Interview d'Alain de Mijolla

Alain de Mijolla
Interview d’Alain de Mijolla

Laurent Le Vaguerèse : Tout d’abord quelques mots de présentation pour ceux qui ne te connaîtraient pas. Tu as été membre de la Société Psychanalytique de Paris durant de longues années mais tu n’as, je crois, jamais accepté d’en être président. Tu es l’auteur notamment d’un livre qui est constamment réédité Les visiteurs du moi aux PUF. Tu as fondé l’Association Internationale d’Histoire de la Psychanalyse dont tu fus longtemps le président. Par ailleurs, tu as également fondé la Revue Internationale d’Histoire de la Psychanalyse qui a cessé de paraître, mais qui fut à l’origine de nombreuses publications originales. Enfin, pourrait-on dire, tu es le maître d’œuvre d’une autre entreprise pharaonique : le Dictionnaire International de la Psychanalyse, un travail de 5 années réunissant plus de 500 collaborateurs. Et te voici lancé dans une autre entreprise de la même veine. Peux-tu nous la décrire ?

Alain de Mijolla Il s’agit en effet d’un travail qui, je crois, n’a jamais été entrepris auparavant et qui consiste à suivre année après année l’histoire des rapports de Freud avec la France. Le premier tome concerne la période entre 1885 et 1945. Je m’appuie pour cela sur des documents accumulés depuis 20 ans, soit plus de 20.000 fiches, et sur des recherches qui m’ont conduit à voyager pour rechercher, parfois en vain, des archives un peu partout à travers le monde. L’ouvrage comporte de nombreuses citations, ma participation étant en quelque sorte celle d’un metteur en scène, d’un conteur d’histoire. Je laisse les lecteurs se faire leur propre opinion en prenant connaissance des documents, Il n’est pas quelqu’un à qui l’on donne de la nourriture déjà mâchée, comme s’il était incapable de se faire sa propre opinion.

LLV : On sait que la France s’est longtemps tenue à l’écart du mouvement né à Vienne. Par quoi donc commence cette histoire ?

D. M : Elle débute, bien entendu par la venue de Freud en France. Mais cette venue est précédée et accompagnée par la correspondance de Freud avec Charcot, de références à la France dans la correspondance privée de Freud etc. Il faut signaler d'ailleurs que si Freud vient effectivement faire un voyage d’études en France auprès de Charcot, il ignore alors tout des présentations que fait celui-ci à la Salpêtrière et dont un tableau célèbre a fixé l’image. Il vient se former auprès du célèbre neurologue de renommée internationale qu’est alors Charcot en tant que neurophysiologiste et anatomiste lui-même. Son programme d’étude consiste dans la dissection de cerveaux d’enfants ! Ce n’est que, sur place, à Paris qu’il découvre le travail de Charcot avec les hystériques et que peu à peu les questions que pose l’hystérie se révèlent à lui. Il mettra près de 7 ans à rédiger l’article, écrit en français d’ailleurs, sur la comparaison entre les paralysies organiques et les paralysies hystériques.

LLV : Suit une longue nuit.

DM : En effet, la pénétration des idées de Freud en France est très lente, la première traduction en français date de 1913, mais elle reste ignorée, tandis que celle des « Cinq leçons sur la psychanalyse », en 1920, va marquer l’entrée de Freud dans le monde français. Elle va conduire des psychiatres comme Laforgue et Allendy à s’intéresser à la psychanalyse, tandis que des littérateurs autour de Madame Sokolnika et de la Nouvelle Revue Française s’y intéressent également. Ce n’est en fait qu’à partir de 1926 que les rapports de Freud à la France rejoignent les rapports de Freud avec le mouvement psychanalytique français.

LLV : Quels rapports Freud a-t-il avec la culture française ? Avec la langue française ?

