L'enfant au magnétophone

L'enfant au magnétophone

I. - Lacan, dans son séminaire sur l'angoisse, mentionne les noms d'un linguiste, Roman Jakobson et d'un cognitiviste, George A. Miller, à propos d'une thèse, dirigée par le premier, patronnée par le second et rédigée pour l'obtention d'un doctorat par une enseignante de linguistique de la Stanford University, Ruth Hirsch Weir. Sa thèse, Language in the crib, publiée en 19621, est une étude de cas, celle de son fils Anthony, âgé de deux ans et demi, dont elle avait enregistré, alors qu'il s'endormait seul dans sa chambre, ce qu'elle nommera d'abord ses monologues.

Chaque monologue, qui est un échantillon de l'idiolecte personnel de l'enfant, juxtapose des énoncés elliptiques composés de phrases, de mots entiers ou tronqués, de termes répétés ou récurrents à la manière d'un rondeau (rondo-like) et riches en allitérations et en paronomases. Ses fonctions linguistiques diffèrent de celles du parler éveillé (day speech).

Extrait d'un paragraphe2 enregistré quelques minutes avant le sommeil.

(1) Like (2x)

(2) One like

(3) Two like

(4) Three four like

(5) One like

(6) Monkey's like

(7) Up (2x)

(8) Light (2x)

(9) Turn the light

(10) Light

(11) All gone (2x)

(12) It's all gone

(13) It's not all gone

(14) It's not all

(15) Stop it (2x)

(16) There (suivi d'un babil)

(17) Now it's all gone

(18) All gone (avec une voix de fausset)

(19) Go (4x)

(20) All gone (4x)

II. - George A. Miller, d'abord incrédule de ce qu'un enfant si jeune laissé seul dans le noir parle avant de s'endormir, demanda à sa femme si elle avait jamais entendu parler d'une chose pareille : Bien sûr, répondit-elle. Comment peux-tu poser une telle question ? « Je pense - s'exclamera Lacan une année plus tard, dans son séminaire3 - qu'il y a ici assez de mères non atteintes de surdité pour savoir qu'un très petit enfant (…) monologue avant son sommeil dès qu'il possède quelques mots. »

Jakobson soulignera la prédominance dans ces activités verbales des fonctions métalinguistique (repérée par Ruth Weir dans la préoccupation que semble montrer l'enfant à pratiquer le langage « qu'il apprend ») et poétique (qu'illustre selon Weir le jeu avec les mots et avec les sons), et il considérera ce parler d'avant l'endormissement comme une forme de passage de la langue parlée à la langue dans le rêve. L'enfant y exprime son privatissimum et Jakobson va jusqu'à accorder à la thèse de son élève la valeur d'un document psychanalytique. Son avis se fonde probablement sur un monologue qui débute peu après la sortie du père venu dire bonsoir à son fils. Voici un extrait4.

(1) That's for he

(2) Mamamama with Daddy

(3) Milk for Daddy

(4) OK

(5) Daddy dance (2x)

(6) Hi Daddy

(7) Only Anthony

(8) Daddy dance (2x)

(9) Daddy give it

(10) Daddy not for Anthony

(11) No

(12) Daddy

(13) Daddy got

(14) Look at Daddy (voix de fausset)

(15) Look at Daddy here

(16) Look at Daddy

(17) Milk in the bottle

(18) I spilled it

(19) Only for Daddy

(20) Up

(21) That's for Daddy

(22) Let Daddy have it

Lacan sur ce point fera chorus. « Tout ce qui se passe est en tous points analogue à la fonction du rêve »5. Les monologues, qu'il qualifie d'hypnopompiques, apportent la preuve expérimentale de son idée que l'inconscient est essentiellement l'effet du signifiant. Et reformulant la question de G. A. Miller, le cognitiviste – « que sait l'enfant du langage qu'il parle ? » - en la question du psychanalyste – « que sait l'enfant de ce qu'il vous dit ? » -, il répond : il ne sait pas ce qu'il dit, il le dit tout de même ; « à savoir, les éléments du complexe d'Œdipe »6 ; un complexe d'Œdipe d'ores et déjà articulé…à deux ans et demi.

