Réseau et constellation sanitaire et sociale

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Psychiatrie de Secteur, Réseau et constellation sanitaire et sociale.

Toute thérapeutique pose la question de la continuité et de la discontinuité des soins, de la place qu'ils occupent par rapport aux investissements et inscriptions de la personne dans le champ social.

La politique de Secteur vise à cette articulation subtile et à la garantie d'une égalité des citoyens pour que chacun, quel que soit son lieu de résidence, son niveau de vie, sa pathologie, puisse avoir la possibilité de bénéficier de ce service public.

Le clivage du champ sanitaire et du champ social, leur mise en opposition d'abord sur le plan de leur financement puis sur le plan idéologique, n'étaient pas dans les prémices du Secteur. Tout au contraire, son objet semblait être de tenir compte et de prendre en charge l'aliénation psychique et l'aliénation sociale dans leurs effets conjoints et bien souvent de renforcement réciproque.

A la faveur de la "rencontre fortuite" de l'idéologie antipsychiatrique et des logiques technocratiques visant à réduire ou à contenir le poids économique de la médecine et de certaines de ses pratiques, la "dissection" de la psychiatrie s'amorça. La psychiatrie générale fut mise en question par le morcellement tendant à la diviser en spécialités dans la spécialité. Des spécialistes éminents trouvèrent alors une reconnaissance en répondant à des thèmes lancés par la "société", auxquels il était tentant de répondre, il faut bien le reconnaître. Beaucoup n'ont pas résisté à cette tentation et cette approche symptomatique fraya le champ de nouvelles identités : pour les professionnels dont le savoir faire particulier ouvrait un champ d'investissement à la quête identitaire des patients qui savaient dès lors ce dont ils souffraient, et pouvaient adhérer aux offres individualisées qui leur étaient dévolues. Les séquences proposées purent quelque temps trouver leur place dans le Secteur, mais progressivement, pour développer ces pôles de compétence partielle mais réputée réelle, l'idée se formula, de leur donner l'ampleur qu'ils mérite et de les rentabiliser dans leur excellence : le statut d'intersectorialité sembla la meilleure aux décideurs ; de plus en plus nombreuses sont les unités fonctionnelles qui l'acceptent ou le sollicitent. Se pose dès lors la question de la suite de ces prises en charge puisque chacun à la modestie de reconnaître ses limites, mais les conflits avec le secteur ou son éloignement, voire simplement les effets surajoutés de morcellement, de clivage, de cloisonnement, rendent problématique le "service après vente", d'autant que la possibilité d'un retour ou du maintien du contact n'est pas inscrit dans le projet de cette prestation.

La continuité au long cours est donc difficile à mettre en place, et de nombreux malades "tombent hors du monde" du Transfert. Étant donnée la gravité de leurs troubles qui résistent aux projets thérapeutiques intensifs mais de courte durée, certains se trouvent engagés dans des hospitalisations en moyens séjours puis en séjours de longue durée. S'impose, dans le même temps, la prévalence de doctrines d'incurabilité, de handicaps traités comme fixés, et pour lesquels un accompagnement social dépsychiatrisé, sinon démédicalisé serait le garant d'une citoyenneté "de droit commun" en milieu ordinaire.

Le nombre des mesures de protection a crû ces dernières années au point de concerner 1% de la population française, les urgences sont devenues un problème de Santé Publique, soulignant des problématiques non pas seulement en rapport avec les pathologies elles-mêmes, mais avec la difficulté du suivi et de l'admission en cas de nécessité.

Trois paramètres rendent difficile un accueil avant qu'il ne soit trop tard, avant une décompensation trop grave, un passage à l'acte, voire un suicide :

  • le trop faible nombre des professionnels en psychiatrie (avec des disparités régionales, mais les plus dotés n'ont pas même les quotas optimum. 800 postes de Psychiatre sont vacants et leur nombre va rapidement doubler, voire tripler, les infirmiers psychiatriques sont une espèce en voie de disparition et les DE insuffisamment nombreux, de même pour les psychologues, assistants sociaux, etc..)

