laquelle l'équipe des PUF transgresse les lois du langage évoque l'attitude de l'enfant que Freud décrit si bien. Freud nous rappelle que l'enfant éprouve du plaisir à produire du non-sens, à déformer les mots, à les combiner à son gré et même à utiliser un langage privé entre petits copains. En grandissant, l'enfant accepte progressivement, mais à contrecœur, les lois que la collectivité lui impose : tel mot est à utiliser dans tel contexte, dans une phrase les mots s'enchaînent de telle manière44. L'enfant n'admet pas facilement que la réalité avec ses contraintes exclut l'idée du « tout possible ». L'acquisition d'un code linguistique partagé par une communauté implique le renoncement. Mais Freud remarque aussi que l'être humain ne renonce jamais complètement à un plaisir qu'il a connu.

Au fond, nous ne pouvons renoncer à rien, nous opérons seulement un échange contre autre chose ( … )45

Ainsi le mot d'esprit offre un dérivatif – accepté par la société – aux tendances infantiles à jouer avec mots. Le fait de traduire des textes à l'aide d'un code personnel produit peut-être du plaisir aussi, mais au prix d'une transgression des règles établies.

En somme, dans ces « traductions en code germanique » l'aisance de Freud et son style fluide disparaissent derrière un lexique artificiel qui s'ajoute à la syntaxe artificielle. Le texte de Freud doit paraître souvent baroque aux Français tandis qu'en allemand il ne l'est pas. Parfois les « freudologues » insinuent qu'ils reproduisent seulement ce qui était déjà là à l'origine. On mentionne « l'étrangèreté de Freud dans propre langue »46, la « lourdeur du style freudien »47, la « lourdeur germanique »48. On avoue qu'on assume « quelque lourdeur supplémentaire si elle est indispensable »49, qu'on est conscient « d'offrir au lecteur francophone une prose parfois un peu raboteuse »50. On minimise : « Notre fidélité syntaxique à l'allemand de Freud requiert parfois un certains forçage du français, mais pour extrême, voire extrémiste qu'elle soit, elle n'est jamais « violente ». »51.

Ailleurs pourtant les « freudologues » font l'éloge des « dons littéraires »52 de Freud :

Freud est à l'évidence un écrivain, révéré comme tel par les plus grands ou les plus experts. Le répertoire de ses qualités littéraires est d'une extrême richesse : immédiateté d'une langue sans afféterie, rigueur démonstrative, éloquence, aisance, force dramatique, adéquation de l'expression à la pensée, densité, lyrisme ( … ), plasticité, variété ( … )53

Freud utilise ces qualités en fonction du message qu'il veut faire passer ; le style est un outil qui reste subordonné au message que le chercheur veut communiquer à son public. C'est ce que l'équipe des PUF constate aussi :

En réalité, Freud, qui détient toutes les ressources de l'écrivain, se soucie peu de l'être ou l'est comme par surcroît. Dans la mesure où cohabitent en lui l'artiste et le savant ( … ), c'est le savant qui l'emporte.54

J'y souscris entièrement : la traduction donnera alors la priorité au contenu, comme toute traduction de textes scientifiques, mais sans effacer l'aisance stylistique de Freud et sans porter atteinte à « l'adéquation de l'expression à la pensée » soulignée par les PUF. Cette adéquation ne peut être perceptible pour le lecteur français que si la traduction est écrite dans un français « naturel », autrement dit, si elle respecte le génie de la langue française.

Si je me suis attardée un peu longuement sur la démarche des PUF – sans pouvoir être exhaustive -, c'est parce qu'elle témoigne de principes qui guident aussi le travail d'autres groupes, par exemple celui le l'Ecole Lacanienne de Psychanalyse qui publiait ses traductions en supplément à sa revue « L'Unbévue ».

