Notes sur Rester freudien avec Lacan[1]

Espace analytique, Paris, 4 juin 2016.

Penser, c’est jouer. Aussi vous proposerais-je de jouer d’emblée avec le titre de ce nouvel ouvrage de l’amie Danièle Brun qui est non as un livre parmi d’autres que nous lui devons (quoiqu’il soit aussi cela) mais ce que je crois pouvoir reconnaître comme un geste de deuil. Un certain deuil fut présent dans mon estime et amitié pour Conrad Stein, j’en dirai bientôt quelques mots.

« Rester freudien avec Lacan » est un tiraillement. Changeons-en les termes tout en gardant la syntaxe de l’énoncé. Cela peut donner : « rester marié avec une amante. » On voit tout de suite que ça tire d’au moins deux côtés, tout comme si un élastique fortement tendu liait cet homme adultère que j’imagine à sa femme, tandis qu’un autre l’accrochait à sa maîtresse, chacun des deux élastiques exerçant sa tension en sens inverse de l’autre, tandis que la dynamique de la situation, à bien des égards comique, exige que plus l’une se détend, plus l’autre se tend, et réciproquement.

On peut concevoir une échappée par le haut, ce qui donnerait « rester soi-même avec soi-même ». Telle est la sortie du tiraillement par la solitude, obtenue par coupure des deux liens (à ne pas confondre avec le double bind). Il n’en est pas question : Stein n’était pas « steinien », ni Lacan « lacanien », ni Freud freudien.

Le jeu peut comporter d’autres et différentes pièces, ce qui donne, par exemple, « rester au sec sous une pluie battante » ; ou encore « rester joyeux avec un mal aux dents ». N’est-ce pas cela que Lacan faisait aux freudiens qui ne l’étaient plus guère : leur infliger la pluie battante de ses propos ? Les faire grincer des dents ?

Tant qu’à jouer, autant évoquer Perec et son « Je me souviens… ». Je me souviens avoir pour la première fois publiquement présenté et analysé un de mes rêves de deuil à la tribune d’une réunion convoquée par Études freudiennes, Conrad Stein étant juste à côté de moi. Tandis que je faisais état des associations qui, peu à peu, éclairaient ce rêve, je vis le regard de mon voisin s’illuminer. À cet instant précis, je sus qu’il m’accordait son estime, tandis qu’il avait déjà la mienne. En effet, je me livrais à l’exercice même qu’il avait reconnu comme signant qu’une analyse a bien eu lieu, à savoir être en mesure d’analyser ses propres rêves sans avoir besoin de l’aide d’un psychanalyste. S’est-il alors étonné que quelqu’un ait été par Lacan analysé ?

Plus tard eut lieu un inattendu et remarquable événement qui, comme celui que je viens de rapporter, confirmait la sorte d’accord de base qui nous liait, et à quoi a tenu, au fil du temps, l’hospitalité accordée par Études freudiennes à plusieurs de mes articles (une dizaine). Le 9 février 1977, un groupe que je ne dis pas d’analystes, car le terme ne vaut pas au pluriel, a mis en place une réunion destinée à dénoncer un dit « psychanalyste tortionnaire ». Stein était à la tribune, j’étais dans le public. Or, à un moment lui aussi très précis, il s’est levé, manifestant sa désapprobation des propos tenus en quittant ostensiblement la salle tandis qu’il se trouvait que je faisais de même et pour la même raison. Aucune connivence, ici aussi, entre Stein et moi, plus simplement un même refus d’ordre éthique.

Toutefois, il s’agit aujourd’hui de l’ouvrage de Danièle, aussi n’est-ce ni le lieu ni le moment pour que j’en dise plus sur cet événement[2]. Il était exclu, cependant, s’agissant de Conrad Stein, que j’intervienne aujourd’hui sans faire état de mon affection et de mon estime à son endroit. Vous trouverez sans doute fort de café que je dise ce que je vais vous dire, un propos sans doute fort injuste à l’endroit de certains, mais c’est ainsi : Stein est, hormis Lacan, le seul psychanalyste de son temps et du mien auquel je reconnaisse d’avoir développé une théorie conforme à une pratique, et d’avoir exercé l’analyse en conformité avec sa théorie.

