Passage de l’écrit dans l’oral

Passage de l'écrit dans l'oral

Erik Porge

La transmission de la psychanalyse  comporte plusieurs voies, et il existe des chemins de traverses.

Ce que Platon dit de la transmission de la philosophie dans sa lettre VII, adressée aux proches et partisans de Dion1, s'applique aussi à la psychanalyse. Il ne suffit pas, écrit-il, d'apprendre par cœur des formules, des mathemata, il faut compter avec la durée de l'expérience d'un difficile travail de soi sur soi, de pratiques de réflexion et de ce frottement (tribe en grec2) de connaissances d'où jaillissent des étincelles.

Dans la transmission, il n'y a pas passage d'un lieu à un autre, d'un sujet à un autre, sans altération de celui qui transmet, celui à qui est transmis et ce qui est transmis. La transmission de la psychanalyse passe, entre autre, par des textes, soit écrits par leurs auteurs soit écrits par celui ou ceux qui ont recueilli les paroles d'un autre et cela s'appelle en général transcription.

Avec l'existence de ce trans-, la transcription redouble les problèmes de la transmission et en circonscrit une scène (sur la scène ?) qui les exemplifie. La transcription est exemplaire de ce qui est en jeu dans la transmission de la psychanalyse.

En effet, la transcription, comme travail et comme résultat, crée un espace intermédiaire, un lieu de « passe-à-travers », pour reprendre le mot de Lacan3. La transcription opère à la jonction de l'extension et de l'intension de la psychanalyse, elle contribue à sa diffusion et constitue ce qui la fonde.

C'est pourquoi la transcription d'un texte de Lacan doit être faite par des psychanalystes Elle n'est pas un travail purement technique, faisable par un seul linguiste par exemple. Pas seulement parce qu'il faut être informé de la doctrine psychanalytique, de son vocabulaire et de son histoire, mais parce que la transcription pique, poinçonne le désir de l'analyste et engage les fondements de la doctrine. Celui qui transcrit un texte de Lacan ne peut pas ne pas sentir sa responsabilité engagée, vis-à-vis de l'auteur, de soi, des lecteurs, des fondements de la psychanalyse. La transcription participe de la transmission de la psychanalyse dès lors qu'il y a cette mise.

Jusqu'à un certain point il y a adéquation entre transcrire et psychanalyser : à la façon dont on traite le texte à établir, et indirectement les lecteurs qui le liront, on traiteles analysants, et inversement. Il existe une clinique de la transcription. Le « s'autoriser analyste », propre au désir de l'analyste, s'exerce dans la transcription avec toute la gamme des interprétations, ponctuations, rajouts, suppressions, interpolations…et aussi par la vertu de patience.

Une histoire des transcriptions de Lacan serait à écrire : avec et sans la participation de Lacan, avant et après sa mort, publiées et non publiées. De cette histoire, je retiens un moment décisif, 1972-1973, celui où Lacan confie à Jacques-Alain Miller la transcription de ses séminaires, le premier à paraître étant celui de 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

A ce moment, le mot transcription se charge pour Lacan d'un sens nouveau, que je vais tenter de cerner.

Ainsi dans la « Postface », en janvier 1973, écrite pour ce volume, Lacan dit : « Une transcription, voilà un mot que je découvre grâce à la modestie de J.A.M., Jacques-Alain, Miller du nom ». Et plus loin : « Bref qu'il pourrait y avoir profit pour ce qui est de faire consistant le discours analytique, à ce que je me fie à ce qu'on me relise ». Il est attendu de la transcription de contribuer à faire consister le discours analytique, soit le discours analytique tel que Lacan en a écrit le mathème, dès 1969-70. La transcription devrait donner consistance à cette écriture, qui est un jeu de lettres, de termes et de places qui permutent de façon circulaire. Il est envisageable qu'il y ait une sorte d'affinité entre ces jeux de lettres et de places dans les quatre discours et le maniement des lettres et des places dans une transcription.