D'autres groupes encore, par exemple Pierre Thèves et Bernard This au « Coq-Héron », mettent en outre l'accent sur l'étymologie et la polysémie des mots. Le sens actuel et contextuel ne les satisfait pas. Ils estiment qu'un mot renvoie en fait à des significations multiples, anciennes et actuelles, en fonction des intentions conscientes ou inconscientes qu'ils pensent pouvoir lire chez Freud entre les lignes. Au fond ils lisent Freud comme le psychanalyste écoute son analysant, à la différence près que l'analyste est en attention flottante et se laisse surprendre par ce qui peut émerger, tandis que ces auteurs effectuent une recherche délibérée, tous azimuts, en décortiquant systématiquement chaque mot de Freud à l'aide dictionnaires, monolingues, bilingues et étymologiques. Cela appelle plusieurs remarques.

Comme je l'ai déjà dit, l'auteur d'un texte scientifique veut être compris. Le texte définitif qu'il publie est une construction intellectuelle destinée à servir ses intentions. L'auteur ne dit pas tout ce qui lui passe par l'esprit, il n'est pas en association libre, mais il sélectionne et enchaîne ses idées en fonction du but qu'il poursuit. En analyse, ce serait typiquement la manifestation d'une résistance. Il s'agit donc d'un discours qui se situe à l'opposé de celui qui est attendu en analyse. C'est une surface plutôt lisse d'où les manifestations de l'inconscient qui guident l'écoute analytique sont absentes : lapsus, omissions, erreurs de syntaxe et de grammaire, etc. et celui qui veut y découvrir des choses à interpréter malgré tout, à travers une recherche systématique, consciente, trouvera sans doute essentiellement ce qu'il « savait » déjà, tout comme l'analyste qui écoute avec une attention dirigée entend ce à quoi il s'attendait.55 Un texte scientifique est donc loin d'être un objet idéal d'interprétation pour le psychanalyste56.

Ensuite, pour se faire comprendre, l'auteur doit se soumettre aux lois du code linguistique qu'il partage avec son public, le code linguistique de son époque. Il est donc abusif de considérer un mot ou une expression à travers les siècles, car ses significations antérieures, ses différentes racines, sont sans intérêt pour l'auteur (et ne lui sont peut-être pas connues non plus) : il est obligé de puiser son vocabulaire dans le code partagé par tous avec les acceptions contemporaines. Il est abusif également de prétendre que les acceptions antérieures sont sous-entendues, étant donné que l'auteur ne peut faire autrement que d'utiliser son code lexical dans lequel chaque mot a forcément son histoire et pourrait donc donner lieu à interprétation. Le traducteur se sert de l'étymologie uniquement pour situer certaines expressions dans le contexte historique de l'auteur. Il est vain aussi de jouer sur les différentes acceptions contemporaines d'une expression puisque l'auteur s'en sert dans un contexte donné qui en détermine le sens.

Bien entendu, pour ces auteurs qui soumettent les textes de Freud quasiment à un travail psychanalytique, aucune traduction ne saurait refléter toutes les intentions qu'ils prêtent à Freud. Voilà comment ils aboutissent très logiquement à la conclusion que traduire c'est toujours trahir ; d'autres encore disent que Freud est intraduisible – ce qui faisait déjà sourire Freud57.

Pour parer à l'insuffisance des traductions et pour rendre la pensée de Freud avec la plus grande justesse possible, il est alors nécessaire de communiquer au lecteur une analyse linguistique aussi complète que possible. Ainsi la traduction de Thèves et This de la « Verneinung » de 198258 qui représente à peine 5 pages, s'accompagne de plus de 60 pages d'introduction, de commentaires linguistiques et de comparaisons avec d'autres traductions. Mais ce n'est pas tout. La lecture « analytique » de Freud conduit aussi à la conviction qu'une traduction n'est « jamais définitive » :

Dans une constante révision, nous devons toujours reprendre notre travail, nous laissant travailler par lui. ( … ) La traduction « 1982 » que nous proposons aujourd'hui n'est certes pas « définitive », mais il nous a semblé nécessaire de reprendre notre traduction de « 1975 » qui datait un peu.59

C'est une sorte d' « analyse sans fin » : on passe d'une tranche d'analyse à une autre et il n'y a pas de raison que cela s'arrête un jour tant que les associations (celles des analystes) ne tarissent pas. L'apparente humilité des auteurs masque peut-être plutôt une ambition démesurée, celle de révéler toujours plus parfaitement tout ce que Freud a dit et tout ce qu'il n'a pas dit. Le roc de la castration semble être solide.

