"Les gratitudes" par Valérie Rodet

les gratitudes

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Pages

Durée :

1h20

Lieu :

Petit Saint-Martin

Horaires

Du mercredi au samedi 19h. 
Dimanche 16h
Relâches les 9, 11 et 12 mars. 
Dates supplémentaires les mardis 15 et 22 avril 19h

Tarifs

34€

A partir de 13 ans

https://www.portestmartin.com/les-gratitudes

Pièce mise en scène par Fabien GORGEART adapté du livre de Delphine le VIGAN

« Les gratitudes » (Ed. Lattès 2019)

Avec Catherine HIEGEL, Laure BLATTER et Pascal SANGLA

« L E S G R A T I T U D E S »

 

                                              

La reconnaissance et la transmission fondent l’humanité

 

Le Théâtre du Petit Saint-Martin présente une pièce très émouvante, sensible, pleine d’humanité, un spectacle qui met sur la scène l’essentiel de ce que nous sommes fondamentalement, c’est-à-dire des êtres de parole, des parlêtres, comme disait Lacan.

 

Les trois personnages de la pièce incarnent un texte simple et pourtant dense. Ils portent avec humilité et justesse cette fragilité de l’équilibre dans la vie, ses incertitudes qui nous traversent, et qui passent par le langage. Cette « fragilité qui est en nous », écrivait le psychiatre Eugenio Borgnia, et qui fait notre richesse. Tous trois évoluent dans cette nécessité relationnelle, désirante, qui nous constitue comme des êtres sociaux, irrémédiablement.

 

Le propos est celui-ci : Michka Seld est une vieille dame qui perd peu à peu l’usage de la parole pour devenir aphasique - formidablement interprétée par Catherine Hiegel. Évènement d’autant plus bouleversant qu’elle était parolière. N’étant plus capable de rester seule chez elle la voilà placée dans un EHPAD, où elle reçoit régulièrement la visite d’une jeune femme, Marie, dont elle est proche depuis qu’elle est enfant. Elle était un peu une mère secourable pour la petite fille. Michka noue dans l’établissement une relation privilégiée avec Jérôme. Lui aussi, à sa façon, est un homme de parole puisqu’il est l’orthophoniste chargé de la suivre. Dans l’urgence de sa vie finissante, Michka voudrait retrouver le couple qui l’a sauvée enfant, Henri et Nicole, et leur dire sa reconnaissance. Jérôme, lui, retarde le moment de reparler à son père, il y a eu des mots entre eux. Il va se tisser un lien profond entre ces personnes de générations différentes autour de la gratitude, dans une circulation identificatoire très touchante.

 

La pièce est riche de beaucoup de choses, elle évoque le grand âge et ses pertes. Avec peu de mots et peu de gestes elle évoque la perte de l’image de soi, le corps qui se transforme, dont on ne peut plus user comme avant. Il ne répond plus, dit-on. On lui en demandait donc tellement ! La pudeur des corps qu’on n’ose plus toucher et qui réclameraient bien encore… Marie le sait, le sent. Elle aurait bien envie d’exprimer sa gratitude et son amour pour l’autre en la prenant dans les bras. Toucher un peu, une parcelle de peau, poser avec une retenue nouvelle la main sur le bras, c’est déjà dire quelque chose, adresser son affection.

Après tout l’on reconnaît aux bébés cette nécessité de la stimulation sensorielle, leur besoin d’être touchés, caressés, massés, l’on accorde naturellement aux adultes de se toucher dans une relation sexualisée, penserait-on que la personne âgée n’éprouve plus l’impérieux appel d’habiter encore un corps désirant et désiré ? Un corps décrépit, certes, mais vivant, vibrant, pulsionnel.

 

Avec délicatesse on entre avec Michka dans l’ehpad et sa promesse de vie étriquée, rétrécie. Là, tout devient petit. Il faut se satisfaire de « petite » collation, de « petits » gâteaux, de « petites » visites… Renoncement à la grande vie et à la vie en grand, celle du dehors. Tout se ratatine et laisse l’autre, le plus jeune, dans l’impuissance. Les petits mensonges viennent rassurer l’autre sur le grand naufrage contre lequel il ne peut rien, « l’outrage du temps », disait Phèdre. Mentir, quelquefois, n’est-ce pas dire sans blesser ?

 

Et puis il y a la grande perte dont traite la pièce, celle de la parole.

Chacun a ses mots. Chacun en use à sa façon pour exprimer son intime vérité, y compris en chanson. Elle tient une place importante dans le spectacle. Des chants devenus populaires, patrimoine commun que nous pouvons partager dans l’émotion collective, qui nous parlent et qui parlent de nous.