Au moment (janvier 1973) où Lacan énonce ce qui après tout ne serait qu'hypothèse, il le met à l'épreuve de l'acte en faisant paraître sous son nom et celui de Miller, la première transcription d'un de ses séminaires. Il le met à l'épreuve de l'acte en ceci que cette publication s'accompagne d'un dire en adéquation avec cet acte. Ce dire est celui qu'il profère dans le séminaire de 1972-3, contemporain de la publication des Quatre concepts, à savoir Encore.

Encore inaugure une nouvelle théorie de l'écriture, qui justifie une nouvelle interprétation de la notion de transcription et en retour bénéficie, pour la consistance du discours analytique, de la mise en acte de la publication de la transcription.

Que cela se produise en 1973, n'est pas complètement un hasard. Si l'écriture des quatre discours est inventée par Lacan en 1969-70, ce n'est qu'en 1971, dans …Ou pire, qu'il les qualifie de mathèmes. D'autre part, c'est en 1973 que paraît « l'Etourdit » dans Scilicet n°4. Lacan l'annonce dans son séminaire Encore le 10 avril 1973. Or « l'Etourdit », texte daté du 14 juillet 1972, est le dernier texte d'envergure, faisant le tour de son enseignement, directement écrit par Lacan. C'est un texte où logique et topologie sont lancées comme des bouées de sauvetage sur le fleuve de lalangue. Je conjecture qu'il y a un rapport entre cette pointe extrême où Lacan arrive, au-delà de laquelle il n'écrit plus de long texte, et le passage à la transcription (soit un relais, écrit par d'autres, de sa parole) comme mode privilégié de transmission et de consistance du discours analytique.

Le séminaire Encore, contemporain de la publication d'une première transcription, et commencé dans le fil de « l'Etourdit », va maintenant retenir notre attention pour cerner le nouveau sens que Lacan donne au mot transcription.

Commençons par relever les moments où Lacan y parle de la transcription et plus spécialement de celle des Quatre concepts.

La première phrase du séminaire, le 12 décembre 1972, donne déjà le ton puisque Lacan y fait référence à la publication d'une transcription d'un de ses séminaires, L'Ethique de la psychanalyse, mais publication qui n'a pas eu lieu : « Il m'est arrivé de ne pas publier l'Ethique de la psychanalyse »4. Remarquons déjà la tournure particulière qui consiste à parler de quelque chose qui vous arrive comme étant ce qui ne s'est pas produit. (Cela a-t-il un nom en rhétorique ?). Cet exemple n'est pas donné par hasard et Lacan y revient quelques leçons plus tard : « Pour moi, ce qui se trouvait écrit, dactylographié à partir de la sténographie, de ce que j'avais dit de l'éthique, a paru plus qu'utilisable aux gens qui à ce moment là s'occupaient de me désigner à l'attention de l'Internationale de psychanalyse avec le résultat que l'on sait. Ils auraient bien aimé que flottent quand même ces réflexions sur ce que la psychanalyse comporte d'éthique. C'aurait été tout profit – j'aurais fait, moi, plouf, et l'Ethique de la psychanalyse aurait surnagé. Voilà un exemple de ceci, que le calcul ne suffit pas – j'ai empêché cette Ethique de paraître. Je m'y suis refusé à partir de l'idée que les gens qui ne veulent pas de moi, moi je ne cherche pas à les convaincre. Il ne faut pas convaincre. Le propre de la psychanalyse c'est de ne pas vaincre, con ou pas. » (p. 50).

La référence à l'Ethique a au moins deux significations. D'abord de représenter un contre-exemple. Sa non publication vient souligner par contraste la publication des Quatre concepts. Par ailleurs, Lacan en profite pour faire allusion à quelque chose de plus radical, l'enquête de l'IPA, qui s'est soldée par son « excommunication », laquelle l'a conduit en novembre 1963, à décider de ne pas poursuivre son séminaire sur les Noms du Père au-delà de la première séance. Notons que si ce séminaire n'a pas eu lieu, il ne peut y en avoir de transcription. Il incarne un degré zéro de la transcription. Ce degré zéro ne dit-il pas quelque chose sur la transcription, sa vérité, en tant que marque de quelque chose d'irrémédiablement perdu ?

