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La supervision :une drôle de présence, mais une présence quand même
La supervision :une drôle de présence, mais une présence quand même
LA SUPERVISION
une drôle de présence, mais une présence quand même
Ce n’est plus qu’un souvenir, qu’un dire sur, mais c’en est doublement présent pour moi :
Ginette Raimbault m’a accueilli dans son séminaire puis chez elle comme jamais personne ne m’a accueilli. José Morel s’en souviendrait : quand nous avons avec l’assistante sociale du service présenté le résultat de notre travail de trois ans sur les traumas crâniens, Ginette Raimbault nous a offert une bouteille de champagne au Lutétia, cet hôtel chic où l’on accueillit dans un passé pas si lointain des sans papiers venant des camps de rétention allemands, ou plutôt ce qu’il en restait. Et depuis, le souvenir que je garde de mon travail à son ombre est nimbé d’un parfum de champagne.
C’est en sa compagnie que j’ai compris vraiment pour l’avoir vécue, la merveille de l’interlocution - où il suffit de parler à quelqu’un qui sait de quoi l’on parle et qui est capable d’une attention soutenue pendant le temps qu’il faut – pour s’entendre soi même parler non sans surprise, d’une façon dont ne se savait pas capable - d’un problème qu’on croyait obscur - pour être surpris d’un changement de position subjective qu’on perçoit dans le moment qu’on parle - entendu par elle, dans son attention.
Elle ne disait pas grand-chose – elle parlait peu, devrais-je dire, mais avec une acuité jamais prise en défaut. Elle m’écoutait, elle nous écoutait comme jamais ça ne m’était advenu, comme je sais que ça n’adviendra plus jamais.
Elle n’était pas toujours d’accord, et le tranchant de sa parole savait nous empêcher d’errer au risque de se perdre.
A ce souvenir s’en superpose un autre, celui de Dinah Farhi : lorsque j’étais encore frémissant dans mon silence, en attente d’un écho improbable d’un article sur la réa publié dans une revue comme on jette une bouteille à la mer. Alors - je me souviens - introduit dans son cercle par Roseline Marcailhou d’Aymeric - de quelle qualité d’attention j’ai profité. Je me souviens que ce jour-là j’ai su que je ne serais plus jamais seul avec mes réanimés, que mon travail pouvait avoir un sens, que mon fantasme de chercheur solitaire avait pour toujours glissé dans le champ des bons et des mauvais rêves.
J’ai récemment rafraîchi quelques souvenirs visuels de mes lectures de Freud dans une exposition consacrée à son musée réel et imaginaire.
J’ai rapporté du musée Rodin le catalogue de cette expo. Il contient des reproductions de très bonne qualité des deux versions de « Ste Anne et la Vierge » de Léonard de Vinci.
Dans la version peinte, la version achevée, Ste Anne a son visage tourné dans l’axe commun des visages de la Vierge et de l’Enfant. Son regard suit probablement dans la même direction - enfin, on le suppose, car ses deux paupières sont tant abaissées qu’on ne voit pas la pupille, et je me plais à penser que son regard est aussi tourné vers l’intérieur d’elle-même - alors que son sourire retenu comparable à celui de la Joconde est offert, sans doute aucun, à la Vierge et à l’Enfant.
Tant pis si Ginette Raimbault crie au scandale, elle que j’ai entendu dénier fermement toute prétention maternelle, mais Ste Anne est pour moi une image de ce qu’elle nous a offert. Tant pis si elle crie au scandale, d’autant qu’en vous parlant j’ai le sentiment de m’orienter dans la même direction qu’elle, encore plus que d’obéir à l’obligation d’en perpétuer quelque chose.
Oui, Ste Anne est attentive à ce qui se joue entre la Vierge et l’enfant un peu comme le fut Sigmund Freud à son petit-fils jouant à jeter sa bobine représentant sa mère en criant « Fort, va-t’en à la guerre ! » ou quelque chose comme ça… eh oui Ginette Raimbault nous offrait une attention de cette qualité-là.
Je ne sais d’où vient le mot supervision, sinon qu’il a remplacé le mot de contrôle encore plus détestable.