Et Michka, avec ses mots ratés, vise juste. Derrière les causes neurologiques de son aphasie l’on peut se demander si les mots qui remplacent les mots corrects ne sont pas l’incursion de l’inconscient dans une adresse à l’autre. Michka dit son urgence à dire, ses priorités, ses humeurs en faisant ces choix de mots incontrôlés. Ainsi « d’abord » vient pour « d’accord », elle veut mettre une « affiche » dans le journal pour une « annonce » dans l’espoir d’être lue par ses accueillants pendant la guerre. Oui, bien sûr, il faut que ça se voie, que ça soit grand pour ne pas passer à côté !

 

Et Michka pointe dans le cœur de l’autre avec ses mots en vrac.

Cette femme vieillissante nous dit le temps qui passe et le temps qui reste.  Nul n’échappe à la castration du réel et l’angoisse tétanisante que cela occasionne.

« Je perds. », dit-elle au début, apeurée, clouée dans son fauteuil. Qu’est-ce qu’on peut ajouter à ça ?

Dans ce cas c’est la voix de l’autre qui rassure, la voix au téléphone. Puis c’est la présence, physique qui raccroche à la vie et arrime le désir d’être en vie. Puis c’est elle, sur les sentiers de la perdition, qui peut faire ou dire pour l’autre, et cela donne encore un sens à sa vie. Michka insiste beaucoup auprès de Jérôme pour qu’il se réconcilie avec son passé. Le désir de vivre est profondément enraciné dans le lien à l’Autre. C’est comme si il n’y avait d’existence que dans le regard désirant de l’Autre qui vous inscrit dans son désir qu’encore, oui, il y a quelque chose à vivre.

« Je perds beaucoup » dira-t-elle un peu plus loin. Comment ne pas saisir dans ces paroles la souffrance d’une vie qui échappe et qui prend toute sa dimension, son épaisseur, sa consistance, sa complexité, dans ce qu’elle ne peut plus retenir ni dire et qui pourtant s’entend ? Dans le négatif qu’exprime le manque se concentre toute la densité que représentent le passé et les souvenir évanouis, comme un récif se trouve recouvert par la vague.

 

L’obsession de Michka, avant que de tout perdre c’est qu’une parole soit énoncée. C’est de dire et de faire dire. Elle veut dire sa gratitude au couple qui l’a accueillie enfant et elle veut faire dire à Jérôme son amour pour son propre père, en dépit de leurs désaccords. Il est temps de s’acquitter d’une dette symbolique. Ne pas attendre le dernier moment pour pouvoir le vivre encore, c’est ce que semble crier Michka à Jérôme.

 

Cette pièce parle du temps qui passe. Elle parle de notre avancée dans un temps insaisissable qui nous traverse et que nous traversons tout à la fois. Une confrontation au temps perçu comme un mouvement de balancier et qui nous taraude tous à un moment ou un autre, entre un « il n’est plus temps » et un « j’ai encore le temps ». C’est peut-être dans l’imminence de la mort que certaines choses se comprennent, dans l’urgence de dire. Comment l’éviter ? Peut-on éviter l’irréversible, non de la fin mais du regret, le « avant qu’il ne soit trop tard » ? En tout cas il faut une mort, une perte pour être dans les temps. Car c’est la conscience du temps limité grâce à la rencontre avec la castration qui permet que s’organise la tridimensionalité. Alors peut se goûter la préciosité de l’instant.

 

Témoigner de sa gratitude et s’affranchir enfin. Massimo Recalcati dans « Le complexe de Télémaque » (« Il complesso di Telemaco », Feltrinelli, 2013) écrit que pour les nouvelles générations la donation ne peut être trouvée que là où il y a rencontre avec le témoignage. C’est par le témoignage de sa rencontre [celle du père en l’occurrence] avec la castration que l’aîné peut faire don du désir et de la Loi humanisante du langage. Jérôme est le juste héritier de ce que Michka lui transmet lorsqu’il relaye son témoignage auprès de la survivante, Nicole, mère de substitution qui l’a nourrie et aimée enfant. Nicole est très âgée mais encore là pour l’entendre, le recevoir. Jérôme a fait le chemin pour Michka ainsi il peut témoigner doublement de sa gratitude, il a fait pour elle ce qu’elle ne peut plus faire. Il nous en fait le récit comme un Ulysse revenant de son odyssée, il raconte l’aller-retour. Il en revient grandi lui-même et prêt à assumer une parole adressée à son père. Pour Michka, grâce à Michka.

 

La gratitude est un bâton de relais.

 

 

 

 

Valérie RODET