  • le nombre de lits saturé : la courageuse étude des psychiatres suédois parue dans le British Medical Journal (321:483-84) au mois d'août dernier fait penser qu'il s'agit d'un problème qui dépasse les frontières françaises. Leur étude rétrospective indique qu'entre 1976 et 1995, la mortalité des patients schizophrènes (dont un diagnostic avait été établi entre 1971 et 1995) a été multipliée par 1,7 chez les hommes et par 1,3 chez les femmes entre 1976-80 et 1991-95. Pour le suicide, la mortalité a été multipliée par 1,6 chez les hommes et 1,9 chez les femmes. Les auteurs ont utilisé les données de la population du Comté de Stockholm (1,8 million d'habitants). Concernant le suicide, des résultats similaires ont été rapportés par une équipe danoise. Les auteurs expliquent dans leur article que ce résultat suggère une détérioration de la prise en charge globale des patients schizophrènes. La diminution du nombre de lits de long séjour accordés à ces patients ( - 64 % entre 1976 et 1994) "est la plus probable explication de l'élévation de la mortalité", précisent Urban Ösby et des membres du Karolinska Institute.

    Il ne semble pas y avoir encore d'étude française sur ce si difficile sujet. Sortir d'un espace pour se retrouver dans un autre nécessite d'avoir pu s'investir dans le premier. C'est cette question de l'investissement de soi-même dans un lieu, qui est oubliée, elle requiert de tenir compte des logiques liant les espaces à la temporalité. Elles sont déterminantes quand le "sentiment continu d'exister" est défaillant. C'est la problématique dominante dans les schizophrénies. C'est aussi pourquoi le troisième paramètre est si important et doit faire l'objet d'une réévaluation très sérieuse.

  • le seuil de la CMU : son calcul interdit la Complémentaire aux bénéficiaires des minima sociaux. Elle leur impose donc de payer le forfait hospitalier ou une mutuelle qui en garantira le remboursement en général à concurrence du montant de la cotisation demandée (pour 30 ou 45 jours dans le meilleur des cas). Dans ces conditions, il y a un double lien pathogène : se soigner activement et se trouver en difficulté économique, ou ne pas se soigner activement au prix de se mettre en danger. La Fédération Croix-Marine et Santé Mentale France ont pris position sur ce problème sans pour l'instant se faire entendre suffisamment puisque l'établissement du seuil à 3600 F reste au dessous de ce qui est nécessaire. Des disparités départementales commencent à se creuser car, avec sagesse, dans l'Essonne par exemple, il a été porté à 4000 F, le Loir et Cher, à titre expérimental, a également rehaussé le seuil à 4000 F, ce qui tient simplement compte de ce que ATD Quart-monde situe comme le seuil de la pauvreté dans notre pays. La question se pose, avec gravité, de l'échéance du 30 juin 2001 pour que cesse toute dérogation aux anciens bénéficiaires de la Complémentaire et qui sont engagés à payer une mutuelle au delà de cette date.

C'est sur ce fond de politique de la Psychiatrie et de la Santé Mentale que le Partenariat dans un premier temps, puis le Réseau sont devenus des outils proposés par l'État, pour résoudre les nouvelles difficultés organisationnelles, (que nous n'avons pas toutes évoquées), et les nouvelles pathologies.

Certains pensent qu'il serait bon de généraliser l'organisation des Réseaux, fut-ce de manière autoritaire, mais cela ne serait bien sûr pas sans conséquence sur l'ambiance ou l'accueil qui pourrait présider aux entreprises thérapeutiques et en conséquence nuire à leur efficacité.

Le principe hippocratique "d'abord ne pas nuire" n'est pour le moment pas rangé dans les accessoires vieillots de la médecine, nous pouvons donc continuer de le promouvoir dans sa sage précaution visant à dégager avec respect un champ opératoire. L'asepsie chirurgicale en est un des aspects, il importe de préserver cette nécessité avec autant de rigueur quand il s'agit de préciser les conditions permettant d'assurer un équilibre psychique satisfaisant. La mise en question et les moyens de traitement de ce qui peut avoir des "effets pathoplastiques" (Jean Oury) sont indispensables dans toute démarche thérapeutique. Il s'agit de réduire autant que faire se peut les effets pathogènes de toute démarche sanitaire ou sociale et d'en restreindre la "composante réactionnelle" (K. Schneider) en demeurant attentif à ce que peuvent en manifester les personnes qui en bénéficient.