Un passage des commentaires de traduction révèle, à mon avis, toute la subjectivité de la démarche et doit inciter le lecteur à la prudence :

En allemand, traduire c'est « übersetzen », mettre, placer dessus : le mot recouvre, surmonte, surpasse, domine, prédomine. Le passage – trajet – ressemble à une opération guerrière ; il y a dans cette élévation du mot, une violence meurtrière, une surcharge (überschreiben) qui écrase et fait disparaître ce qui était primitivement inscrit (übertragentranscrire).60

Le terme allemand übersetzen n'a pas la signification qu'on lui attribue ici et ne l'a jamais eue d'après mes recherches61. On a peut-être simplement décomposé übersetzen en ses constituants, über (sur, dessus, au-dessus …) et setzen (placer, asseoir …) comme pour entendre, à la manière du psychanalyste, autre chose que ce qui est dit consciemment. Le psychanalyste toutefois se méfiera de ses projections, il évitera de laisser la place au discours de son propre inconscient, il en maîtrisera la « violence meurtrière », afin que ses interprétations ne soient pas des « opérations guerrières » qui « surchargent », « écrasent » et « font disparaître ce qui était primitivement inscrit ».

Cela m'amène à mentionner une phrase de Freud dont les différentes traductions ont donné lieu à de vives discussions :

Wo Es war, soll Ich werden62.

La première traduction, très critiquée, était celle d'Anne Berman : « Le moi doit déloger le ça »63. Zeitlin (Gallimard) traduit : « Là où était du ça, doit advenir du moi »64. L'équipe des PUF reproduit la version de Zeitlin65. A cela il faut ajouter les élaborations de Lacan.

Plaçons d'abord la phrase dans son contexte, d'après la traduction de Zeitlin. Freud résume le but des efforts thérapeutiques en psychanalyse ; il dit :

Leur intention est en effet de fortifier le moi, de le rendre plus indépendant du surmoi, d'élargir son champ de perception et de consolider son organisation de sorte qu'il puisse s'approprier de nouveaux morceaux du ça. Là où était du ça, doit advenir du moi. Il s'agit d'un travail de civilisation, un peu comme l'assèchement du Zuyderzee.66

La plupart des auteurs semblent être d'accord sur la traduction des mots : wo = où ; war = était ; werden = devenir, se développer, naître, etc. , tandis que soll est déjà controversé, car hors contexte, il peut s'agir de la première ou de la troisième personne singulier du verbe devoir, à l'indicatif et au présent : « dois » ou « doit ». On sait que la véritable controverse concerne le Es et le Ich. Lacan étudie la phrase freudienne sur le plan grammatical pour arriver progressivement à plusieurs traductions dont la plus citée est sans doute celle-ci :

Là où c'était, je dois advenir.

Voici son analyse grammaticale. Dans « La chose freudienne »67, un texte de 1955, Lacan constate que Freud utilise ici les termes Ich et Es sans article. « Et ceci, dit-il, vu la rigueur inflexible de son style, donne à leur emploi dans cette sentence un accent particulier. » Il ne s'agira donc pas du « moi » et du « ça » habituels. Concernant le mot « ça », il indique :

C'est au das allemand de : was ist das ? (Qu'est-ce que c'est ?) qu'il répond dans das ist, « c'est ».

A partir de ce « c'est » Lacan en arrive au « c » élidé de sa formule : « Là où c'était ». Puis en 1959 dans son séminaire sur « Le désir et son interprétation », il fait la remarque suivante au sujet du Ich :

C'est très précis, c'est ce Ich qui n'est pas das Ich qui n'est pas le moi, qui est un Ich, le Ich utilisé comme sujet de la phrase68.

Ich comme sujet de la phrase devient alors « je ». Lacan formule sa traduction maintenant ainsi :

Là où C'était, Je dois devenir69.