L’ouvrage de Danièle vient à point, qu’elle était seule à pouvoir écrire et qu’elle ne pouvait écrire que seule, quand bien même elle a su, à l’occasion, avoir recours à des amis. Lacanien, je suis frappé de honte par ce qu’elle rappelle, ces séances du séminaire de Lacan où furent discutés (si l’on peut dire discutés) deux articles de Stein alors récemment parus. J’ai, il y a peu, rendu publique cette honte en conclusion de L’Autresexe, et me trouve donc dispensé d’y revenir à l’instant.

Mieux vaut aujourd’hui prendre les choses par un autre biais, plus théorique. Ce qu’apprend Rester freudien avec Lacan à son lecteur peut se dire en peu de mots. Les deux articles de Stein faisaient valoir trois points de doctrine qui étaient bel et bien présents chez Freud, qui ne pouvaient en aucune façon être écartés de la construction freudienne sauf à la dissoudre dans son ensemble et que Lacan, lui, ne pouvait en aucune façon admettre au sein de ce qu’il était en train d’échafauder. Ces trois points, Danièle le précise, sont : 1) le narcissisme primaire ; 2) la régression topique ; 3) l’enfant. L’incompatibilité est radicale, elle ne souffre aucun compromis : soit on leur fait place dans ce que l’on élabore, quitte à les penser à nouveaux frais, et c’est ce que fit Stein, qui se montre ainsi en effet freudien, soit on les écarte, ce que fit Lacan. Mais alors, est-on bien en mesure de se dire freudien comme il s’y employait ? Ce qualificatif était-il légitime ?

Le « Je suis freudien » de Lacan, son « retour à Freud » étaient bien plus fragiles, problématiques et vacillants qu’on ne l’imagine encore aujourd’hui. On est souvent étonné des contorsions auxquelles Lacan a dû parfois s’adonner afin d’étayer cette position « freudienne » qu’il s’était lui-même octroyée. Et plus encore étonné qu’à l’époque certains n’y ont vu que du feu, nul ne lui ayant fait remarquer, par exemple, qu’il n’était pas possible de parler d’un « sujet » chez Freud, ce qu’il fit des centaines de fois. Voulez-vous un exemple de telles contorsions ? Je le dois à un auteur dont je n’ai pas retrouvé le nom, et l’en prie de m’en excuser. Freud avait écrit qu’un refoulement est autre chose qu’une forclusion et ainsi précisé son concept de refoulement. Lacan modifie le propos en faisant dire à Freud que la forclusion est autre chose qu’un refoulement, cela afin de suggérer que le concept de forclusion était présent chez Freud.

En dépit des antinomies susdites, bien des gens pensent le compromis possible, ou plutôt ne le pensent pas, car leur freudo-lacanisme sert à cela, à ne pas se poser la question clairement venue au jour dans le débat Stein/Lacan. Ils ferment leur comprenette sur trois incontestables données : 1) Lacan fut d’abord critique à l’endroit de Freud, au point d’inventer une théorie du moi différente de celle de Freud ; 2) son retour à Freud n’a été lancé qu’après avoir inventé un nouveau paradigme analytique : S. I. R. date de 1953, le retour à Freud vient deux ans après ; 3) il devait, dans les derniers temps de son enseignement, clairement affirmer avoir quitté Freud et, notamment, soutenir que l’inconscient n’était pas de Freud mais de lui – il lui donne un autre nom : unebévue.