DM : Il a la culture d’un honnête homme de cette époque. Il aime certains auteurs comme Zola ou Anatole France. Il a lu le français, mais il a très vite abandonné et il n’a jamais fait une analyse en français. L’analyse de Marie Bonaparte s’est faite en allemand.

LLV : Comment Freud pense-t-il la diffusion internationale de la psychanalyse ? Quelle place accorde-t-il à la France ?

DM : La France ne s’intéresse pas à lui au départ et lui ne s’intéresse guère à la France à ce niveau au moins. Lorsque Freud pense à l’extension de sa pensée, il pense d’abord aux psychiatres et en premier lieu à la Suisse du fait de ses rapports avec Jung. En fait, aucun Français d’envergure ne fait une démarche auprès de Freud contrairement à ceux, tels Jones, Ferenczi, etc., qui accompagnent son travail et son élaboration dans leur propre pays. Mais il faut considérer que la France développe alors avec Janet son propre parcours théorique autour des concepts d’idée fixe, de rétrécissement du moi, par exemple. Ces conceptions s’opposent à celles de celui qui est identifié dans notre pays comme « le juif viennois » tout embarrassé des questions sexuelles liées, selon Janet, aux mœurs dépravées propres à la ville de Vienne. D’ailleurs derrière ces allusions à « l’esprit viennois » Freud sent bien pointer un antisémitisme qui ne s’avoue pas, mais qui est bien présent.

LLV Tu interromps ce premier tome en 1945 et non à la mort de Freud en 39. Pourquoi ce choix ?

DM : J’avais envie de parler de ce qui s’est passé en France durant l’Occupation et qui va donner à la Libération l’émergence du mouvement psychanalytique d’après-guerre. D'ailleurs, j’intitule le deuxième tome : « La France et Freud » car Freud passe au second plan à partir de cette date. On tourne une page. Tout est différent. La guerre a tout bouleversé. Les rapports entre les hommes et les femmes sont profondément modifiés, l’Amérique débarque avec la psychanalyse dans ses bagages, les films d’Hitchcock sont projetés, le chewing-gum devient un favori…

LLV : Tu as toujours été, en butte je crois, à une certaine opposition ou au moins à un certain désintérêt du milieu psychanalytique pour sa propre histoire. Que penses-tu de cette résistance ?

DM : Je pense qu’il s’agit de la même chose qu’en ce qui concerne la cure psychanalytique elle-même. L’histoire nous confronte à l’origine de nos idées, elle détruit les mythes que nous nous forgés. Nous cessons d’imaginer que nous venons de découvrir une théorie originale, alors qu’elle apparaît déjà exprimée ben des années auparavant. D’ailleurs je n’ai reçu dans cette entreprise aucune aide de personne, ni d’aucune institution.

LLV : Tout un courant s’est développé notamment aux USA mais aussi en France avec le « Livre noir » concernant la vie de Freud. Qu’en penses-tu ?

DM : Sur le fond, il n’y a rien de neuf depuis 1914… Bien sûr les recherches mettent au jour des éléments nouveaux qui montrent simplement que Freud est un homme, et ce que ces découvertes détruisent, c’est le mythe forgé autour de lui, rien d’autre. Ce n’est pas saint Freud, évidemment.

J’ai déjà cité à titre d’exemple de la bassesse des attaques contre lui, les deux articles que Léon Daudet, bouillant polémiste, a écrit dans la revue royaliste L’Action Française, en février 1926, intitulés : « Un bobard dangereux: Freudisme et psychanalyse » et « La putréfaction, intellectuelle. Le cas de Freud »... Tu vois que l’originalité du Livre noir ne me parait pas évidente... Quant à ses motivations politiques...

DM : Pour finir, je fais un appel à tous ceux qui liront cette interview. Je suis toujours preneur de toutes les archives de documents inédits, correspondances entre les psychanalystes, même celles qui semblent de l’ordre de l’anecdote. Et je serais très reconnaissant à tous ceux qui voudront bien me les confier afin que j’en prenne connaissance.