Si le raisonnement de Lacan est juste, je dois retrouver le sens de la phrase de Freud lorsque je retraduis la traduction de Lacan en allemand. Or, l'opération aboutit à ceci :

Wo es war, soll ich werden.

Freud écrit :

Wo Es war, soll Ich werden.

Nous retrouvons donc apparemment les mêmes mots. Mais l'identité de sens n'est qu'une illusion. Car entre les minuscules et les majuscules du es et du ich, il y a le Zuyderzee sur lequel Lacan nous monte un bateau. «Ca », « ce » ou « cela » dont dérive le « c » élidé est un pronom démonstratif ; en allemand il peut être reproduit parfois par es avec une minuscule mais en aucun cas par Es avec une majuscule. Le Es avec majuscule est un substantif même s'il n'est pas précédé de son article. La même remarque vaut pour le ich : écrit avec une majuscule, c'est un substantif, le « moi ». Quand on l'utilise comme sujet de la phrase, donc comme pronom « je », il s'écrit avec une minuscule. Du reste Freud n'a pas établi de distinction entre « moi » et « je ». En écrivant Ich et Es avec des majuscules et en leur attribuant habituellement l'article défini, Freud a substantivé ces deux pronoms personnels pour donner des noms à des concepts spécifiques. L'absence d'article confère simplement une certaine élégance au style mais ne modifie pas le sens70. La traduction de Zeitlin est donc tout à fait correcte :

Là où était du ça, doit advenir du moi.

Wo Es war, soll Ich werden. Lacan cite la phrase de Freud régulièrement en allemand, correctement en 195571, mais en 195772, le Es avec majuscule devient un es avec minuscule – ce qui correspond au glissement que Lacan a opéré dans sa traduction. Faut-il adapter l'original pour justifier la traduction ?73 Puis, au fil du temps, la phrase de Freud semble avoir été soumis au travail de l' « inconscient collectif », à un travail d'adaptation où le désir inconscient de toute une collectivité s'accomplit, si bien que des auteurs de renommée la citent dans sa transformation complète sans le remarquer. On lit : Wo es war, soll ich werden chez Elisabeth Roudinesco74, Lucien Israël75 et dans le « Dictionnaire de la psychanalyse » paru chez Larousse76, peut-être chez d'autres encore. Voilà Freud englouti sous le Zuyderzee grâce à la psychologie des masses dont il a lui-même montré les ressorts. N'est-ce pas comme si Lacan avait réussi à réaliser un vœu exprimé implicitement : Là où c'était – Freud -, je – Lacan – dois advenir ?

Le fait de tirer un texte vers une idéologie, d'y plaquer des concepts personnels, constitue une transgression grave de l‘éthique du traducteur. En principe on peut penser que le traducteur professionnel n'a guère la tendance à transformer les textes parce que le contenu ne l'intéresse pas personnellement ; il n'a pas de concepts à faire passer. C'est peut-être moins évident lorsque des psychanalystes traduisent des textes psychanalytiques.

Le respect de la pensée de l'auteur est la contrainte majeure que le traducteur accepte. Il se soumet en outre aux lois du langage : grammaire, syntaxe, lexique, et cela doublement. Les lois de la langue d'origine constituent les limites à l'intérieur desquelles le traducteur lit et comprend le texte d'origine ; les lois de la langue cible posent le cadre à l'intérieur duquel le traducteur restitue le texte dans la langue cible. Le traducteur professionnel n'invente pas ses propres lois.

Enfin le traducteur professionnel s'inscrit aussi dans une temporalité, car son travail doit être achevé dans un délai fixé par contrat. Il ne travaille pas pour sa propre satisfaction mais pour un client qui le paie. Cela exclut les prolongations et les révisions sans fin. Puis quand il a remis son travail au client, ce travail est perdu pour lui, il ne lui appartient plus et, avec la version qu'il livre, il renonce à toutes les autres versions possibles qu'il a également envisagées ou qu'il envisagera peut-être encore plus tard ; il ne peut plus revenir en arrière. Son travail l'oblige à prendre des décisions, à faire des choix et chaque décision implique une perte. Autrement dit, à chaque étape de son travail, le traducteur professionnel est confronté à sa castration.

