Faux amis

Dieu, gardez-moi de mes amis,

mes ennemis, je m'en charge.

On frappe chez vous, vous ouvrez. On demande à entrer, vous y invitez. On a quelque chose d’important à vous communiquer, vous écoutez. On est venu vous annoncer que vous êtes en danger de mort, vous ne le saviez pas. Pour autant, rien n’est joué : voici qu’après cet inattendu diagnostic on vous propose une médecine. Vous le savez maintenant, cette personne qui s’apprête à quitter les lieux pour aller faire ailleurs d’autres semblables visites veut votre bien. En latin : velle bonum alicui. Vous n’êtes ni le premier ni le seul chez qui cette formule éveille quelque méfiance. Un médecin, quand vous en avez besoin, vous l’appelez. Mais là ? Vous n’avez rien demandé. Vous vous en doutez, il y a anguille sous roche. Mais quoi ?

Je montrerai ci-après que L'Autodestruction du mouvement psychanalytique, ouvrage signé Sébastien Dupont, présente ceci de remarquable qu’il s’emploie à réaliser ce qu’il prétend décrire, rien d’autre que la destruction de la psychanalyse. L’anguille est une vipère.

Cette psychanalyse censée s’autodétruire, l’auteur prétend lui offrir le chemin de son salut. La proposition n’est pas nouvelle, elle reconduit et prolonge celle de Marcel Gauchet1, qui, d’ailleurs, publie l’ouvrage dans la collection associée à la revue Le Débat, dont il est le rédacteur en chef.

Ce qui est dit s’autodétruire est donc, dès le titre, dénommé « mouvement », qualifié de « psychanalytique ». Il était de rigueur que l’auteur en donne une définition, qui vient en effet, quoique tardivement dans le livre, après que le terme a déjà beaucoup servi. Il s’agirait d’une « notion [qui] peut recouvrir plusieurs réalités ». Une telle entité, reconnue « vague » (p. 60) par l’auteur lui-même, peut-elle s’autodétruire ? Peut-on lui accorder quelque existence ? Ou quelle modalité d’existence ?

Ces « réalités » sont au nombre de trois, dont les contours ne sont pas moins imprécis : une corporation professionnelle, une orientation thérapeutique, une orientation théorique. Ladite corporation, d’ailleurs reconnue « non institutionnalisée », outre des praticiens qui se disent psychanalystes, verrait sa population étendue aux psychiatres, psychologues (dénommés « praticiens d’orientation psychanalytique », POP page 18, on préférait, il y a des lustres, parler de PIP, l’humour, le sexe étaient alors au rendez-vous), éducateurs, infirmiers, philosophes, intellectuels et enseignants. Peut-on, dans de telles conditions, dire « un » cet « ensemble hétérogène et informel » (p. 19) ? Et la même question se pose à propos des orientations thérapeutique et théorique que l’auteur, après les avoir déclarées « une », ne définit pas. Ainsi, trois « un » qui n’en sont pas, feraient un « un » qui n’est pas davantage en mesure de renvoyer à une unité. Tel serait donc ce « mouvement » censé s’autodétruire.

On passe ici outre la remarque de Jacques Derrida qui épinglait la psychanalyse comme désormais plurielle, indiquant par là que n’était plus articulable un énoncé qui ferait mention de la psychanalyse. Comme on néglige le fait que Jacques Lacan définissait en termes précis ce qu’il appela « discours psychanalytique », lequel se voit ici transformé en quelque chose d’impalpable et de diffus :

Il ne s’agira donc pas d’analyser en détail les œuvres et les concepts des auteurs les plus avertis, mais d’essayer d’appréhender cet objet plus impalpable, plus diffus, qu’est le « discours psychanalytique »2.