Je le définirais bien ainsi : c’est regarder par-dessus l’épaule de celui qui n’y voit goutte par ce qu’il a le nez dessus. Mais on reste là dans une imagerie visuelle plus amusante que véridique…
Plus vraiment c’est accepter de se lancer dans une expérience d’interlocution avec celui qui est au charbon, celui qui est dans le vif et le terriblement brutal d’une première rencontre avec le monde sauvage de la réanimation ; C’est accepter d’être l’interlocuteur du clinicien, en étant, l’espère-t-on, devenu capable de l’entendre – aidé en cela par ma fréquentation de ce monde que j’ai côtoyé pendant quelques décennies.
Il s’agit pour moi de m’engager à accepter d’être le destinataire d’un discours sur ce monde-là que j’ai aimé.
Il s’agit, puisque pour moi il est aboli, d’utiliser ce que je crois savoir de la transformation qu’il a suscité en moi - pour en faire un instrument au profit des cliniciennes d’AML.
Ce n’est point une aventure purement altruiste, car d’une certaine manière, je m’y retrouve, à tous les sens du terme : à écouter parler de l’expérience de la réa, elle ressurgit dans une présence familière, Heimlich. Vous vous souvenez de l’Eléphant dont Lacan montre qu’il est en quelque sorte plus présent par l’évocation de son nom que par la diversité de ses individus en Afrique, c’est un peu ça ; Et lorsque la supervision se fait par téléphone, lorsque donc me manque la présence visuelle de l’interlocuteur, il m’arrive même en imagination de faire renaître des lieux familiers, de façon suffisamment floue et plastique pour que je puisse y situer les acteurs du drame dont j’entends le récit : un tel à la porte de la chambre, la place de l’autre auprès du lit, la présence plus attentive, et offerte du psychologue… Et aussi le corps du malade, mais ça, ça mériterait un autre chapitre ; J’en dirai simplement un mot au passage : que lui aussi m’est plus présent dans une supervision téléphonique qu’en face à face, comme si le corps de mon interlocuteur avait sur moi le pouvoir, d’ombrer légèrement, voir de cacher - celui du malade.
Pour comprendre cela (la longue vue ou les lunettes de presbyte de celui qui écoute sans voir) il faut peut-être penser aux êtres très chers et très proches qu’on a perdus depuis longtemps : On se rend compte au fil du temps combien peu on les a connus, combien mieux on aurait pu les connaître, si la densité de leur présence, l’opacité de leur corps et de leurs habitudes ne nous en avaient empêchés du temps qu’ils étaient vivants - et combien mieux on a le sentiment de voir rétrospectivement leur destin, les grandes lignes de leur vie et ce nous aurions pu nous dire si, encore une fois leur présence aimée n’avait pas été là pour nous voiler le regard.
Et par ce détour, on pourrait dire qu’il reste au fond de la batée du superviseur quelque chose qui ressemble à l’expérience de la mort et à sa capacité de recomposer un peu autrement le puzzle d’une vie perdue.
A un moment il m’est apparu comme une évidence que les cliniciennes d’AML qui se lançaient dans un premier stage en réanimation, eh bien, on ne pouvait les laisser aller au charbon dans la solitude ; qu’il était inconséquent de ne pas leur donner la parole pour relater leur expérience, de ne pas les écouter et leur répondre dans la première année de leur travail en réa.
Puis je suis resté un bon moment empêtré dans le problème de l’argent, et ce, bien que mon travail, notre travail avec Ginette Raimbault eût pu me fournir une solution toute faite si seulement j’avais été capable d’en faire application au-dehors, de la transférer.
Les cliniciennes d’AML sont généralement fauchées au moment de leur premier stage en réa, et pour quantité de raisons diverses dépendant de leur âge, de leur passé dans une autre profession, de la durée des études et que sais-je encore. Si bien que le paiement d’une supervision s’avérerait le plus souvent un fardeau excessif. Ajoutons à cela que la nécessité d’une supervision n’est pas forcément perçue clairement avant la première empoignade avec la réanimation.