Passée la première référence à l'Ethique, on trouve la première mention à la publication des Quatre concepts à la troisième séance de Encore, le 9 janvier : « Grâce à quelqu'un qui reprend [a repris] ce S[s]éminaire –la première année à [annoncé le premier de] l'Ecole normale sortira bientôt –j'ai pu avoir comme le sentiment, que je rencontre quelque fois à l'épreuve, que ce que j'ai avancé cette année là, n'était pas si bête » (p. 30 ; entre crochets, la version elp). Suit un commentaire sur le discours analytique, d'où Lacan est parti pour un enseignement dont il se proclame « l'effet », et la nécessité d'y spécifier la fonction de l'écrit.

Le 20 mars 1973 (p. 87), Lacan cite de nouveau les Quatre concepts au sujet de la vraie nature de l'objet a, cause du désir, laquelle consiste en ce que le symbolique se dirige vers le réel.

Enfin, le 26 juin 1973 (p. 125), Lacan met en pratique ce que j'appelerai l'effet transcription, et cela sur le séminaire Encore qu'il est en train de tenir : il trouve que « c'était pas si mal ».

La transcription instaure un certain rapport à l'écrit, tant pour le lecteur qui sait qu'il s'agit d'une parole filtrée par l'écrit que pour le ou les transcripteurs. Il n'est pas facile de définir ce rapport et ce colloque est là pour essayer d'avancer sur ce sujet.

Nous pouvons déjà repérer quel a été ce rapport pour Lacan et voir que le séminaire Encore renouvelle ce rapport, pas sans la transcription, on le constate en lisant des phrases qui résonnent entre la « Postface » des Quatre concepts, datée du 1 janvier 1973, et les séances du séminaire Encore, notamment celle du 9 janvier 1973 (p. 29-31). La « Postface » est, dirai-je, quasiment une séance de Encore.

La conception nouvelle de l'écrit qu' Encore présente peut se résumer dans cette phrase : « La lettre radicalement est effet de discours » (p. 36). Lacan en donne trois exemples qui montrent que, selon les discours, l'effet de lettre est différent. Premier exemple, celui de notre écriture alphabétique. Lacan reprend les observations de Sir Flinders Petrie (déjà citées dans l'Identification) sur les premières inscriptions à la surface des poteries égyptiennes, pour expliquer que notre écriture provient du discours marchand. Deuxième exemple, les caractères chinois. Ils seraient sortis d'un discours différent, que Lacan ne précise pas, mais qu'on sait être celui des lettrés au service du maître. Quant aux lettres, aux mathèmes que Lacan invente ils proviennent d'un autre discours encore que les deux précédents, le discours analytique, qui a sa spécificité mais peut « avoir un certain rapport de convergence » (p. 37) avec la théorie des ensembles.

La lettre est dans tous les cas effet de discours radicalement non pas parce qu'elle note la parole, la transcrit au sens alphabétique du terme, mais parce qu'elle circule, de place en place, déterminant ceux qui la détiennent (plus que la possèdent) comme dans La lettre volée d' Edgar Poe ou les quatre discours. Volante, la lettre fait lien social, relie les sujets entre eux selon certaines sortes de discours qui spécifient le lieu d'où le sujet parle, ainsi que son énonciation.

En se reliant aux discours la transcription transcende son sens alphabétique pour s'inscrire dans le discours analytique.

S'il y a bien une lettre issue du discours analytique c'est celle de a, désignant l'objet a, dont Lacan a dit, en 1966, qu'il l'avait inventée. Or, dans Encore, selon nous, il y a réinvention de a, en ceci que l'objet a prend une nouvelle figure, celle « d'objet h(a)té ». L'avènement de celle-ci est de plus synchrone à un problème de transcription, ce qui va dans le sens de la nouvelle signification de ce dernier terme. L'objet a est réinventé en même temps que la transcription. Il est réinventé par l'acte de publication de la transcription dont en même temps il renouvelle la signification.

