LE SEMINAIRE, OU LACAN EN MOUVEMENT

LE SEMINAIRE, OU LACAN EN MOUVEMENT

Je dois aux circonstances d'intervenir dans un débat sur la transcription du Séminaire qui passe la limite de mes capacités et des goûts issus de ma formation d'origine. Le biais que je choisis pour éviter l'obstacle m'est inspiré par l'exemple d'une collection délectable éditée chez Plon celle des Dictionnaires amoureux, de Venise, du Baroque, de la Science, etc. À côté de mon titre, je pose un sous-titre : « Dictionnaire amoureux de ma fréquentation du Séminaire de Jacques Lacan et de quelques contrées limitrophes ». C'est un pari farfelu, puisque, si l'alphabet a vingt—six lettres, je n'ai, moi, que quinze minutes.

Lettre A, A comme ambre. En 1969, à Noël, Lacan parle ainsi 11 des « textes fidèles à (le) piller, quoique dédaignant de (le lui) rendre ( : ) ils intéresseront à transmettre littéralement ce que j'ai dit : tels que l'ambre gardant la mouche pour ne rien savoir de son vol ».

B, comme Banquet. Dans Le transfert dans tous ses errata 22, une phrase de la version du Seuil est critiquée : « Le banquet nous intéresse… en raison de la place privilégiée qu'y occupent les témoignages sur Socrate ». La correction proposée est celle-là : « Le Banquet nous intéresse… en ceci que par cette place tout à fait privilégiée qu'il occupe concernant les témoignages sur Socrate… » Je tourne et retourne dans tous les sens cette controverse et ne parviens pas à saisir l'enjeu implicite d'une restitutio ad integrum, parce qu'il ne s'agit pas des témoignages de Socrate, mais sur Socrate. Mais si, pour B, Banquet ne convient pas, il ne faut pas que ce soit Byzance. La psychanalyse est attaquée ; en 1453, comme l'ennemi est là, qui campe devant la ville, on s'y dispute allégrement sur le sexe des anges.

C, comme corrections, correcteur. Enfant, un de mes proches, adulte, me réadressait mes lettres de vacances, les fautes de grammaire et d'orthographe soulignées à l'encre rouge. Pourquoi n'en éprouvais-je que de l'agacement, et non pas une juste colère, et amère. C'est , je crois, parce que cette personne m'affectionnait, ainsi que me l'explique l'Ecclésiaste, au verset quatorze de son septième chapitre : « Nul ne peut corriger celui qu'il méprise ».

D, comme défense. « L'invincibilité réside dans la défense, les chances de victoire sont dans l'attaque », enseigne Sun Tzu 33. Quand bien même elles chercheront l'abri de toutes les circonvallations et des remparts de la critique savante, il n'y aura pas de transcription invincible. Il peut en exister de victorieuses. Sun Tzu prévient : c'est une affaire d'audace et de mobilité.

E, comme Ecrits, c'est à -dire comme étape. Lacan est en mouvement dans le Séminaire, à l'étape dans les Ecrits. Ce n'est pas moi qui le pense, ni vous, mais lui, à Bordeaux, en avril 1968 44 : « Au cours de ces longues années d'enseignement, je composais de temps en temps un écrit qui me paraissait important…la marque d'une étape, le point où l'on en était arrivé… »

F, comme fluide. Non plus à Bordeaux, mais à Lyon, en octobre 1967, Lacan précise 55 : « La Fin de mon enseignement, eh bien, ce serait de faire des psychanalystes à la hauteur de cette fonction qui s'appelle le sujet…Ce serait déjà une pas mauvaise préparation que les psychanalystes fassent un peu de mathématiques. Le sujet y est fluide… ». Si la fluidité est un idéal avoué dans l'enseignement de Lacan, pourquoi ne le serait-elle pas chez ses transcripteurs.

G, comme gueule. Le Séminaire est prononcé debout. Lacan va, revient, gravit une côte, dévale une pente, chemine à l'ombre, ou choisit sa route au grand soleil. On conçoit que, sur la distance de ses Quatre concepts, il réponde à François Wahl 66 : « Ecoutez, l'important, c'est que je ne me casse pas la gueule ».

H, comme haine. Dans Barbey d'Aurevilly, relu cet été, je trouve ceci : « Le mépris est le nectar de la haine77». Ce nectar est un possible poison dans l'affaire des transcriptions ; il rappelle que la haine est, par excellence, le chiffre du discours universitaire dont le mathème lacanien montre qu'il invite le sujet à aller se faire voir ailleurs. Lacan évoque à l'occasion la « méchanceté du pédagogue ». Anticipant le Séminaire Encore, de l'Ecclésiaste à la « correction fraternelle » de Saint Mathieu, le monde juif énonce que l'amour « est le signe qu'on change de discours 88 ».

I, comme inculture ; la mienne, celle dont Lacan me soulage, ainsi que je l'évoque à la lettre N.

