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Féminisme et maternisme, bioéthique et bio-pouvoir, nom-du-père et patronyme

Je ne sais si la naissance d'un nouveau millénaire y est pour quelque chose, mais j'ai le curieux sentiment que notre société est en train de prendre un virage qui ne me plaît guère et dont l'origine n'est pas plus ancienne que celle de ma mémoire, ce qui indique que j'y ai bien ma part au même titre que ceux que l'on dit de "ma" génération. Penser, cela signifie à mon sens, tenter de se dégager, autant que possible, des idées "à la mode", de ce qui fait le consensus, l'air du temps. C'est résister, dans le bon sens du terme, à la foule et à la connivence. C'est éviter aussi d'entraîner les autres à sa suite si ce n 'est pour les inviter à penser par eux-mêmes. C'est cela, je crois, le rôle de l'intellectuel. Et c'est cette dérive que l'on peut sans doute reprocher le plus à nos "maîtres à penser" les plus récents. C'est extrêmement fatigant, mais c'est aussi salutaire. Cela évite de tomber dans la morosité sinon dans la dépression dont on oublie, à coup de Prozac, qu'elle est d'abord liée au fait de céder ou de ne pas céder sur son désir.

J'en suis d'autant plus navré qu'il me semble que les psychanalystes, pour une part notable d'entre eux du moins, se sont éloignés des problèmes réels que rencontrent leurs contemporains pour se perdre en de vains débats dont l'obscurité n'est -  parfois - que le masque transparent d'une incapacité à penser. Au nom de Lacan, dont le propos ne m'est pas tout à fait étranger, j'assiste souvent à des discours auxquels littéralement je ne comprends rien. Si je me tourne alors vers l'assistance, je n'y trouve la plupart du temps aucune révolte, mais plutôt une certaine résignation qui elle, hélas, n'est pas nouvelle.

Cette maladie ne touche pas seulement ceux qui se réclament de la pensée de Lacan bien sur. Mais leur responsabilité est à la mesure des avancées que ce dernier a pu faire tout au long de sa vie. Et puis je parle de ce que je connais, sans sous estimer la langue de bois qui règne également ailleurs, j'en conviens.

Heureusement la pensée psychanalytique se retrouve portée par d'autres que les psychanalystes, ce qui nous sauve du désastre mais pas forcément du ridicule. Ainsi c'est à Bernard Lamizet, (1) professeur à l'Institut d'Études Politiques de Lyon que revient, dans le journal "Le monde" daté du 13 février de monter au créneau pour dénoncer l'inanité de la Loi qui autorisera, si elle est confirmée par le Sénat, un enfant à porter le nom de sa mère. Cette loi en effet prend appui sur l'évolution nécessaire, qui vise l'égalité entre hommes et femmes.

A cette égalité, qui ne souscrit aujourd'hui, surtout si cela n'entame pas directement ses prérogatives mais reste dans la limite des idées convenables et du politiquement correct ? Nous en sommes pourtant très loin en ce qui concerne l'égalité des droits et l'égalité des chances ne serait-ce qu'en termes de salaires et de responsabilités dans les entreprises. Mais il ne s'agit pas ici de cette égalité-là ; grâce à un léger déplacement, cette égalité de droit entre les hommes et les femmes devient une similitude des places entre le père et la mère. Si la mère est certaine (mais pour combien de temps encore à l'époque où les mères porteuses ainsi que d'autres techniques biologiques font vaciller cette certitude), le père lui est incertain comme le rappelait Freud. C'est que la place du père est dans la parole de la mère. Le père est dit, est parlé par la mère à l'enfant. C'est à ce titre que l'enfant porte le nom de son père. C'est ce qui en fait la force et la fragilité tout à la fois.

La modification de la loi fait du père et de la mère des êtres réduits à leur fonction biologique, Comme l'écrit Bernard Lamizet "Si c'est le nom patronymique qui constitue la forme symbolique de notre identité, ce n'est peut-être pas pour la simple raison d'une importance excessive du rôle du père dans la famille. (l'attribution à l'enfant du nom du père et par la suite la désignation de la famille par le nom patronymique ne font que constater la nature symbolique de la filiation, et, par conséquent, la nécessite de l'inscrire dans le langage, afin que la filiation soit reconnue comme appartenant à l'ordre du langage "