On ne saurait mieux écarter tout ce qui a fait et fait encore le vif de l’analyse : les prises de position, les engagements, les tensions, les débats auxquels elle a donné et donne lieu3, comme si tout cela, œuvres, concepts, auteurs, ne comportait aucun véritable enjeu. Non, on parlera de la « psychanalyse en général » et on invite les psychanalystes à faire de même, faute de quoi, les menace-t-on, leur psychanalyse « serait abandonnée sur la pente de la destruction par dilatation et fragmentation » (p. 27). Le général serait le remède. Non pas seulement « gare à vous », mais « garde à vous ».

Ce général se donnera notamment pour instrument, propose-t-on, un Conseil de l’ordre qui aurait l’œil sur l’ensemble des praticiens enfin regroupés pour le plus grand bien de chacun et de tous ceux désormais appelés « usagers » (p. 166) – en somme comme à la RATP ou à la SNCF, ou « usager » vient parfois à la place de « voyageur »… et de « malade » à l’hôpital. La proposition, là aussi, n’est pas nouvelle. Elle peut être éclairée par ce qui se passe au Canada, où sévit une telle institution au nom de l’intérêt censément conjoint des « professionnels » et des « usagers », en droit d’exiger protection et garantie (l’amour de transfert devrait-il désormais se déployer sous garantie ? laquelle ?). Vous êtes psychothérapeute canadien, vous recevez un patient (on ne dit pas analysant) qui, ça arrive, divorce. La partie adverse vous convoque au tribunal, et vous voici tenu d’aller y témoigner des arcanes de la vie psychique de votre patient. Autre cas, lui aussi canadien : il peut arriver n’importe quand qu’un délégué du conseil de l’Ordre débarque dans votre bureau et exige de consulter vos dossiers, ceux que vous avez été instamment prié de tenir. En un mot, plus de secret professionnel, chaque patient est averti que ce dont il vous parle, que ce qui a lieu avec vous pourra par vous être rapporté. Veut-on cela ? En un temps qui se prétend de transparence, l’analyse présente ceci de précieux d’offrir à quiconque un lieu de parole d’où, de même qu’au confessionnal, il est d’avance acquis que rien ne sortira jamais. On me permettra de choisir (ou plutôt on ne me le permettra plus si, d’aventure, un tel Conseil était mis en place) la position qui fut celle de Lacan, et pas seulement la sienne, ni celle des seuls lacaniens :

De ces vies que donc depuis près de quatre septénaires j’écoute s’avouer devant moi, je ne suis rien pour peser le mérite. Et l’une des fins du silence qui constitue la règle de mon écoute, est justement de taire l’amour. Je ne trahirai donc pas leurs secrets triviaux et sans pareils4.

Ce Conseil de l’ordre se doublerait d’une autre instance, non plus juridique mais universitaire, un « lieu de discussion commun » (revoici le « un ») où les différentes écoles se retrouveraient pour confronter leurs théories et, mieux encore, « participer à l’élaboration d’une théorie commune » (p. 71, également p. 77). Mettra-t-on l’objet petit a au vote afin de décider s’il trouve ou non place dans cette théorie commune ?

Cette proposition, que l’on pourrait presque dire naïve si ce n’était l’intention qu’elle recouvre, repose sur une appréciation dévalorisante, sinon méprisante de ce qu’on appelle « école ». Ainsi parle-t-on ici plutôt de chapelle, de « querelles de chapelle », qui plus est déclarées « illusoires » (p. 75). Oui ? La querelle Freud/Jung ne serait-elle rien d’autre qu’une querelle de chapelle, ne comporterait-elle aucun enjeu ? En irait-il de même avec celle qui opposait Lacan à l’IPA ? De même encore avec l’opposition Anna Freud/Melanie Klein ? Ou celle d’Erich Fromm (qui fut membre de l’école de Francfort) avec l’Institut de Chicago ? Rien de réel ne serait là en cause ?