III. - Est-ce cela qui importe à Lacan ? Pas seulement. Il mentionne les monologues dans la foulée de son élaboration, qu'il poursuit, des étapes de l'avènement du sujet au champ de l'Autre. Ces « monologues primordiaux » attestent cliniquement d'un temps précoce de cette constitution du sujet. En cette phase du séminaire, Lacan s'essaye à dégager la voix, l'une des cinq formes de l'objet a. Une nouvelle question, enfin, est introduite - non plus celle du rapport de l'objet a au désir de l'Autre, mais de son rapport au désir du sujet -, et la réponse de Lacan – que cet objet en est la cause, marque une considérable avancée quant à la constitution de ce sujet.

Lacan repart alors du schéma de la communication inversée et convoque à nouveau son graphe. Il rappelle le schéma. Que le sujet reçoive de l'Autre son message sous la forme inversée d'un Tu es, en fait un sujet primitivement en panne de pouvoir formuler le moindre Qui suis-je ? adressable à l'Autre du Tu es. Et Lacan introduit cette précision : son message, le sujet le reçoit d'abord sous la forme interrompue d'un Tu es…, dont le Quoi est en suspens.

Une fois le schéma reporté sur le graphe, on ne peut pas ne pas y lire que le sujet, alors même qu'il a reçu de l'Autre tous les instruments de la communication, ne se réduit pas, même en ce temps primordial, à une simple signification de l'Autre. Et les monologues d'Anthony, à replacer eux-mêmes sur le graphe, nous montrent, comme à point nommé, « in statu nascendi, le premier jeu du signifiant »7, l'appropriation par le sujet du « jeu autonome de la parole ».

IV. - Jakobson n'avait pas fait grand cas d'un aspect que Ruth Weir avait mis en évidence, et qui n'avait pas échappé à G. A. Miller. Outre l'aspect proprement linguistique de son travail, et en référence au Mot d'esprit de Freud, Ruth Weir, note que l'enfant tire satisfaction (enjoyement) de son jeu avec les sons. C'est l'autre des deux acquis de sa thèse.

Tandis que le cognitiviste Miller se sentira contraint de tenir compte de cette avancée quelque peu freudienne, elle même aura reculé devant trop d'audace. Certes, Anthony s'adonne au non-sens, mais son jeu, qui ressemble à une situation d'apprentissage du langage (language learning situation), trouve son accomplissement dans le sens, et Ruth Weir conclura de façon linguistiquement correcte qu' « il y a un sens linguistique dans le non-sens de l'enfant ». Et comme il lui semblait que certaines séquences se répondaient comme en un dialogue - et le langage n'est-il pas fait pour communiquer ? - elle trouve plus juste de qualifier les parlotes d'Anthony de soliloques. Tel était bien l'avis de Jakobson.

G. A. Miller, pour sa part, concède d'abord qu'Anthony, par son comportement d'autocorrection, met en difficulté la conception générale d'un apprentissage du langage qui s'obtiendrait d'une connexion stimulus-réponse correcte dans le cadre de la dyade interactive de la mère et de l'enfant. Mais, il estime qu'Anthony, par son rabâchage, accroît sa compétence, ce dont il tire un plaisir, qui constitue sa récompense.

Qu'en dit Lacan ? Rien. La jouissance du blabla, ce sera pour plus tard. Pour l'heure, il s'avance à dissocier la voix comme objet (a) de ce qui est vocal. A suivre Ruth Weir, le son, dont joue et même jouit Anthony, est pris dans une structure (framework) dont la linguistique jakobsonienne donne le maniement. Son analyse de l'intonation sur la base de traits distinctifs va à l'inverse de celle de Lacan. En effet, Lacan l'indique expressément : « Ce qui supporte le a doit être bien détaché de la phonémisation. »8 Il cherche du côté d'une voix « détachée de son support »9 - aussi bien détachée de la bande du magnétophone, s'agissant de la voix d'Anthony. L'importance de la voix comme objet (a) n'est pas de résonner dans aucun vide spatial, mais qu'elle résonne dans le vide de l'Autre, « le vide de son manque de garantie », et pourquoi ne pas dire, le vide de l'Autre qui n'existe pas – un anachronisme que le développement subséquent par Lacan sur le sacrifice autorise. C'est dans ce vide que la voix résonne en tant que distincte des sonorités10. Le séminaire s'achemine vers la définition d'une voix non sonore11.