Le secret médical est actuellement mis à mal : alors qu'il est lui aussi un élément essentiel de respect de l'intime dans l'existence de la personne, et fondateur de l'espace de Rencontre où malades et professionnels vont pouvoir mettre en œuvre une thérapeutique pour chacun dans sa singularité. Il est de plus en plus désigné comme facteur d'opacité loin de l'idéal de la transparence que le législateur est parfois tenté de promouvoir. Il importe de faire l'éloge de l'opacité, les personnes ne doivent pas être parlées dans une sorte d'objectivation dégradante, mais accueillies dans toute leur complexité, pour qu'elles puissent "dire" et construire le processus thérapeutique qui remettra en mouvement dans l'existence la possibilité d'être désirant, allant et devenant en son propre nom. Pour certains novateurs, il n'y aurait plus de malades, il n'y aurait désormais, demain, plus que des maladies...

De la logique du Secteur qui assure un cheminement personnel dans un espace géo-démographique, au plus près des investissements quotidiens, on passe à une logique de filière qui encadre un parcours établi à l'avance et si possible normé par le respect de protocoles censés donner un cadre au développement des compétences sociales et donc au progrès. Il semble y avoir des rebelles à ces propositions qui requièrent une docilité certaine, le négativisme est certainement inadéquat à ce projet et des parents de l'UNAFAM disaient, avec inquiétude récemment : "et que faire de nos malades intelligents ?..". En effet, les émergences paranoïdes, les pathologies très dissociatives, les effondrements sans recours, les expériences de fin du monde, les "collapsus de la transcendance", comme disait Tosquelles, semblent peu pris en compte.

Le Réseau tel qu'il est proposé actuellement reste dans une logique formelle établie entre divers prestataires de services dont le partenariat garantirait qu'une population-cible puisse trouver une réponse à ses besoins, et que des professionnels moins spécialisés trouvent des solutions pour des personnes qui s'adressant à eux, auraient frappé à une porte insuffisamment adéquate.

Alain Supiot Membre du Conseil Scientifique du CNRS, et Président du Conseil National du Développement des Sciences humaines et sociales dans sa conférence du 22 février 2000, à l'Université de Tous les Savoirs précisait : "la contractualisation de la société (titre de sa conférence) ne signifie certainement pas une libération totale des individus. Elle est plutôt le symptôme d'une "reféodalisation" du lien social." Il évoque les transformations actuelles des formes contractuelles. "Le contrat, sous sa forme canonique, lie des personnes égales qui ont librement souscrit des obligations généralement réciproques. C'est l'un ou l'autre de ces traits qui fait souvent défaut dans les modernes avatars du contrat, qui ont seulement en commun d'être des accords générateurs d'obligations (...) Le contrat s'hybride alors de règlement et étend ses effets à des groupes embrassant un nombre indéterminé et fluctuant de personnes. C'est aussi le principe d'égalité qui peut régresser, notamment dans le cadre des politiques de décentralisation des organisations (publiques ou privées), lorsque le contrat a pour objet de hiérarchiser les intérêts des parties ou de ceux qu'ils représentent, de fonder un pouvoir de contrôle des unes sur les autres, ou de mettre en oeuvre des impératifs d'intérêt collectif non négociables dans leur principe. Du contrat d'insertion aux contrats de plan, des conventions de la sécurité sociale aux contrats de sous-traitance, les exemples abondent de telles figures contractuelles, en droit public, en droit social, en droit international ou en droit des affaires. C'est enfin la liberté de contracter qui connaît elle aussi des entorses, à chaque fois que la voie contractuelle est imposée par la loi (...) l'usager se mue en contractant obligé, et voit peser sur lui des responsabilités nouvelles, à commencer par celle du choix de son cocontractant.

Considérées ensemble ces différentes altérations donnent à voir l'émergence d'un nouveau type de contrats. Leur objet premier n'est pas d'échanger des biens déterminés, ni de sceller une alliance entre égaux, mais d'organiser l'exercice d'un pouvoir. (...).Au périmètre de l'échange et à celui de l'alliance, le droit des contrats ajoute donc désormais celui de l'allégeance, par laquelle une partie se place dans l'aire d'exercice du pouvoir d'une autre. Deux sortes de contrats, qui se combinent souvent en pratique, incarnent cette figure de l'allégeance : les contrats de dépendance et les contrats dirigés. Le propre des contrats de dépendance est d'assujettir l'activité d'une personne aux intérêts d'une autre. Le contrat de travail en demeure le parangon, mais la formule qui y a été inventée - la subordination librement consentie - est en perte de vitesse, car la subordination ne suffit plus à satisfaire les besoins des institutions qui rejettent le modèle pyramidal pour la structure en réseau. (...) "De facture féodale (comment ne pas penser à la vassalité?), le réseau n'a que faire de la simple obéissance aux ordres. Il lui faut s'assujettir des personnes sans les priver de la liberté et de la responsabilité qui font l'essentiel de leur prix."