Manifestement l’auteur n’a pas pris le temps de s’informer sur ce que peut être une école. Lui qui conseille tant, on se permettra, à ce propos, de lui conseiller la lecture de Pierre Hadot. Il y apprendrait que sa proposition d’une fédération d’écoles où serait élaborée une théorie commune à toutes, et donc à chacune, n’a pas plus de sens que celle qui consisterait à vouloir réunir les pythagoriciens, les épicuriens, les stoïciens, les sceptiques, les néo-platoniciens, etc. (autant d’écoles), en les priant d’élaborer une théorie commune. On ne voit pas que la pensée y gagnerait quoi que ce soit. La dispersion, déjà, était au rendez-vous, Hadot le note, évidemment pas pour le regretter. Il faut avoir non seulement dévalorisé l’école mais avoir, en outre, endossé les vêtements de la belle âme pour déplorer ces discussions, ces débats, ces clivages finalement tranchés par une rupture et que seule une vue de surplomb dénomme « dispersion » et déleste de toute portée.

Loin d’affaiblir les idées, comme il est avancé page 70, l’école, quand il ne s’agit pas seulement d’un nom que l’on s’attribue, contribue à leur développement, voire à leur invention. J’ai mentionné celle de Francfort ; plus proche historiquement, celle fondée par Jacques Lacan et quelques autres n’a-t-elle pas donné lieu à des avancées théoriques impensables sans elle ? Ainsi en va-t-il de la problématisation de l’analyse didactique, reconfigurée par Lacan pour et avec l’École freudienne et questionnée par le biais d’un dispositif dénommé « passe ». On perçoit à quel point Sébastien Dupont se débarrasse de l’école comme d’une mauvaise herbe qu’il ne prend pas même le temps de regarder lorsqu’on lit sous sa plume (p. 149) que la passe « consiste pour le candidat à présenter devant un jury les enseignements tirés de sa cure personnelle », alors qu’une lecture, même cursive, de la « Proposition » de Lacan permet de savoir que le candidat n’a précisément aucun rapport frontal avec son jury. Les débats, les enjeux d’école ne sont pas mieux pris en compte lorsque, comme si cela allait de soi, on apprend que le sujet n’est rien d’autre qu’une sorte de sous-catégorie de l’individu : « l’individu (le “sujet”) », lit-on notamment page 87, 91 et 92. Comme si l’opposition n’était pas radicale entre l’indivis et le sujet divisé. Et c’est l’individu, on l’aura compris, qui dans la future et non moins imaginaire théorie commune serait appelé à tenir le haut du pavé.

Que pourrait réaliser cette pensée commune salvatrice, sinon raboter les aspérités, les trouvailles dans ce qu’elles ont de dérangeant ? On en a ici déjà plusieurs aperçus. Ainsi l’indication de Lacan selon laquelle la règle éthique est « ne pas céder sur son désir » est-elle reçue comme concernant un individu « recentré sur lui-même », « immanent », soucieux de « ses projets personnels » (p. 92). On n’a pas lu le « son » qui vaut comme un génitif aussi bien objectif que subjectif.

Sébastien Dupont pourrait rétorquer qu’il a bien le droit de ne s’intéresser ni aux écoles, ni aux maîtres5, ni aux œuvres éminentes, ni à l’histoire mouvementée de l’analyse. On lui en donne volontiers acte. Il ne resterait alors plus qu’à envisager son objet, le mouvement psychanalytique (tel qu’il l’a défini), qui lui fournit le matériau à partir duquel il s’est permis de présenter d’irrecevables propositions. Quel matériau ?