Margarete Kanitzer

Psychanalyste

Traductrice diplômée de l'Ecole de Germersheim

(Université de Mayence)

  • 1.

    L'article qui suit est paru pour la première fois dans Analuein, Le Journal de la F.E.D.E.P.S.Y. , n° 2, avril 2002, Strasbourg, et est reproduit ici avec l'aimable autorisation de Jean-Richard Freymann, Président de la F.E.D.E.P.S.Y.

  • 2.

    Freud ironise sur les difficultés que Jones dit rencontrer en matière de traduction ; lettre de Freud à Jones du 07.03.1926, publiée dans : The Complete Correspondance of Sigmund Freud and Ernest Jones, The Belknap Press of Harvard University Press, 1993

  • 3.

    Nida, E.A. ; cité par Werner Koller, in : Einführung in die Übersetzungswissenschaft, 5. Auflage, Quelle & Meyer, 1997, p. 92, traduction personnelle

  • 4.

    Il s'en explique implicitement dans son texte de 1919 intitulé « Wege der psychoanalytischen Therapie » par la « juste comparaison du travail psychanalytique du médecin avec le travail du chimiste » ; Studienausgabe, Ergänzungsband, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982, p. 241-243

  • 5.

    Roudinesco, Elisabeth et Plon, Michel ; Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997, p. 1065

  • 6.

    N° 8, 1982

  • 7.

    Bolzinger, André ; Emmy ou les traductions infidèles, in : L'évolution psychiatrique, 1982, 4, p. 1047-1064. Il explique : « A l'occasion d'un séminaire de lecture consacré aux Etudes sur l'hystérie, j'ai eu l'occasion de comparer systématiquement la version allemande et la version française. Il m'a paru intéressant de rapporter ici un échantillon de cette confrontation entre le texte de Freud, la traduction d'A. Berman et la révision que je propose. ( … ) Il s'agit d'un extrait des observations de Freud à propos d'Emmy von N. … »

  • 8.

    C'est moi qui souligne.

  • 9.

    C'est moi qui souligne.

  • 10.

    Citée par Bolzinger

  • 11.

    C'est moi qui souligne.

  • 12.

    Payot, 1980, d'après Moscovici

  • 13.

    C'est moi qui souligne.

  • 14.

    C'est moi qui souligne.

  • 15.

    Freud, Sigmund ; Psychologie des foules et analyse du moi, traduit par : P. Cotet, A. + O. Bourguignon, J. Altounian et A. Rauzy, in : Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 196

  • 16.

    C'est moi qui souligne.

  • 17.

    Chez Moscovici il y a confusion avec la forme pronominale du même verbe, sich erübrigen, qui signifie effectivement « être superflu ».

  • 18.

    Es erübrigt zu tun = il reste à faire : Weis/Matutat, Bordas/Klett, 1968 ; übrig sein : es erübrigt noch eine Frage : Pinloche, A. ; Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 2ième édition, Larousse, 1930 ; Osman, Nabil ; Kleines Lexikon untergegangener Wörter, Beck, 1994 (Article „übrigen“)

  • 19.

    C'est moi qui souligne.

  • 20.

    Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième Leçon, Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, Œuvres complètes, tome XIX, PUF, 1995, trad. Altounian, Bourguignon, Cotet, Rauzy, Zeitlin, p. 147

  • 21.

    C'et moi qui souligne.

  • 22.

    Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième conférence, in : Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, trad. Rose-Marie Zeitlin, p. 90

  • 23.

    Östereichisches Wörterbuch, 38. Auflage, öbv & hpt, 2000

  • 24.

    comprenant un glossaire de la terminologie choisie

  • 25.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 22

  • 26.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 22

  • 27.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 11

  • 28.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 49

  • 29.

    Cité par André Bolzinger in : La réception de Freud en France, L'Harmattan, 1999, p. 99

  • 30.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 25

  • 31.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 14

  • 32.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 45

  • 33.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 14

  • 34.