Deux petits exemples situent bien cette vassalité nouvelle : un réseau addictologie est promu à l'initiative de la DDASS, un médecin hospitalier est nommé sur un poste budgétisé par la DDASS elle-même, sa tâche sera d'animer et de diriger le réseau. Au cours du travail d'élaboration des partenaires de ce réseau, l'utilité de quelques lits d'hospitalisation voit le jour, elle ne fait partie ni des objectifs de l'hôpital, ni des principes que la DDASS veut mettre en oeuvre, le médecin n'aura d'autre possibilité que de se démettre de la responsabilité qui lui avait été confiée d'être l'opérateur du projet. Il prendra sa décision par rigueur éthique, ne pensant plus avoir les moyens de mener à bien sa tâche, il le fera sans même que les partenaires puissent peser sur ces décisions. Ni la position de la DDASS, ni celle de l'hôpital n'étant modifiables en leur principe, cette inflexibilité déterminante vaut comme une donnée naturelle. Quant à la décision du médecin, elle ne peut être qu'individuelle et n'a pas à être élaborée collectivement, elle ne sera que l'objet d'une information adressée à tous, comme si elle n'avait pas d'incidence sur le travail et l'élaboration commune.

La place des psychologues n'est pas plus assurée dans sa pérennité. Le budget de fonctionnement des partenaires dépendant de la DDASS, celui de leur poste à temps partiel peut être remis en cause sans discussion, sans élaboration collective, au gré des stratégies de l'Etat ou de ses représentants, sans tenir compte des personnes concernées par cette décision, qu'il s'agisse des collègues de l'équipe pluridisciplinaire, ou qu'il s'agisse des personnes en difficulté du public pris en charge. La demande de financement pluri-annuel de ces postes apparaît comme excessive, elle est pourtant indispensable à la mise en perspective d'un travail dans une continuité a minima.

L'élaboration collective constituant le champ du travail commun ne se trouve pas prise en compte, la précarité s'instaure comme régulatrice et organisatrice des actions en faveur des publics en difficulté. Le "pouvoir souverain" (Giorgio Agamben) impose sa structuration suzeraine à "la vie nue" des usagers et des professionnels.

La logique des Réseaux, souvent nommés par leur objet (SIDA, Addictologie, Hépatite, suicidologie...) s'apparente à ces techniques féodales de contrôle d'une population-cible qui inquiète. Cette sorte de révélation publique d'une dimension intime de l'existence n'est probablement pas bénéfique à tout un chacun. Cela conforte aussi (est-ce très souhaitable ?) l'illusion d'être identifié par un diagnostic, voire à un ou une série de symptômes. La psychiatrie générale a au moins l'avantage d'autoriser à changer de symptôme sans que la personne ne perde le contact avec ceux qui la soignent. "Il n'y a pas d'existence sans symptôme" soulignait Winicott et, nous le savons, les processus thérapeutiques, les ambiances d'accueil modifient les émergences symptomatiques.

Les Réseaux sont aussi fréquemment nommés par l'âge-cible de leurs prestations : personnes âgées dépendantes, adolescents, périnatalité... La personne est alors contingentée et en quelque sorte amenée à ne rencontrer que ses semblables, reconnus à ce seul signe identitaire. Nous savons aussi les difficultés quand l'âge de la personne souffrante est un des critères de son accueil : difficulté de passage d'une forme de prise en charge par une équipe ou une personne à une autre, difficulté d'accès aux soins quand la personne est à un âge proche d'une limite administrative, difficulté voire impossibilité réglementaire à garder le contact lorsque l'âge limite est franchi.

La mode est à la révélation du diagnostic normé, de son protocole accrédité, et à l'objectivation de la personne qui bénéficiera dès lors des meilleurs soins qui soient, en l'état de la science. Il n'est pas rare aujourd'hui, que quelqu'un qui souffre d'un cancer par exemple connaisse son diagnostic avec un médecin et bénéficie de soins par toute une série de professionnels interchangeables de divers statuts, et qui lui font bénéficier des prestations les plus à la pointe du progrès... Quel sens cette stratégie thérapeutique peut-elle avoir pour la personne malade et sa famille ?