Il s'agit là, on le voit d'un changement fondamental de perspective mais il semble pourtant que cela ne suscite aucun débat approfondi. Ne sommes nous pas dans une société démocratique ? entendons par là, dans un curieux retournement où démocratique équivaut aujourd'hui à libéralisme échevelé, que chacun doit pouvoir faire ce qu'il veut à condition de ne pas imposer sa volonté au voisin. Ainsi, si vous souhaitez donner le nom de son père à un enfant personne ne vous en empêchera (enfin pas encore) sauf que, sous couvert de ce principe de plus en plus répandu de respect du droit individuel, la société oublie de jouer son rôle organisateur. Elle n'est plus que le lieu d'un vaste marais où la banalisation trouve son compte pour couvrir toutes les aberrations ; Le consensus mou devient la règle. La peur du conflit fait avaler toutes les couleuvres au nom d'une prétendue modernité.

Peut-être cherche-t-on, au fond, à banaliser la difficulté de la fonction paternelle dans la famille en atténuant le caractère vif et risqué de sa place dans l'ouverture au monde de l'enfant via l'enjeu de la sexualité. La question de l'inceste qui se trouve évidemment posée au travers de celle de la pédophilie qui remplit aujourd'hui les pages des magazines, souligne le caractère éminemment périlleux de sa position au regard du désir. En jetant le bébé avec l'eau du bain, le père et sa fonction d'ouverture avec les risques de dérapages qui l'accompagnent, peut-être pense-t-on naïvement régler le problème. Nul doute pourtant qu'il ne se repose ailleurs avec acuité comme mille exemples nous le démontrent chaque jour.

Cette confusion du biologique et du symbolique, cette démission démagogique des politiques "de gauche" est dénoncée avec talent dans le livre de Monette Vaquin "Main basse sur les vivants"*.

Ce livre, est un état des lieux de la non-pensée du politique au regard de l'avancée des chercheurs en génétique dans le monde entier et notamment aux États-Unis. Ce livre est un livre important car il nous permet de voir concrètement les effets de la désertion de la pensée critique à gauche la quelle s'est ralliée sans trop de remords à un libéralisme qui danse joyeusement au bord de l'abîme.

Je constate cependant que M. Vacquin s'arrête au seuil d'un retour sur les effets paradoxaux de l'avancée sociale pourtant considérable qu'a représenté la liberalisation de l'avortement et sur les conséquences "inattendues" des transformations qui ont été introduites par cette libéralisation en particulier en ce qui concerne la recherche en génétique.

Avortement et recherche génétique

Il faut avoir le courage de cette mise en question, car l'écarter comme sujet tabou, ne peut que nous conduire à des impasses dans le raisonnement et affaiblir le combat qui en découle. Ceux et celles qui ont connu cette époque me pardonneront ce rappel historique, qui me semble nécessaire pour situer le problème.

Avant la promulgation de la loi Veil sur la réglementation de l'avortement les choses se partageaient de façon relativement claire et douloureuse. D'un côté les mères potentielles qui, lorsqu'elles voulaient avorter soit ne le pouvaient tout simplement pas, soit devaient partir en Hollande ou en Angleterre pour le faire dans les conditions de détresse et de souffrance physique et psychique que l'on imagine ou que l'on a connu ; Cette situation était elle-même un progrès vis-à-vis du passé ou les femmes avaient recours à des avorteuses ou à des médecins marrons et y laissaient assez souvent leur liberté (la loi punissait l'avortement) leur santé, voire leur vie. De l'autre côté siégeaient la justice, la morale sociale (les femmes qui avortaient étaient traitées de "salopes") et les médecins qui se trouvaient en posture d'être les défenseurs de la vie ce qui simplifiait, au moins à court terme leurs choix éthiques. Ce verrou, les femmes, par leur lutte, ont réussi à le faire sauter.

De cette souffrance est née une lutte militante au premier rang de laquelle figurent les pionnières du planning familial et quelques médecins courageux. Cette lutte s'est d'abord fondée en opposition au pouvoir médical identifié par certaines au pouvoir des hommes, introduisant une dimension qui ajoutait à la confusion (le pouvoir, tenu par des hommes dans ce contexte historique peut tout à fait être aussi bien assumé par des femmes et ceci sans changement de nature, hélas !)