Une de ses plus remarquables caractéristiques est l’allusion. Au long de très nombreuses pages, on ne compte plus, tant ils sont insistants et jusqu’à la fin, les « certains » qui, dans la très grande majorité des cas, ne sont pas autrement désignés. « Certains semblent avoir… », « certains qui s’offusquent », « certains considèrent », « certains prétendent », « pour certains psychanalystes », « certains psychanalystes paraissent », « certains psychanalystes donnent à voir », à quoi il convient d’ajouter les « nombre de psychanalystes d’aujourd’hui voient », « nombre de psychanalystes conceptualisent », « nombre de psychanalystes tiennent », ou, plus simplement, « des psychanalystes », « ces psychanalystes », ainsi que les « certains groupes », « certaines écoles » et autres « certains milieux analytiques ». J’arrête là cette liste qui finirait par lasser mon lecteur. On aura compris que c’est lui, Sébastien Dupont, qui énonce les positions, propos, sentiments, etc., qu’il attribue à tous ces « certains », lesquels, non nommément cités, sont tout sauf certains. Mais cette absence de références précises lui donne les coudées franches pour fabriquer quoi ? Une rumeur. L’allusion sert la rumeur.

Un tel procédé aurait pu fabriquer mille autres rumeurs non moins possibles, voire vraisemblables. Il a, par exemple, conduit Didier Eribon à déclarer « fasciste » la psychanalyse. Sur les 6 000 psychanalystes recensés, que viennent supplémenter les « dizaines de milliers de praticiens d’orientation psychanalytique » (p. 33), donc sur un nombre au moins égal à 26 000, combien sont-ils ces « certains » qui accréditeraient la rumeur Dupont ? Et on s’étonne que Marcel Gauchet ait publié un ouvrage dont la méthodologie est si (pour le dire d’un mot gentil) vacillante. Loin d’apporter de l’eau à son moulin, elle le dessert. Ou bien faut-il penser qu’en le desservant elle en révèle l’inanité ? Lui aussi mérite le beau nom de « faux ami » de la psychanalyse (cf. note 1).

S’étant autoproclamé « sympathisant de la psychanalyse » et octroyé, à ce titre, la charge d’en résoudre les difficultés, pas moins, Sébastien Dupont se serait employé à « protéger la psychanalyse de ses “faux amis” » (p. 54). On pourrait lui en être gré si ce n’était un certain grain de sable : c’est dans ce groupe des faux amis qu’avec cet ouvrage il s’est lui-même inscrit.

Jean Allouch

  • 1.

    Je m’en suis expliqué dans « Anthropotropisme », in Psychanalyse et transmission. Hommage à Conrad Stein, Paris, Études freudiennes éd., janvier 2012. Également sur mon site, jeanallouch.com, rubrique « Interventions ».

  • 2.

    Sébastien Dupont, L'Autodestruction du mouvement psychanalytique, Paris, Gallimard, 2014, p. 25.

  • 3.

    Encore aujourd’hui, n’en déplaise à l’auteur, qui déplore que désormais les analystes s’ignorent. En témoigne l’ouvrage de Laurence Kahn, Le Psychanalyste apathique et le patient postmoderne, Paris, Éd. de l’Olivier, 2014.

  • 4.

    Jacques Lacan, Le Triomphe de la religion, précédé de Discours au catholiques, Paris, Seuil, 2005.

  • 5.

    Les brillantes avancées de la science sociologique auraient ringardisé Freud. Il opposait l’individu à la société, il envisageait, affirme-t-on aussi, l’auto-contrôle comme un signe de « soumission à l’ordre social » (italiques de l’auteur) alors que les sociologues du xxe siècle ont dépassé cet antagonisme, établi que « les deux entités sont, au contraire, consubstantielles et s’épanouissent corrélativement » (p. 93-98). Allez donc annoncer cette bonne nouvelle aux dizaines de milliers de gens qui sont dans les prisons, dans les rues, dans les hôpitaux psychiatriques, à ceux qui se suicident, qui se droguent, qui vivent dans la misère et à bien d’autres encore. Il a fallu, afin d’introduire chez Freud cette opposition individu/société (Freud est tout de même à la fois plus subtil et plus complexe), silencieusement déformer sa définition du principe de plaisir au profit de celle-ci : « Je veux tout, tout de suite, tout seul. » Est-il besoin de préciser que le principe de plaisir, autrement dit de réduction des tensions, n’a rien à voir avec un « vouloir tout » ?