    Nida, E.A. ; cité par Werner Koller, in : Einführung in die Übersetzungswissenschaft, 5. Auflage, Quelle & Meyer, 1997, p. 92 ; traduction personnelle ; c'est moi qui souligne.

  • 35.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 61

  • 36.

    Wahrig, Deutsches Wörterbuch, Bertelsmann Lexikon Verlag, 1994, p. 1424, traduction personnelle

  • 37.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 97

  • 38.

    Parfois la littéralité donne aussi des résultats qui prêtent à sourire et l'on peut parier que l'équipe des PUF, habituée à utiliser des tournures bizarres, ne le remarque même plus. Ainsi on trouve dans les « Nouvelles conférences » cette phrase : « Nous disons alors au patient que nous déduisons de son comportement qu'il est actuellement dans la résistance … ». Nous ne sommes qu'en 1932 mais il n'est jamais trop tôt pour bien faire. Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième Leçon, Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse, Œuvres complètes, tome XIX, PUF, 1995, trad. Altounian, Bourguignon, Cotet, Rauzy, Zeitlin, p. 151. Même si « résistance » est écrite avec une minuscule, la phrase reste curieuse.

  • 39.

    Freud, Sigmund ; Psychologie des masses et analyse du moi, Oeuvres complètes, tome XVI, PUF, 1991, trad. Altounian, Bourguignon, Cotet, Rauzy, p. 24

  • 40.

    Freud, Sigmund ; Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), Studienausgabe, tome IX, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982, p. 80

  • 41.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 60

  • 42.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 60

  • 43.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 60

  • 44.

    Freud, Sigmund ; Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten (1905), Studienausgabe, tome IV, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982, p. 118-119

  • 45.

    Freud, Sigmund ; Der Dichter und das Phantasieren (1908), Studienausgabe, tome X, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982, p. 172

  • 46.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 14

  • 47.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 37

  • 48.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 37

  • 49.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 37

  • 50.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 41

  • 51.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 40 ; Notons qu'il est bel et bien question de l'allemand de Freud et non de l'allemand tout court.

  • 52.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 31

  • 53.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 23

  • 54.

    Bourguignon, Cotet, Laplanche, Robert ; Traduire Freud, Presses Universitaires de France, 1989, p. 31

  • 55.

    « En effet, dès qu'on intensifie son attention délibérément jusqu'à un certain degré, on commence à sélectionner parmi le matériel présenté ; on en fixe une partie particulièrement, en élimine une autre et, en sélectionnant ainsi, on suit ses attentes ou ses tendances. Mais c'est justement ce qu'il ne faut pas faire ; quand on suit ses attentes, on risque de ne jamais trouver autre chose que ce que l'on sait déjà ( … ) » ; Freud, Sigmund ; Ratschläge für den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung (1912), Studienausgabe, Ergänzungsband, Fischer Taschenbuch Verlag, 1982, p. 171-172

  • 56.

    François Roustang n'est pas de cet avis : « Sous maints aspects le style de Freud est celui de l'analysant, lorsqu'une formule dite (écrite) provoque aussitôt un retournement, ou lorsque la répétition d'une phrase apparue en début de séance (de paragraphe) en marque automatiquement la fin. N'écrivait-il pas à Fliess, probablement à propos de la Traumdeutung qu'il est en train de rédiger : « Mon travail m'a été entièrement dicté par l'inconscient suivant la célèbre phrase d'Itzig, le cavalier du dimanche « Où vas-tu donc, Itzig ?- Moi, je n'en sais rien ; interroge mon cheval. » A nul début de paragraphe je ne savais où j'atterrirais. Ce n'est évidemment pas écrit pour le lecteur ; j'ai abandonné le souci de faire du style après les deux premières pages. » (Lettre du 07.07.1898) ; François Roustang, Du chapitre VII, in : Ecrire la psychanalyse, Nouvelle revue de psychanalyse, 16, 1977, Gallimard, p. 92. Roustang ne veut manifestement pas savoir que Freud ne parle pas de la version définitive, publiée, mais d'un manuscrit adressé à Fliess. Pourtant la phrase « Ce n'est évidemment pas écrit pour le lecteur » l'indique, l'une des phrases suivantes aussi : « Je n'ai pas encore la moindre idée de la forme que le contenu prendra finalement. » Ou encore cette phrase de la lettre précédente (20.06.98) : « Il en va bizarrement de la psychologie, elle est presque finie, a été composée comme dans un rêve, et elle n'est certainement pas adaptée à la publication sous cette forme, et comme le style le montre, elle n'est pas prévue pour cela non plus. »

  • 57.