Oui, j’y reviens, la transposition de ce que Ginette Raimbault nous offrait, aurait pu me fournir une solution toute faite : en effet elle m’a reçu, elle nous a reçu avec une immense générosité et gratuitement pendant bien plus de dix ans.
Jamais elle n’a explicité la gratuité de sa pratique avec nous - mais quand l’occasion s’en présentait, elle ne manquait jamais de souligner l’importance du désir de l’analyste.
J’ai fini par penser que c’est la vitalité de ce désir en elle qui sous-tendait cette façon de faire.
Après tous ces détours, et en accord avec Hélène Priest, j’ai proposé de considérer que la cotisation à AML ouvrait droit non seulement aux réunions mensuelles de clinique de la réanimation, mais aussi à une supervision individuelle la première année de stage ou d’activité en réanimation.
Que puis-je vous dire de cette pratique ? Qu’y a-t-il à y apprendre ? Certaines figures peuvent-elles en être dégagées ? Puis-je en parler sans les figer ?
J’ai peut-être pour me lancer dans cette aventure l’avantage qu’il s’agit certes des cliniciennes d’AML, mais aussi un peu de moi, d’une réflexion sur ce que fut ma pratique qui est réanimée par mon écoute indirecte des bruits familiers de la réanimation, de ses cris, de sa hâte, de ses angoisses et de mes peurs parfois surmontées.
Tant pis, je me risque : Il peut apparaître au début du stage que la violence de ce qui se joue là soit attribuée à la méchanceté des médecins ou des chirurgiens et il faut parfois quelque temps et quelque travail intérieur pour sortir de cette position qui bien évidemment est fausse.
La dureté du travail et le sentiment de flottement qu’on y éprouve conduisent très souvent à élire tel malade, telle histoire en fétiche qui nous justifierait : « au moins pour celui-là, on a réussi à monter une affaire gratifiante, celui-là on aura contribué à lui faire un chemin hors de la fureur médicale ! »
Nous en reparlerons un peu plus loin.
Il est très difficile, souvent d’une difficulté insurmontable, de rendre son dû au service qui nous a accueilli. A savoir un merci, une réflexion écrite ou un compte rendu de ce qu’on y a trouvé, à savoir être capable de garder le contact de quelque manière qui à chaque fois est à réinventer.
Il est difficile de supporter l’évidence qu’ennimation tout va très vite et que - là où morts ou vifs, les malades sont l’objet d’un oubli rapide - il en soit de même envers nous qui y avons travaillé.
Pourtant - il faudrait idéalement pouvoir préparer le service qui nous a accueilli à une séparation, celle de notre départ, ne serait-ce que pour ménager l’entrouverture d’une porte à celui ou celle-là qui nous succédera peut-être un jour, mais on est souvent trop pris par la violence des désirs qui se trouvent dévoilés en nous pour être capable de mener à bien cette entreprise qui devrait comporter le maintien d’un lien même ténu, même éphémère avec le service.
La réanimation, pour le malade faut en sortir mort ou vif. Pour le clinicien aussi, il faut pouvoir y renoncer. C’est pas simple. Oh la la ! On parle volontiers de la régression des malades dans un lit et dans une dépendance absolue, mais il faut voir aussi que la réanimation peut nous faire régresser, nous cliniciens et qu’il n’est pas rare que ce devienne clairement perceptible au moment de la séparation qui - soit par la fin du stage - soit par la retraite, nous est à un moment imposée. On voudrait que tous ces efforts, les nôtres, tout l’amour que nous y avons engagé soit reconnu du service que nous quittons et qu’il nous donne quelque gratification… embauche, salaire, preuves d’amour, déclaration d’amour en retour, que sais-je - et pourquoi pas des fleurs ou des couronnes…
La rivalité est une ennemie, aussi bien que le sentiment d’être en compétition avec les soignants pour la guérison de tel ou tel cas que la médecine a laissé au bord du chemin et que nos paroles et nos silences pourraient, sait-on guérir. « Lourdes » et ses miracles, quoi ! J’en souris, mais c’est un piège redoutable, et je me souviens parfaitement d’y être tombé comme bien d’autres et comme d’autres y tomberont aussi pour s’en déprendre comme d’autres pièges.