Il faut réaffirmer que le diagnostic est le fait de la Rencontre de la personne malade avec la ou les personnes qui la soigneront et chemineront avec elle. L'anamnèse et les rencontres déterminentes qui vont en infléchir la thérapeutique et le pronostic ne sont rien d'autre que l'histoire d'une maladie. Cette histoire est partagée, et ce "compagnonage" (V. von Weiszäcker), cette "fréquentation au long cours" (H. Chaigneau) est l'espace-même du soin. Les grecs avaient l'art de personnaliser les diagnostics : la pneumonie d'Hippolyte, même si elle avait des points communs avec celle d'Achille ou de Pénélope, restait liée à son patronyme et à l'histoire de ses ancêtres. De même sa rencontre avec Thucydide ou Hippocrate n'était pas sans effet sur le devenir de sa maladie et l'infléchissement de son destin.

La logique des Réseaux est liée à la fascination pour une logique formelle, une sorte de rationalisation généralisée qui ne tient pas compte des logiques singulières en jeu dans les rencontres humaines. L'obnubilation par le professionnalisme vient uniformiser les styles personnels et identifier un professionnel avec son diplôme, la logique quantitative prévaut alors qu'elle n'est que le support pour que puissent se nouer des liens, des échanges, en un mot que des investissements psychiques soient mis en oeuvre et mettent en mouvement le processus thérapeutique. Il y a là une logique qualitative qu'il faut respecter, sinon c'est une part du processus thérapeutique qui n'est pas respectée.

Dans le champ médical, et particulièrement celui de la Santé Publique, il faut se rappeler les modalités de lutte contre les grandes épidémies qui ont été déterminantes en terme d'efficacité et sont restées les modèles pour l'accompagnement social des populations à risques : les lépreux avaient été écartés des villes, mais les pestiférés devaient se montrer à la fenêtre ou au seuil de leur habitation pour témoigner en chair et en os qu'ils étaient bien vivants.

En psychiatrie, il ne s'agit pas seulement de compter les vivants, mais de prendre en compte que la vie ouvre au monde et à l'existence, qu'elle se partage avec les autres, produisant l'histoire commune et celle de chacun. La question d'exister est d'un autre registre que la ségrégation ou la survie et la surveillance. Elle doit pouvoir être prise en compte quelle que soit l'organisation proposée dans le champ sanitaire et social.

La psychiatrie de Secteur prend appui sur une seule et même équipe qui va, sous la direction d'un médecin chef de secteur animer l'ensemble des dispositifs intra ou extra-hospitaliers, facilitant la circulation des professionnels et des personnes prises en charge au bénéfice de ces dernières. Les ordonnances de juin 1996 ne remettaient pas en question frontalement cette logique et évoquaient la notion "d'équipe unique" assurant la continuité des soins.

La proposition des Réseaux oublie cette dimension et ne permet plus de mettre en oeuvre un processus de thérapeutique et d'insertion conjointes. Elle offre plutôt un champ d'expérience par essais avec réussite ou échec, progrès formel ou régression, voire stagnation assignant une place à la personne selon sa performance dans le parcours volontariste qui lui est proposé. Cette logique formelle soutenue par le modèle partenarial est prévalente, assez souvent impérative, elle demeure dans un registre moral, c'est pourquoi la signification du projet est expliquée, de manière à recueillir le consentement éclairé de la personne qui adhère ou non à ce qui lui est offert. Trop souvent, l'effondrement personnel ou un passage à l'acte sanctionnent l'exigence formelle qui a oublié de questionner le contenu et le sens de ce qui est proposé, au delà de cette forme.

Quand un refus, une élaboration ou un aménagement de la proposition n'est pas formulable, l'offre laisse la personne "sans recours" à l'insu de chacun. Les inscriptions qui permettaient une certaine tenue existentielle, ne sont plus assurées, elles ne tiennent plus lieu de continuité pour la personne qui "tombe hors du monde" (Nathalie Zaltzman), confrontée non pas à la réalité de ce qui lui est proposé, mais à l'impossibilité de donner du sens à ce passage qui requiert de faire le deuil des investissements antérieurs les plus secrets.