Vient ici une critique que je propose à Danièle. En lisant Rester freudien avec Lacan, on a parfois l’impression qu’elle envisage Lacan, à l’égal de Stein, comme ayant pris son départ chez Freud. Il n’en a rien été. Le départ de Lacan fut ce qu’il a appelé « champ paranoïaque des psychoses », moyennant quoi il ne pouvait d’abord avoir recours à Freud que marginalement et, à l’occasion, le récuser (je l’ai rappelé, sur ce qu’il y avait lieu de concevoir comme étant le moi). Et c’est seulement muni d’S. I. R., c’est-à-dire d’une pensée en trois, d’une pensée du tiraillement qui se distingue de la pensée du conflit chez Freud, qu’il annonce son retour à Freud, dont on voit à quel point et pour quelle raison l’entreprise était et ne pouvait qu’être de guingois. Elle a, en un certain sens, réussi, c’est-à-dire trompé son monde en laissant croire à une soumission de Lacan à l’ensemble des thèses freudiennes, quitte à les retravailler. Lacan a su lire dans Freud bien des choses que nul autre n’avait aperçues avant lui, en faire son miel, mais pas plus ; et c’était déjà beaucoup. Si Freud lui est essentiel, il ne lui accorde qu’un crédit partiel ; il garde ses coudées franches, sa liberté de manœuvre et de cogitations de part en part et jusqu’à la fin réglées non par sa référence à Freud mais par S. I. R.

Les articles de Stein, disais-je, faisaient état de points freudiens que Lacan ne pouvait qu’écarter. Et écarter sans discussion, tout simplement et radicalement écarter. Ni le narcissisme primaire, ni la régression topique, ni l’enfant n’entraient dans le champ des possibles questions lacaniennes. Le problème, peut-on avancer, était et reste écologique : autant vouloir faire pousser un laurier rose ou un olivier au Groenland. On peut aussi le qualifier d’épistémologique car, étant donné un certain paradigme, certaines questions sont admissibles, d’autres non – vous pourrez sur ce point vous reporter avec profit aux travaux de Thomas Kuhn.

Politiquement, Stein, le sachant ou pas, portait le couteau dans la plaie, car, une fois annoncée la revendication pour partie intempestive d’un retour à Freud, ni Lacan ni ses élèves ne pouvaient, à l’époque, ouvertement déclarer qu’ils allaient continuer d’ignorer certaines considérations freudiennes majeures. Voici la plaie : une telle mise à l’écart ne pouvait se produire que silencieusement, et comme sans avoir l’air d’y toucher. Cela, Stein l’empêchait. Je ne m’aventurerai pas pour autant à voir là le motif de la violence que Lacan et ses chiens ont exercée sur Stein – ses chiens oui, car qu’ont-ils fait d’autre qu’aboyer comme pour mieux chasser, via l’intrus, ce qu’il apportait.

Je ne reprendrai qu’un seul des points que Stein fit valoir : le narcissisme primaire. Lui faire la moindre place revient à balayer tout Lacan, ou plutôt pas tout Lacan car Lacan, même mort, n’est toujours pas un tout. D’une part, il n’y a pas, chez Lacan, cette distinction primaire/secondaire si présente chez Freud (refoulement, processus, narcissisme sont, chacun, distribués en primaire et secondaire). D’autre part, la conception d’un narcissisme primaire ne pouvait que négliger l’expérience du miroir, et c’est ce qu’implicitement Stein disait à Lacan : votre stade du miroir, très peu pour moi. Le 22 juin 1966, Lacan répondit tout à l’opposé : « Le narcissisme du miroir, voilà le seul narcissisme primaire », autrement dit : « Il n’y a aucun narcissisme primaire. » À quoi s’ajoute une considération dont on ne saurait, là encore, minimiser la radicalité. Tandis que chez Freud le narcissisme primaire est comme de départ, c’est, chez Lacan, l’altérité qui est première, l’enfant nouveau né étant d’emblée plongé dans un bain d’altérité. Voici ce que Lacan fit à Freud, à certains éléments et cas de Freud : les plonger dans ce bain d’altérité qui lui venait de loin, de bien avant son retour à Freud, car l’altérité est déjà là, ô combien présente !, dans son poème de 1929 – preuve que l’accent si intensément porté sur elle ne doit rien à son expérience de psychiatre puis d’analyste.