Se positionner par rapport au service est une grande affaire : faut-il se tutoyer comme à l’intérieur de l’équipe soignante ou garder la distance d’un vouvoiement ? Faut-il copiner ou non avec les infirmières et les réanimateurs ? Comment faire face au forcing du service qui vous pousse à une intégration familière qui paraîtrait si rassurante ?
Rien n’est simple ni écrit d’avance, mais il apparaît vite que pour frustrante qu’elle puisse être dans les moments de solitude et de découragement que nous rencontrons, une certaine distance doit être maintenue. Il faut travailler avec l’équipe soignante, mais sans se perdre ni se dissoudre en elle. Cela suppose de pouvoir supporter dans cette antichambre de l’enfer, une certaine solitude, une solitude certaine que la pratique d’une supervision ou des échanges cliniques avec des collègues permet de supporter plus facilement : on n’est pas seul à être seul.
Me reviennent à ce propos certaines réflexions de collègues d’une grande expérience : José Morel dit à ses petits clients de PMI habitués à tendre leurs joues aux adultes en mal de tendresse : « moi, je suis la dame qui n’embrasse pas. »
Hélène Alessandri en poste depuis des décennies dans un centre de réveil de coma à Marseille : « J’ai réussi à maintenir le vouvoiement, je ne raconte pas mes petites histoires personnelles dans les couloirs comme le font entre elles les soignantes, je ne fais pas la bise… »
Il n’empêche qu'il faut travailler avec l’équipe soignante, mais pas sur le même pied : sans faire partie de l’équipe avec laquelle il faut cependant savoir lier une proximité confiante : vous viendrait-il à l’idée qu’on puisse s’occuper d’un de vos jeunes enfants sans passer par votre canal, sans obtenir votre acquiescement, votre confiance ?
Il en est de même en réanimation. Si le travail qu’on veut y faire n‘est pas avalisé, reconnu et bien sûr aussi éventuellement remis en cause et discuté comme on peut le faire avec des gens qu’on estime, si ce travail ne suscite un certain acquiescement des soignants, ce qu’on peut faire pour le malade est terriblement affaibli voire complètement annulé.
Je sais très bien que ce je vous décris là semble un exercice d’équilibriste - que beaucoup réussissent pourtant d’emblée sans même y penser, mais qu’il faut aussi savoir remettre sur le métier.
Je voudrais revenir sur le rôle de ce que j’ai appelé peut-être abusivement notre fétiche à chacun, l’histoire où nous sommes engagés à corps perdu, au risque de notre âme…
Je crois que ce moment d’énamoration pour un malade - une histoire où nous avons eu le sentiment de tenir la vie, le cœur d’un autre entre nos mains, ce moment-la, si on pouvait s’en saisir - ce serait comme jamais l’occasion de tenter d’élucider notre transfert sur la réanimation.
Mais le temps court bien vite dans le moment où cette sorte de passion nous saisit ; Et même après coup, dieu que ce n’est pas simple : c’est un mouvement de l’âme qui plonge si loin dans notre passé. D’où nous vient cette passion, que fait-elle revivre en nous, quel écho de quel branle ?
« D’où nous vient ce besoin de vouloir guérir nos semblables ? » se demande Harold Searles dans son ouvrage sur le contre-transfert ? - Sa conclusion est que la sollicitude thérapeutique du soignant prend sa source dans « l’intention psychothérapique de l’enfant auprès de sa mère. » (cité dans « L’inceste en question » de Stéphane Lelong)
Winnicott nous dit quelque chose de semblable sous une forme poétique très émouvante dans son poème intitulé L’Arbre. que David Arveiller va vous lire*.