De nombreux exemples foisonnent, de ces échecs inattendus de projets qui semblaient pertinents. Ainsi, telle personne, à la pathologie complexe, allait bien depuis longtemps après une décompensation profonde ayant nécessité le "savoir de métier" (Christophe Dejours) de toute une équipe. Elle fréquentait de nombreux dispositifs de Secteur, bien articulés les uns aux autres : le CMP, l'hôpital de Jour, l'assistante sociale, son médecin, le CATTP. Une psychothérapie était bien engagée, depuis de nombreux mois, avec un praticien de sa ville, les contacts avec sa famille étaient renoués dans des conditions satisfaisantes, elle envisageait une formation complémentaire, puisque son âge pouvait faire espérer une reprise d'activité professionnelle. Ses difficultés économiques et de logement, qui étaient liées aux émergences pathologiques les plus importantes au début de sa maladie, semblaient surmontées et stabilisées. Bref, beaucoup de terrain avait été regagné sur la maladie et ses effets déstructurant. Il semblait pertinent qu'elle cesse de rencontrer l'assistante sociale puisque objectivement, cette visite bimestrielle n'avait plus d'objectif identifiable. D'un commun accord, il fut donc décidé de ne pas prendre de nouveau rendez-vous et de se séparer raisonnablement. Quelques semaines plus tard, la personne commença à ne plus fréquenter aussi assidûment les lieux et les professionnels qu'elle investissaient jusque là avec profit. Et assez rapidement, ce qui aurait pu être lu comme signes "d'indépendance, d'autonomie et d'insertion dans l'exercice d'une citoyenneté assumée", se compléta de difficultés personnelles de plus en plus importantes, et de signes de décompensation psychique de plus en plus manifestes.

Il y avait là un effet de structure : le point directeur de toute cette surface d'investissements structurants de cette personne était justement ses rencontres avec l'assistante sociale avec laquelle apparemment, il ne s'agissait plus que de la pluie et du beau temps. Ces rencontres n'ayant plus lieu, tous les autres points du dispositif thérapeutique lui sont devenus inaccessibles, et toute possibilité existentielle pour elle s'est trouvée amenuisée, faute de maintien des inscriptions, des investissements reconnus qui, donnant un sens à son existence, donnaient forme à sa vie, et structuraient activement sa personnalité à l'insu de chacun.

L'opacité de ce qui se révélait pour cette personne efficace dans sa thérapeutique est cela même qui doit être respecté, au-delà de tous les préjugés et des présomptions que nous avons à comprendre nos prochains et à infléchir leur destin. Il importe de respecter la complexité des logiques à l'oeuvre dans les existences humaines et de garantir une continuité des investissements : les exercices de sevrage et de séparation sont l'exercice même de notre humanité du début à la fin de notre vie. Et notre rapport au langage et à nos inscriptions personnelles familiales ou de Rencontre est constituant de nos possibilités d'être avec les autres et de partager notre histoire et la leur en construisant le monde avec eux.

Comme le dit François Tosquelles : "L'homme (...) convertit le milieu "naturel" en "monde". Il réussit ainsi à "humaniser la nature" et à humaniser du même coup sa vie animale, sa vie "naturelle". Son destin et le processus d'humanisation qui lui est propre, ne se posent jamais sous le dilemme de s'adapter ou périr. Il construit avec les autres hommes, un monde dans lequel il "se fera homme". (...) l'objectif de la psychiatrie reste dans tous les cas celui de la facilitation du processus d'humanisation (...). (in "Le travail thérapeutique à l'hôpital psychiatrique" - Éditions du Scarabée -  1967)

Quelles que soient les causes (biologique, affective, sociale, familiale, toxique...) et les conséquences personnelles et sociales d'une décompensation psychique, les troubles psychiatriques perturbent toujours ce qu'il en est du désir, des investissements et des activités de la personne malade. La thérapeutique vise à ce que ses activités et investissements reprennent sens et que rendues possibles à nouveau, ses initiatives permettent à l'intéressé de renouer avec un investissement actif de soi-même qui lui fasse se réapproprier sa liberté de circulation en mettant en oeuvre des exercices de séparation sans rupture (c'est-à-dire, pouvoir "aller et venir" librement d'une personne à l'autre, sans crainte d'un "retour en arrière" interprété comme une régression alors qu'il ne s'agit que d'un acte d'inscription ou de "remotivation" d'une inscription comme disent les linguistes. Qui d'entre nous n'est jamais retourné sur les lieux de son école, de sa maison de naissance, voire sur les traces de ses ancêtres sans autre but secret que de conforter sa "capacité d'être seul" (D-W Winnicott), c'est-à-dire assuré de ses inscriptions primordiales. La "capacité d'être seul" dans un "commerce" avec les autres est ce que Tosquelles appelle "processus d'humanisation", il est toujours mutuel et réciproque avec ceux qui comptent pour la personne souffrante et sur qui elle doit pouvoir compter en toute circonstance.