V. - Quelles incidences retenir de Language in the Crib sur le séminaire en cours ?

Les monologues ont fourni à Lacan un contre-exemple pour sa critique du langage égocentrique de Piaget. C'est un effet latéral non négligeable : qu'on se reporte au séminaire même. Ils fournissent surtout de précieuses confirmations cliniques au séminaire, et éclairent notre lecture. La thèse si vigoureusement chaperonnée de Ruth Weir est aussi une manière de contrôle du propre enseignement de Lacan. L'écrit, dit-il, peut offrir « ces appuis théoriques qui permettent à un mode d'étude de s'apporter à soi-même ses propres limites12 ».

Si Lacan a été vraisemblablement sensible, lui aussi, à ce que comportaient de jouissance les activités verbales d'Anthony, il s'est bien gardé de n'en rien laisser paraître, attaché qu'il restait à son « algèbre » pour paver son chemin. On sait qu'il s'interdisait l'extravagance – par ce terme on traduit Schwärmerei - que Kant considérait comme une insulte à la raison et que Lacan a repris plus d'une fois ; un terme, par lequel, tous deux, désignent la prétention à s'approprier un élément appréhendé par l'intuition et à le rapatrier dans le champ du savoir, sans passer par les concepts. Ce « tact mystique »13, comme le nommait Kant, ne serait pas de bonne méthode lacanienne.

  • 1.

    ) Ruth Hirsch Weir, Language in the Crib, Mouton, The Hague, 1970, deuxième édition (première édition en 1962 chez le même éditeur). Avec un avant-propos (« Foreword by a Psychologist ») de George A.Miller, professeur au Harvard Center for Cognitive Studies, et une présentation (« Anthony's Contribution to Linguistic Theory ») de Roman Jakobson, professeur à la Harvard University et au Massachusetts Institute of Technology. A une traduction trop littérale du titre de la thèse, « la langue du berceau », au prétexte que l'auteur a précisé que language correspondait à ce que Saussure avait désigné par « langue », on peut préférer « les activités verbales de l'enfant dans son berceau », qui reprend une expression de Jakobson, ou « parlote dans le petit lit », qui semble mieux convenir à l'âge où le phénomène s'observe.

  • 2.

    ) Id., ibid., p. 128. Le paragraphe est l'unité de discours retenue par Ruth H. Weir pour montrer l'ordonnance hiérarchique des fonctions.

  • 3.

    ) Jacques Lacan mentionnera les monologues par deux fois dans les séances des 5 et 12 juin 1963 de L'angoisse, livre X du Séminaire, établi par Jacques-Alain Miller, Editions du Seuil, Paris, 2004, aux pages 115 sq. et 135 sq.

  • 4.

    ) Ruth H. Weir, o. c., p. 138.

  • 5.

    ) Jacques Lacan, o. c., p. 316.

  • 6.

    ) Id., ibid., p. 336.

  • 7.

    ) Id., ibid., p. 335.

  • 8.

    ) Id., ibid., p. 288.

  • 9.

    ) Id., ibid., p. 317.

  • 10.

    ) Id., ibid., p. 318.

  • 11.

    ) Cf. Jacques-Alain Miller, « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, 1994, p. 47-52.

  • 12.

    ) Jacques Lacan, o. c., p. 285.

  • 13.

    ) Emmanuel Kant, « Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie », traduit par Alain Renaut, dans le volume III (Les derniers écrits) des Œuvres philosophiques, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1986, p. 406.