En ce qui me concerne, avec le recul que donne le temps qui passe et l’éloignement de l’objet, je dirais qu’en les lisant l’un et l’autre, j’ai eu le sentiment d’être mis à nu et qu’ils dévoilaient - ce que je croyais être mon secret…
Voilà qu’en me relisant je pense tout à coup à la première version de Ste Anne et le Vierge par Léonard de Vinci telle qu’elle est conservée à Londres. Freud dit que ce ne peut être qu’un stade préparatoire à la version peinte dont je vous ai parlé en commençant : ce n’est qu’un dessin, avec des imperfections. Mais ce qui m’a tiré l’œil, c’est Ste Anne : elle regarde fièrement la vierge d’un regard qui semble se l’approprier, qui semble exiger quelque chose. D’ailleurs son bras gauche est levé, l’index tendu vers le haut pour montrer le ciel ou imposer sa volonté. Ce bras et cet index sont juste ébauchées, comme un remord, il me semblent qu’ils ne sont pas harmonieux, trop maladroits, trop insistants. Peut-être comme une caricature de ce que j’ai dit jusque là. Il faut maintenant que je me tourne vers la chaleur, la gratification que nous apporte notre activité, ou plutôt vers la gratification qui m’échoit dans ma place en vous entendant.
Revenons donc à des choses simples et essentielles dont je me suis probablement trop écarté, revenons à ce qui fait la chair de notre travail. Pardon, de VOTRE travail - avec l’aide d’une très brève histoire téléphonique :
Une opérée du cœur parle au clinicien qu’elle vient de rencontrer pour la première fois de son mari, de la mort de son mari, de ce que les médecins ont récusé comme non valide scientifiquement à savoir le rapport qui existe pour elle entre la mort de son mari et sa propre maladie, et de quelques autres choses intimes encore - puis elle dit au clinicien :
« Je vais bien maintenant, je vais dormir » et elle s’endort.
Elle peut s’endormir parce que sa parole a été accueillie. On parle à ce sujet de « moments d’ouverture », mais il ne faut pas oublier que ce sont des moments permis par la relation transférentielle qui s’établit dans les quelques minutes de la rencontre. Moments d’ouverture rendus possible parce qu’il sont tournés vers quelqu’un qui s’offre à en être destinataire, à les entendre. Ça a l’air d’une simplicité bébète, mais ça s’inscrit dans la droite ligne de la psychanalyse qui est toujours dans le sur-mesure, dans l’offre - oui dans l’offre d’une écoute, dans l’utilisation du transfert suscité par cette offre, pour soulager et éclairer avec le formidable outil thérapeutique qu’est la parole.
La fin de l’histoire est simple, le clinicien s’est attardé un bref instant, comme on s’arrête au bord d’un berceau, pour s’assurer que oui, la malade dormait bien d’un sommeil apaisé.
Il faut aussi que je reprenne le chapitre annoncé plus haut : le corps du malade - le corps et sa plomberie, ses tuyauteries, et ce qu’en disent les docteurs et ce qu’en éprouvent les infirmières. Le corps de l’autre, image terrifiante de ce que pourrait être un jour le nôtre, les regards, les silences, les propos obscurs ou bien des mots (un seul mot parfois) qui vont à l’essentiel.
Ce corps dont la souffrance est sensible, même quand il semble que le pilote s’est absenté dans un coma profond ou un état végétatif chronique. Il faut à ce propos que je vous dise ma colère à l’idée que ces êtres lamentables (c’est à dire qu’on pourrait lire à leur chevet les lamentations de Job pour éclairer le regard des autres sur eux) ma colère - qu’ils puissent être considérés comme des rebuts sur le bord du chemin, comme des choses, alors même qu’on peut savoir si l’on a vaincu une partie de sa peur d’en approcher, qu’il y a là de l’humain en souffrance. Les études savantes n’apportent pas grand-chose dans l’aventure. Sûrement plus utile, serait tout simplement d’accueillir l’autre en soi, même un peu, même fugitivement pour savoir, de la douleur qu’on en éprouve, oui, que c’est bien de l’humain en souffrance, que c’est bien là dans ce corps ruiné, dans cette absence irrémédiable, oui, c’est bien de l’humain qui geint grogne et souffre. Il arrive alors qu’on le sait comme on sait à écouter le sommeil d’un petit, enfant qu'il est souffrant ou qu’il est en paix.