La logique du Secteur facilitait cet accès au lieu du soin, à cette surface intra- et extrahospitalière offerte à l'inscription personnelle et à son travail sur le continu et le discontinu.

Il importe que les Réseaux restent ouverts à ce registre existentiel de base. Au delà des partenariats organisationnels entre établissements et associations, il est nécessaire de préserver ce niveau qui a sa base dans l'histoire partagée avec les personnes qui constituent "l'entourage immédiat" et "la constellation sanitaire et sociale" de chacun, il est en prise avec les registres fantasmatiques, ceux-là même qui sont touchés dans les pathologies, quoi qu'en prétendent les approches simplificatrices dominant actuellement les élaborations étatiques qui s'imposent aux professionnels en les empêchant de penser leur propre travail.

C'est à ce niveau que se situe "la structure" pertinente pour accueillir la singularité d'une personne : les rencontres sont déterminantes. Elles ont permis une distinction de tel ou tel des interlocuteurs de hasard, avec lequel un lien transférentiel s'est noué, en écho, non pas au registre professionnel, mais au registre pulsionnel mis en jeu. C'est à ce niveau que du potentiel, du nouveau est possible : "après ce n'est plus comme avant". Et il y a là un levier pour que s'amorcent de nouveaux mouvements d'auto-investissement, que se réarticulent des dimensions pulsionnelles personnelles demeurées, jusque là, statiques ou inaccessibles du fait des émergences pathologiques qui restreignaient ou clivaient le champ de leur dialectique.

Pour les personnes les plus atteintes dans leur capacité d'accéder à un "sentiment continu d'exister" (D.W. Winnicott), cette constellation tient lieu de continuité : "Demain, si untel est là, je viendrai". C'est-à-dire si untel est là, il atteste ma présence (son assentiment me permet de m'affirmer en première personne : "je") et me donne la possibilité d'être là (et non pas "nulle part, dans le lieu sans lieu de l'être perdu" selon la belle expression d'Henri Maldiney pour traduire les modalités de l'existence schizophrénique). Il me donne aussi la possibilité d'être demain "le même qu'aujourd'hui", et de continuer de penser que lorsque je ne suis pas ici, ici continue d'exister et peut être accessible, ici est donc en lien avec là où je serai, ici reste inscrit malgré son éloignement et sa disparition de mon champ d'expérience concrète lorsque je suis à mon appartement. Chacun de nous sait bien que lorsque quelqu'un vient à son rendez-vous, même s'il va mal, c'est moins inquiétant que s'il n'a pas réussi à venir. Il y a moins de risque de passage à l'acte ou d'effondrement. Une symbolisation est opératoire et des associations d'idées efficaces.

La constellation rassemble tous ceux qui, acteurs du champ sanitaire et social comptant pour quelqu'un dans son cheminement personnel, se trouvent en position d'avoir été choisi et de partager non pas des secrets à son sujet, mais sa connaissance. Du fait de l'avoir rencontré, chacun est désormais "responsable de l'avoir apprivoisé" comme dit Saint Exupéry, ou plus simplement de s'être prêté à son approche et que cela se soit inscrit. Bonne ou mauvaise Rencontre, chacun y est au titre de la sympathie, de l'antipathie, et du "choix" qui s'est produit et qui confère une compétence pour lui. Cette compétence n'est pas liée au statut ou au savoir faire, mais résulte de la reconnaissance par hasard d'un style qui a ménagé l'ambiance nécessaire à l'inscription de ce contact qui se distingue de tout autre. Désormais, le monde change : il se construit tout en ouvrant l'espace d'une construction personnelle, partielle sans doute mais offrant une possibilité nouvelle de se situer, de se tenir en tenant compte de ce nouveau point d'investissement. Il faut prendre garde de ne pas considérer la démarche comme inadéquate au projet ou à la prestation proposée. Les logiques indirectes ne sont pas des comportements inadaptés, elles doivent être respectées dans leur émergence insolite: elles sont en prise sur des registres essentiels à l'existence et qui lui donnent son sens.

Il importe bien sûr de repérer l'ensemble des personnes qui constituent la constellation de quelqu'un, pour que chacun connaisse chaque autre, son rôle, sa fonction pour lui, et son statut, de manière à pouvoir se situer, et faire appel en cas de nécessité pour dénouer au mieux les problématiques qui ralentissent ou arrêtent le cheminement, voire l'empêchent.