Le fait se produit à la séance du 16 janvier 1973 (p. 47), quand Lacan se met tout à coup à commenter son écrit de 1945 (remanié en 1966) « Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée ». Voici le début, selon la version du Seuil : « S'il y a quelque chose qui, dans mes Ecrits, montre que ma bonne orientation, puisque c'est celle dont j'essaye de vous convaincre, ne date pas d'hier, c'est bien qu'au lendemain d'une guerre, où rien évidemment ne semblait promettre des lendemains qui chantent, j'aie écrit Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée. On peut très bien y lire, si on écrit et pas seulement si l'on a de l'oreille, que la fonction de la hâte, c'est déjà ce petit a qui la thètise ». Suit une réécriture formelle du temps logique au moyen de la formule de la division harmonique – déjà utilisée dans La logique du fantasme à propos de l'acte sexuel – c'est-à-dire l'adéquation dysharmonique : 1/a = 1+a, dans laquelle a représente l'objet a, sa valeur algébrique, littérale, incommensurable au Un.

Ce développement est doublement surprenant : par sa survenue, que rien ne semble préparer dans le séminaire, même si après-coup on peut en trouver des raisons, et par sa densité. C'est pourquoi je conjecture que ce développement est nécessité par l'acte même que Lacan est en train d'effectuer, celui de la publication de la transcription des Quatre concepts. Il renverrait à la hâte réelle dans laquelle elle s'est faite puisque Jacques-Alain Miller l'a commencée en juillet 1972 et qu'elle paraît en janvier 1973. D'autre part, je remarque que ce passage sur le temps logique est comme encadré par deux références à la transcription : celle dans le séminaire précédent, le 9 janvier (p. 30), à la publication des Quatre concepts, et celle dans le séminaire suivant, le 13 février (p. 50), à la non publication de l'Ethique.

L'enjeu de l'avènement d'une nouvelle figure de l'objet a est porté par un problème de transcription. Je vous ai lu la phrase telle qu'établie par Miller, qui importe dans le texte le terme aux résonances sartriennes de « thètise ». Dans la version de l'elp, plus littérale, proche de la sténotypie, la phrase se termine ainsi : « …la fonction de la hâte c'est la fonction de ce petit a, petit a –t ». C'est une version qui ne prend pas parti et note alphabétiquement les sons. C'est une transcription alphabétique. Dans le livre Les 789 néologismes de Jacques Lacan (EPEL, 2002), les quatre auteurs ont opté pour : « …ce petit a, petit hâte ».

Pour ma part, dans mon livre sur le temps logique paru chez eres en 1985, Se compter trois, j'ai choisi de transcrire ce passage par : « …ce petit a, petit h(a)té », qui respecte le phonétisme en lui donnant un effet de sens, précisément celui d'une nouvelle fonction de l'objet a comme objet h(a)té.

De même que la déclaration d'invention de a fut contemporaine de la publication des Ecrits en 1966, sa réinvention est la signature du changement de sens que prend alors, en 1973, la publication d'une transcription de séminaire, changement de sens en ceci qu'elle fait circuler dans la tr(a)nscription la lettre a, et même la lettre h(a)tée, comme effet du discours analytique. Les transcriptions sont d'ailleurs toujours marquées par la hâte. Si vous voulez savoir ce qu'est la hâte et l'objet h(a)té, transcrivez, tr(a)nscrivez !

C'est ce que j'appelle passage de l'écrit dans l'oral vers l'oral, à savoir un surgissement furtif de l'objet a, comme lettre, dans ce qui se parle à ce qui s'entend.

  • 1.

    Platon, Lettres, Paris GF Flammarion, 1997. Cette lettre a fait l'objet d'un commentaire de Michel Foucault à ses cours des 16 et 23 février 1983, transcrits dans son Mémoire de Maîtrise de philosophie par Bernadette Fäh (session 2005).

  • 2.

    Le mot allemand Triebe, pulsion, ne provient pas de ce mot grec, il est associé à drive et est d'origine germanique. Tribein, en grec, provient de la racine indoeuropéenne ter, user en frottant, trouer. Le mot traumatisme, ou aussi bien troumatisme, en provient.

  • 3.

    J. Lacan, « Postface », Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 251.

  • 4.

    J. Lacan, Encore, Paris Seuil, 1975, p. 9. Quand nous nous référerons à cette publication par la suite, nous mettrons la pagination entre parenthèses dans le texte.