Il me semble que la connaissance concrète et durable de l’univers de la réanimation, et de ce qu’on a accepté en soi des transformations que cela induit - est un atout considérable pour qu’une supervision soit pertinente. Mais je me méfie de moi, car cette impression est probablement marquée par une expérience négative. J’étais devenant jeune psychanalyste – jeune dans le métier, moins jeune en années et j’avais choisi une superviseur très distinguée. Fort naturellement je réinterrogeais ma pratique du métier de neurologue et essayais d’en faire quelque chose dans ma nouvelle orientation. Je me souviens très précisément d’avoir commencé à parler de la vie psychique des gens souffrant d’épilepsie, maladie comportant une part de mystère, maladie étudiée par Freud à propos des frères Karamasov dans « Dostoïevski et le parricide » (qui devait être une introduction à une édition de Dostoïevski). Je me souviens cruellement de la surdité complète que je rencontrai à cette occasion. Ce qui marqua une rupture.Alors, oui bien sûr, le parti que je prends - de dire qu’il vaut mieux avoir une pratique de ce milieu pour pouvoir occuper une position de superviseur - doit être nuancé : c’est peut-être simplement un parti pris.
Mais je regarde ma montre et mon temps qui s’écoule. Il me faut revenir à mon titre pour tenter de boucler mon propos de façon cohérente : « la supervision, un drôle de présence, mais une présence quand même, » Je crois m’être suffisamment étendu sur la façon dont des cliniciens et leurs malades pouvaient être présents pour moi.
Mais auprès d’eux avec leur malades, oui j’ai aussi souvent le sentiment d’être présent, pas toujours, mais alors ça m’interpelle.
Une drôle de présence ? Il faut peut-être passer par la télépathie pour me faire entendre, pour interpréter ce qui n’est peut-être que rêve et aimable illusion.
Une collègue me racontait l’autre soir une fin de séance chez son analyste : après être sortie, elle était revenue se faire confirmer la réalité du prochain rendez-vous ; combien n’avait-elle pas été surprise que le lendemain ou le surlendemain une de ses clientes à elle reproduise exactement ce même pas de danse. La télépathie si ça existe ce sont des mots qui par notre bouche passent inaperçus comme les immigrés au crépuscule, on croit que ce sont les nôtres alors qu’ils viennent d’un autre, et ils transmettent de cet autre quelque chose dont on il nous est impossible de savoir qu’on l’a transmis. (peut-être tout bêtement parce que ces mots-là s’accrochent avec trop de force à une motion refoulée et inaccessible)
Ne vous moquez pas trop vite à ce propos, j’ai la caution de Freud qui s’est intéressé à la télépathie et pas pour s’en moquer. C’était quelque chose qui le troublait vraiment.
Je suis saisi parfois, ou bien c’est simplement mon rêve qui me promène comme une ombre, je suis saisi parfois par l’illusion que oui, d’une certaine façon, je suis peut-être là, reflet d’une ombre en filigrane auprès du souffrant et de sa psy.
Tout ceci n’est peut-être qu’un rêve, une illusion. Mais après tout, pour vivre, il en faut bien des illusions, et d’ailleurs quand on dit de quelqu’un qu’il a « perdu toute illusion », c’est qu’il est figé dans le présent immobile du réel, comme un malade peut l’être en réanimation.
Autorisez-moi donc cette petite part de rêve.
Merci
Joseph Gazengel.
*Ma mère sous l'arbre pleure, pleure, pleure
Ainsi l’ai-je connue
Un jour, étendu sur ses genoux
Comme maintenant sur cet arbre mort
J'ai appris à la faire sourire
À arrêter ses larmes
À dénouer sa culpabilité
À guérir sa mort intérieure
La ranimer me faisait vivre.
« L’Arbre » poème de Donald Wood Winnicott
Travail présenté le vendredi 5 Février 2010 à la VIII° journée de travail d’AML (Association pour le Maintien du Lien psychique en soins intensifs) 340 r St Jacques 75005 Paris. Site : « reapsy.com » tel.: 01 43 54 30 98 ; Email : amlreapsy@free.fr
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