Ce n’est pas de lui-même, ce n’est pas davantage par lui-même que souffre le sujet, c’est de l’Autre qu’il tient, pour une bonne part, ce corps étranger qui l’habite et que l’on appelle symptôme – le sujet est sensible à son étrangeté, à son étrangéité, à son altérité qui l’altère. Dans l’abord lacanien du moi, l’altérité est première : le moi se constitue par identification imaginaire à un autre, dit petit autre, et, en outre, par une identification entérinée par un Autre, dit grand Autre. On ne voit pas comment il serait possible de donner davantage de place à l’altérité dans la constitution du moi. Le narcissisme lacanien est fort peu « narcissique ». Le rapport de soi à soi est constitué par une identification imaginaire, non pas constituant.

Et, l’on s’en doute, les choses n’en sont pas restées là. Faut-il rappeler que l’inconscient a été défini comme « discours de l’Autre » ? Que le désir fut, lui aussi, vu comme désir de l’Autre ? Que le fantasme a été écrit avec l’objet petit ? Que l’autoérotisme a été porté au compte non d’un soi-même mais d’un manque de soi ? Qu’un bébé qui ne parle pas encore est, pour Lacan, d’emblée ouvert sur le monde extérieur ?

Narcissisme primaire versus altérité, l’incompatibilité est absolue, nulle gamberge théorique ne saurait jamais la réduire. Ainsi Lacan ne pouvait-il voir dans cette régression topique à quoi donne lieu la séance analytique selon Stein, dans cette unité alors réalisée du psychanalyste et du patient qu’une version du mythe d’Aristophane dans Le Banquet de Platon.

Stein apportait au séminaire un Freud que le séminaire ne pouvait que chasser pour se maintenir dans son projet et ses enjeux. Pour les élèves de Lacan qui sont à l’époque intervenus cet enjeu peut aujourd’hui se formuler ainsi : « rester lacanien contre Freud » (ce Freud dont Stein faisait état). Sauf que, cela, ils ne pouvaient pas le dire, pas même se le dire.

Un mot pour conclure, sur l’enfant, car Rester freudien avec Lacan offre de quoi envisager une conjecture tout à la fois étonnante et amusante. Et lisant le chapitre « Sa majesté l’enfant », on en vient à se demander si, en publiant On tue un enfant, Serge Leclaire n’a pas signifié à quiconque était susceptible de l’entendre que c’était ce qu’avait fait Lacan : tuer l’enfant freudien, rompre la référence freudienne à l’enfant. Le confirmerait le fait que la rupture de Wladimir Granoff avec Lacan eut lieu précisément sur ce point. « Vous n’allez tout de même pas dire que vous avez un enfant vagissant sur votre divan ! », lui dit un beau jour Lacan (je cite de mémoire). Il ne restait plus à Granoff, tout au moins le crut-il, qu’à rompre avec Lacan.

La question de l’enfant est aujourd’hui sur mon établi. Ainsi poursuivrais-je l’exploration d’un des points que Stein tenta en vain de faire valoir auprès de Lacan.

Le 22 juin 1966, Lacan faisait remarquer qu’au problème soulevé par Stein est « suspendue toute la portée de mon enseignement ». J’aurais aujourd’hui rempli mon office si je vous avais donné à entendre et la raison et la justesse de ce propos. Et, bien entendu, c’est à Danièle, à son Rester freudien avec Lacan, que je dois de pouvoir l’avoir fait.

 

 

[1] Paris, Odile Jacob, 2016. Le présent exposé reprend et prolonge mon article « Stein chez Lacan, Lacan chez Stein : moments », in Psychanalyse et transmission. Hommage à Conrad Stein, Paris, Études Freudiennes éd., 2011.

[2] Ce fut fait en son temps. Cf. L’Éthification de la psychanalyse. Calamité, Paris, Cahiers de L’unebévue, L’Unebévue éd., 1997.