Auto-organisation, prise en charge par les femmes des avortements, dénonciation de la place des médecins et de leur rôle de gardiens d'une morale qui donnait la part belle aux hommes et à leur lâcheté. Ce combat, qui ébranlait la société toute entière, ce sont avant tout les femmes qui l'ont conduit et mené à bien. Toute lutte doit, pour aboutir, s'inscrire dans la loi. Ce fut fait avec la loi Veil. On ne décrira pas ici le vote à l'Assemblée et les péripéties épiques qui ont émaillé le débat. Mais la difficulté à franchir ce pas eut pour conséquence qu'il fallut choisir son camp pour peser de tout son poids dans le sens de cette avancée ; Le paradoxe est toujours le même. On ne réfléchit pas avec des slogans, on n'avance pas à coup de pensée mesurée, on ne peut guère être militant et faire dans la nuance.

Cours camarade, le vieux monde est derrière toi !

L'heure est à la mise en question de certaines valeurs et de certains propos dans un vaste mouvement de brassage de linge sale, ce qui épargne évidemment à ceux qui mettent ainsi en cause leurs aînés de faire le ménage dans les idées reçues d'aujourd'hui. Le risque est moindre c'est certain et le hurlement des loups sur la pédophilie s'en prend maintenant à Daniel Cohn Bendit. Merci Romain Goupil (2) de rappeler, toujours dans "Le monde" du 26 février, toutes les injures dont celui-ci fut l'objet et tous les interdits et pesanteurs diverses dont notre génération a su, grâce à lui notamment, se dégager. Cela ne nous engage pas à considérer que les intellectuels n'ont pas une large responsabilité dans les errances et les conventions qui ont suivi. La révolution joyeuse de 68 et son ânonnement des slogans révolutionnaires, les errances du terrorisme des années 70 et le destin sacrificiels des "établis", nom donné aux étudiants brillants qui partaient en usine pour "servir le peuple", tout cela fut notre lot hélas, même si la encore certains furent moins dupes que d'autres. Qui donc ressortira les âneries sur la glorieuse Révolution Culturelle du Président Mao porteuse de millions de mort et glorifiée par les brillants penseurs de la revue "Tel Quel".

Mais revenons à la question de l'avortement et à ses conséquences. Le paradoxe- mais est-ce un paradoxe ou la manifestation d'une régulation interne du système qui intègre au fur et à mesure les contestations qui surgissent- le vote de la Loi allait redonner aux médecins le pouvoir que cette lutte prétendait leur reprendre. Aujourd'hui les centres de planning constatent avec inquiétude le manque de volonté des médecins d'assumer cette tâche jugée peu valorisante. Elle est confiée soit aux vieux militants soit à des jeunes praticiens encore peu qualifiés ou d'origine étrangère. Il n'en reste pas moins que les médecins se trouvent légalement investis du pouvoir d'éliminer en toute légalité un embryon. C'est même leur devoir de le faire. Le mur mis en place pour guider les médecins en s'appuyant sur le respect imprescriptible de la vie a sauté.

Comme cela était prévisible, ce sont les médecins eux-mêmes et les biologistes, (parfois ceux la même qui comme René Frydman ont fait partie des premiers médecins ayant effectué des avortements du temps de leur interdiction) qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par les femmes pour décupler le pouvoir qu'on avait voulu leur prendre.

De cette levée d'interdits sont nées les recherches sur l'embryon qui ont pris comme on le sait des proportions hallucinantes comme le clonage et la réduction du vivant à un amas de cellules susceptibles de fournir du matériau de laboratoire aux chercheurs voire de servir de matériau de secours en cas de panne de leur clône.

Le cri de douleur des femmes, leur lutte pour la fin de l'hypocrisie sociale s'est transformée en un accroissement énorme du pouvoir des médecins et surtout des chercheurs en biologie que le tabou du respect de la vie avait, jusqu'alors tenu en respect. Si l'avortement est légal alors l'embryon peut être tout aussi légalement assimilé à un amas de cellules et être soumis à toutes les expériences même les plus folles. Première conséquence.

Deuxième conséquence : le problème de l'euthanasie. A ce niveau, nouveau paradoxe et nouvelle contradiction qui découle du processus de biologisation du vivant. Les médecins, comme tous les citoyens peuvent être condamnés s'ils pratiquent l'euthanasie active ou passive. Vis à vis de la Loi, leur action est conduite par le respect de la vie, respect dont on a vu qu'il a sauté au moment du vote de la Loi Veil. Plusieurs affaires ont porté récemment au plan pénal des actes d'euthanasie soit de particuliers soit de personnel soignant et la justice a condamné plus ou moins lourdement ces actes. Mais d'un autre côté les médecins sont de fait conduits de plus en plus souvent à pratiquer de tels actes pressés par les familles de vieillards mourants ou d'enfants mal formés. La confusion s'installe dans les esprits et plus personne ne sait ce qu'il doit faire vraiment, en conscience. Des morts sont, de fait, hâtées alors qu'on attendait le contraire de la part des médecins, mais qui aurait le courage de leur en faire reproche tant la société elle-même hésite et se contredit sans cesse sur le sujet ?

