Du sein au meurtre

Michel Fennetaux récemment décédé avait initié ce qu’il est convenu d’appeler un séminaire intitulé parole/génocide comme, me semble-t-il, pour mettre en scène en quelque sorte un affrontement – comme deux béliers corne contre corne- entre ces deux entités seulement séparées par cette barre. C’est dans le cadre de ce séminaire que les textes qui nous sont proposés par Joseph Gazengel ont été conçus afin d’être débattus au sein de ce groupe dans lequel se trouvaient réunis des psychanalystes mais aussi des professionnels venus d’autres horizons. D’un auteur nous lisons le plus souvent un ouvrage puis passons à un autre. Joseph Gazengel a suivi, sur la proposition de M. Fenneteaux, une autre voie, celle qui consiste à s’attacher à toute l’œuvre d’un auteur pour découvrir la question qui anime son travail d’écriture.

Des travaux effectués au sein de ce séminaire c’est le premier à être publié. Espérons qu’il y aura d’autres participants à s’y risquer. Un certain nombre de ces textes ont été publiés dans oedipe mais leur lecture dans la suite révèle une autre richesse.

Le titre lui-même heurte, sans doute dans le même affrontement que celui souligné du tiitre du séminaire. C’est que l’auteur nous parle de notre humaine dépendance à l’autre celle qui commence dès notre naissance. Une dépendance, une fragilité que nous aimerions nier tout autant que notre propension aux exactions les plus extrêmes.

D’emblée c’est au plus noir de l’être que J. Gazengel nous plonge et l’on voit bien que lui-même y répugne. Heureusement qu’il nous y conduit car franchement c’est la une descente dont on se passerait bien. Notre compagnon c’est un homme extraordinaire et inquiétant à la fois, Zalman Gradowski membre des Sonderkommando (ceux qui travaillaient à l’extermination et s’activaient autour des fours crématoires). Avec lui nous descendons en enfer. Puis nous voici plongés dans des rêves où la pensée se perd, ceux rapportés dans le livre de Charlotte Beradt qui les a rassemblés en Allemagne à partir de 1933 et où se révèle tout à la fois la destruction de la pensée et celle du rêveur porté pour s’en défendre à s’identifier au discours même de ceux qui le torture.

Mais nous en émergeons bientôt avec une autre figure, admirable celle-là, celle de Germaine Tillion dont la force de vie éclate au fil des pages et qui dans son travail de passeur entre Français et algériens durant la guerre d’Algérie a fait la preuve d’un courage au-delà de tout ce qui est imaginable. Puis c’est autour de Camus d’être interrogé sur sa curieuse cécité vis-à-vis des Algériens qui ne sont, tout au long de son œuvre, que des ombres à l’exception notable de son dernier ouvrage non publié. Enfin vient Georges Orwell l’auteur de 1984 et son parcours singulier qui le conduit à écrire ce livre qui nous sert aujourd’hui encore de référence pour penser le monde et ce qui peut nous conduire à cette aliénation volontaire tellement présente aujourd’hui.

Enfin, l’auteur parle de lui et de son expérience de neurologue au sein des services de réanimation. En ce lieu la mort est omniprésente et la tentation de tuer pour abréger les souffrances du malade ou celles du médecin impuissant face à la douleur. Seule la loi protège des passages à l’acte . C’est alors d’un bel optimisme dont fait preuve Joseph Gazengel qui voit dans la présence d’un psychanalyste au sein de ces services une voix susceptible de tempérer l’angoisse des uns et des autres. Certes cette présence est souhaitable mais sans doute ne faut-il pas en attendre autant que ce qu’en espère l’auteur.

De même Joseph Gazengel oublie-t-il, lorsqu’il prend le parti –pour ensuite s’en dégager- de ceux qui refusent l’euthanasie active que la transgression de l’interdit de tuer pour le médecin a une première fois déjà été levée à propos de l’avortement. De ce dernier on dira que ce moment a constitué un réel basculement dans la position des médecins vis-à-vis de leur fonction et que la légalité n’a pas empêché la blessure qui reste profondément inscrite dans le corps et la psyché des femmes qui y ont recours.

Quelque chose a bel et bien basculé à ce moment de l’histoire de la médecine. La problématique concernant l’euthanasie n’en est que le second volet. Pour avoir assisté en service de néonatalogie à cette pratique de l’euthanasie passive et à l’hypocrisie qui se dissimulait derrière ce terme suis-je moins enclin à écouter ceux qui préfèrent « se laver les mains du sang de ce juste »

On notera enfin la très belle conclusion de Tony Levy à propos de la joie d’être juif et qui répond magnifiquement à certains propos tenus par l’auteur au sujet de ce qu’il nomme son propre antisémitisme inconscient. Attention cependant la aussi à ne pas confondre cette interrogation profonde et sincère avec les actes et les propos des chemises brunes.

Au travers de toutes ces lectures c’est vers une seule question que ce livre nous porte : qu’en est-il de l’humaine condition ?. Qu’est-ce qui fait l’essence de l’être humain. Que fuyons-nous lorsque nos bons sentiments masquent notre haine de l’autre, notre racisme caché, notre antisémitisme. Sans doute est-ce là une donnée fondamentale. Mais dans la figure de Germaine Tillion, Joseph Gazengel laisse aussi percer que si nous savons cacher notre noirceur, il y a aussi au fond de nous une disponibilité et une générosité qui elle aussi sait se dissimuler, nous délivrant malgré tout à la fin de cet ouvrage et peut-être sans le savoir un message d’espoir .