    Cf. sa lettre à Jones citée plus haut

  • 58.

    Freud, Sigmund ; Die Verneinung (la dénégation), traduit par Pierre Thèves et Bernard This, in : Le Coq-Héron, n° 8, 1982

  • 59.

    Freud, Sigmund ; Die Verneinung (la dénégation), traduit par Pierre Thèves et Bernard This, in : Le Coq-Héron, n° 8, 1982, p. 6

  • 60.

    Freud, Sigmund ; Die Verneinung (la dénégation), traduit par Pierre Thèves et Bernard This, in : Le Coq-Héron, n° 8, 1982, p. 20

  • 61.

    Wahrig, Deutsches Wörterbuch, Bertelsmann Lexikon Verlag, 1994 ; Etymologisches Wörterbuch des Deutschen, DTV, 2000

  • 62.

    Freud, Sigmund ; Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit, 31. Vorlesung (1933), Studienausgabe, tome I, Fischer Taschenbuch Verlag, p. 516

  • 63.

    Traduction citée par Lucien Israël in : Boîter n'est pas pécher, Denoël, 1989, p. 58

  • 64.

    Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième conférence, in : Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, trad. Rose-Marie Zeitlin, p. 110

  • 65.

    Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième Leçon, trad. Altounian, Bourguignon, Cotet, Rauzy, Zeitlin, Nouvelle suite des leçon d'introduction à la psychanalyse, Œuvres complètes, tome XIX, PUF, 1995, p. 163

  • 66.

    Freud, Sigmund ; La décomposition de la personnalité psychique, XXXIième conférence, in : Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1984, trad. Rose-Marie Zeitlin, p. 110

  • 67.

    Lacan, Jacques ; La chose freudienne (1955), in : Ecrits, Seuil, 1966, p. 417

  • 68.

    Lacan, Jacques ; Le désir et son interprétation, Séminaire 1958/59, Publication hors commerce, Document interne à l'Association freudienne internationale et destiné à ses membres, p. 417

  • 69.

    Lacan, Jacques ; Le désir et son interprétation, Séminaire 1958/59, Publication hors commerce, Document interne à l'Association freudienne internationale et destiné à ses membres, p. 417

  • 70.

    Cf. Duden, Die Grammatik, Bibliographisches Institut Mannheim/Wien/Zürich, Dudenverlag, p. 169. Si l'on veut pousser l'analyse plus loin, on peut aussi faire l'hypothèse que Freud considère ici le moi et le ça comme des matières dont la quantité reste indéfinie, comme s'il disait : là ou était du beurre doit advenir de l'huile ou, pour nous rapprocher du texte : là où était de la mer doit advenir du polder.

  • 71.

    Lacan, Jacques ; La chose freudienne (1955), in : Ecrits, Seuil, 1966, p. 416

  • 72.

    Lacan, Jacques ; L'instance de la lettre dans l'inconscient, in : Ecrits, Seuil, 1966, p. 524

  • 73.

    Nous ne pouvons pas savoir quelle écriture il aurait adoptée dans ses séminaires puisque ce n'est pas lui qui les a publiés.

  • 74.

    Roudinesco, Elisabeth et Plon, Michel ; Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997, p. 491 et p. 690

  • 75.

    Israël, Lucien ; Pulsions de mort, Séminaire 1977-1978, Arcanes, 1998, p. 203 ; Israël, Lucien ; Boîter n'est pas pécher, Denoël, 1989, p. 58

  • 76.

    (article « ça » rédigé par Catherine Desprats-Péquignot), Larousse, 1993, p. 37