Dans le droit fil de cette logique, la tendance est à la banalisation de l'avortement qui doit être un acte équivalent à celui d'un acte de contraception. Le désintérêt de médecins pour l'acte lui même en découle logiquement. La complexité de la situation psychique de la mère et du couple sont réduits à néant et rarement pris en compte pour seulement l'écouter. Les conséquences psychiques du deuil qui en découlent sont systématiquement minimisées ou niées.

Troisième conséquence, une confusion s'est installée entre féminisme et lutte sur l'avortement entraînant un glissement plutôt fâcheux entre féminisme et maternisme. Nul ne conteste que ce sont d'abord les femmes qui ont conduit la lutte pour le droit à l'avortement et que le mouvement féministe y a tenu la place de leader. Mais de ce fait historique a résulté une certaine confusion entre les femmes et les mères. Que seules les femmes soient des mères potentielles ne conduit pas à faire équivaloir les deux notions.

L'avortement portait sur la question de la sexualité et de la procréation. Les slogans n'ont pas manqué de dériver dans un sens tout à fait contestable faisant de la maîtrise du corps et de la sexualité le centre du projet. On n'entrera pas dans le débat concernant la question sexuelle car il faudrait y introduire des références théoriques qui nuiraient au débat proposé ici. Mais s'agissant de la maîtrise on rappellera les slogans"des enfants, si je veux, quand je veux "et" notre corps nous appartient". Le contexte de l'époque laissait entendre certes, dans le premier cas, que ni les hommes ni la société ne sauraient imposer aux femmes d'avoir des enfants si elles n'en voulaient pas et le second visait à dénoncer la domination masculine, via la sexualité sur le corps des femmes. Cependant en arrière fond on perçoit une dimension qu'un psychanalyste ne peut s'empêcher de relever, celle d'une maîtrise du corps qui rejoint précisément et ouvre la porte à toutes les dérives du discours scientifique d'aujourd'hui et en parfaite contradiction avec ce qui était voulu consciemment à l'époque.

Cette dérive qui touche à la domination du corps et de l'enfant à venir (ou pas d'ailleurs, comme en témoigne la longue plainte venue des consultations pour stérilité) a donc été reçue au-delà de toute espérance par les médecins. Quand à la domination des femmes sur leurs enfants elle rejoint cette fois l'immense courant qui fait de l'enfant dans le processus de "mère version" dénoncée par Lacan-un objet aux mains de la mère. Le féminisme donne dans le maternisme et l'instrumentalisation de l'enfant qui n'est plus désiré mais produit de et par la mère et du père qui cesse d'être dit par la mère pour n'être plus qu'un fabriquant de sperme, un fournisseur de gamètes.

Et si l'enfant n'est pas produit par la science, mise provisoirement en échec, pour le bon plaisir des couples homo ou hétéros sexuels qu'importe, le Tiers-monde affamé se chargera bien de venir satisfaire notre insatiable besoin d'enfants. Il suffira de se les procurer sur le marché libre de l'Asie ou de l'Afrique. On nous les livrera bientôt directement après choix sur photo sur Internet.

Je ne crois pas qu'il soit sacrilège de le dire. J'aurai par contre quelque difficultés à le taire.Je serai heureux de publier les réponses qui pourraient etre faites à ce texte. Je remercie mes amis et tout particulièrement Jeanine de Lara, marc daniel Levy, bénédicte Malaurent, et louise Grenier pour les remarques et les critiques qu'ils ont bien voulu m'adresser.

L. Le Vaguerèse

Notes et bibliographie

M. Vacquin "Main basse sur les vivants" Paris. Fayard 1999

(1) L'égalité, l'identité et le nom, par Bernard Lamizet "Le monde" du 12.02.01 | http://www.lemonde.fr/rech_art/0,5987,146732,00.html.

(2) Il était une fois Dany le Rouge par R.Goupil "le monde" du 26.02.01, , http://www.lemonde.fr/rech_art/0,5987,150399,00.html.