Dans les situations les plus préoccupantes, quand la personne va mal, il importe de pouvoir réunir sans tarder la constellation. P.-C. Racamier avait évoqué Chesnut-Lodge, où pour soigner un patient dont l'état s'aggravait, Stanton et Schwartz avaient eu l'audace de se rencontrer à l'incitation d'un conseilleur intuitif : ils avaient tous deux une relation privilégiée à ce malade et plus chacun le voyait pour que cela aille mieux, plus la situation se dégradait. Leur rencontre amena une amélioration spectaculaire. Oury à La Borde généralisa cette idée, et nombre de réunions de constellation "remuant le contre-transfert" comme disait Tosquelles, continuent d'avoir une efficace remarquable.

Dans le champ sanitaire et social, les tuteurs, auxquels bien trop souvent il est fait appel trop tard quand le majeur est dans un isolement complet, font par nécessité ce travail pour remotiver la constellation et reprennent contact avec ceux qui sont inscrits dans l'histoire de celui que le juge leur adresse. Ce travail est difficile, se heurte à beaucoup de résistances, parfois aussi retrouve des points d'appui fructueux, au grand bénéfice du malade.

Il est indispensable de faire ce travail sur la constellation avant que la situation ne soit devenue à ce point difficile ou désespérante.

Cela permettrait d'éviter à l'avenir les lents glissements existentiels qui font que tant de malades se trouvent aujourd'hui sans domicile fixe, errants dans les grandes métropoles mais de façon de plus en plus inquiétante, les villes plus petites. Il ne faut pas oublier que le SAMU social fréquente 28000 SDF à Paris où l'on en dénombre environ le double, ce qui représente plus de 2% de la population parisienne intra-muros, et que leurs études, comme celles de Médecin du Monde, précisent que 40 à 60% d'entre eux ont été à un moment de leur vie pris en charge sur le plan psychiatrique. Probablement, peut-on lire dans cette rupture les effets de multiples causes structurelles et idéologiques, ceux qui sont dus à la sur-aliénation sociale après les deux chocs pétroliers et les réorganisations financières mondiales qui en ont résulté, mais aussi ceux qui ont été liés à un travail insuffisamment articulé au niveau des constellations.

Faute d'une possibilité de travailler sur les relations aux personnes, les errants se sont réfugiés "dans le monde des choses" (Gisela Pankow) et pour chacun, son baluchon, ses cartons, son toxique et souvent son chien tiennent lieu de continuité, de fantasme matérialisé, dernier refuge avant le dernier glissement un jour de froid. L'action essentielle du SAMU social est de faire respecter ce trésor si patiemment accumulé, pour dissuader quiconque de toute action hygiénique forcée, facteur d'horreur et de destruction, la transcendance s'y est celée... si esseulée.

La fonction de la constellation est à un autre niveau, celui du champ transitionnel, celui qui offre une surface existentielle à la circulation entre les personnes qui comptent, celui qui permet que se constitue de l'espace potentiel intériorisé, et un fantasme ouvrant au monde de l'objectalité en lien avec les autres. C'est dans cette expérience, réalisée sans trop de risque, de "symbiose-séparation" que se constitue la possibilité de se tenir dans l'existence.

C'est sans doute ce qui n'a pas eu lieu jusqu'alors, quand une telle forme d'existence se manifeste, cela nécessite donc que ceux de la constellation restent en lien de travail psychique. Il est nécessaire qu'ils puissent faire appel les uns aux autres ou signaler si l'un d'entre eux s'aperçoit qu'il est perdu de vue, que son rendez-vous n'est pas honoré, que "la personne pour qui il compte" l'oublie... Comment faut-il l'analyser ? Cela ne peut être que collectif, ce sont les autres qui en ont recueilli les indices, mais ne peuvent pas l'interpréter dans l'isolement.

Pour réussir à travailler à ce niveau collectif, il faut pouvoir rencontrer ou être en bon contact, demeurer "de connivence" quoi qu'il arrive avec ses collègues (ce qui n'est quelquefois pas facile lorsque les statuts différents ne le permettent pas officiellement) mais aussi avec des professionnels d'autres établissements avec lesquels il n'y a pas de lien hiérarchique, du seul fait de la décision de tenir compte de cette logique singulière à chaque personne.

Pouvoir maintenir ce cap est une gageure, c'est le passage de la logique prestataire pour des populations-cibles à celle de l'accueil collectif de la singularité de chaque personne.

Dr Michel LECARPENTIER, Cour-Cheverny
22 avril 2001