J va avec K, parce que je me suis intéressé, il y a longtemps, à Karl Jaspers. J'y ai appris qu'il arrive à Lacan de brûler ce qu'il adorait, de vitupérer ce qu'il louait. J'en déduis que dans le Séminaire, il est bien moins question de savoirs que de passions. C'est pourquoi, une vue d'ensemble est nécessaire : celle qui me fait aimer le mot de Miller : « il faut traiter Lacan comme Clemenceau considérait la Révolution française : en bloc ».

L, comme lacanologie et M, comme Miller Jacques – Alain, me retiennent aux lettres R et Z.

N, comme niveau. Je ne fréquente pas durablement le Séminaire, sans retourner régulièrement à l'avertissement inaugural de la quatrième de couverture du Livre XI : « (notre discours) avait été dosé aux capacités de spécialistes… que les conditions de leur recrutement laissent très fermés à l'ordre dialectique qui gouverne (notre) action »99. Je me compte ici, et vois bien que la modestie n'est ni une affectation ni une vertu, mais une prudence qui permet d'échapper à la suprême infortune de dire trop de sornettes.

O, ma lettre O en découle : O, comme opacité. Je n'en veux pas dans le Séminaire que je souhaite comprendre, au sens étymologique du mot. L'aveu en est facile. Lacan n'a répudié la compréhension qu'en raison du mésusage de ce qui oppose le verstehen à l'erklären ; de ce mésusage, il a montré le ravage dans l'étude et, davantage encore, dans la pratique. Mais, comprendre le Séminaire et ne pas comprendre les Ecrits me paraissent une répartition opportune dans la recherche de l'équilibre impensable d'un précaire désir de savoir.

P, comme Pascal, qui juge que Montaigne est un « lecteur hors les mœurs ». Le lecteur Lacan est aussi « hors les mœurs », ainsi qu'on le voit de nouveau à la lettre V.

Q, comme qualité ; dans son texte Etat des lieux, Jean Allouch considère que « Lacan a à chaque fois, rendu ostensiblement hommage aux transcriptions de son séminaire… On ne peut qu'en conclure que son approbation de chaque transmission fut indépendante de sa qualité, qu'elle est donc sans valeur quant à l'appréciation de chacune (cf son mot : la psychanalyse située comme une « pratique sans valeur ») »1010. Que Jean Allouch me pardonne, mais je trouve son point de vue assez étonnant. Associé à la notion de valeur, la qualité débouche effectivement sur un horizon d'évaluation peu compatible avec le discours analytique. Mais, le problème de la qualité est massif dans la clinique, et l'on voit mal que l'on puisse se pencher sur les choses du désir sans le noter. Dans notre « épistémologie », la qualité n'est pas associée à la valeur, mais elle est articulée avec la notion freudienne, certes également problématique, du choix. C'est le choix du sujet qui fait que se pose la question de la qualité ; et la qualité devient le signifiant qui représente un sujet pour le signifiant du choix. Dans les transcriptions du Séminaire il est difficile de négliger ce simple fait que Lacan a choisi. Puisqu'il y a eu choix, nous ne pouvons faire l'impasse sur l'énigme de la qualité.

R, comme responsable légal. Responsable légal n'est pas follement élogieux. Légal vient à la place d'un autre mot : légitime. Prononcer : légal, est ici souligner qu'il n'est pas assuré que ce soit légitime. Dans une lettre de février 1912, Freud écrit à Jung, certes en plaisantant un peu, que la responsabilité n'est pas un concept utile à la psychanalyse. Lacan a daubé « l'obnubilation » des responsables, et s'est risqué au jeu de mot : « je ne suis pas responsif ». Sans doute, « responsable légal » n'est pas injurieux. Mais, il est condescendant. La condescendance n'est pas le mépris ; elle y conduit, pourtant.

S, comme Séminaire. Lacan en mouvement et le tohu-bohu qu'il provoque font songer à ces lignes du vingt-deuxième chapitre du Prince, que je transforme à peine : « ses (idées) sont nées de telle manière l'une et l'autre, qu'il n'a jamais, entre l'une et l'autre, donné aux hommes le temps de pouvoir (penser) calmement contre lui » 1111.

T, comme la transcription, qui me restitue avec le plus d'alacrité et de vraisemblance ce mouvement de Lacan qui affole les raisons endormies.

U, comme unilatéral. Le 8 juillet 2004, dans le quotidien Libération, René Major commente la parution du Séminaire consacré à L'angoisse : « Je ne sais si c'est en raison de l'existence d'un exemplaire dactylographié exceptionnel dont a bénéficié l'établissement du texte, mais la lisibilité de ce Séminaire est remarquable. Ayant assisté à l'enseignement de Lacan à cette époque, je n'en gardais pas le souvenir d'une telle clarté… C'est un bonheur »1212. A la séance de son cours du 28 avril 2004, mes notes, assez fidèles, font dire ceci à Jacques – Alain Miller : « Je me suis aperçu … dans ce travail, à ce niveau du style, qu'il me semblait plus adéquat… de laisser moins d'inversion dans la construction grammaticale… de telle sorte qu'il y a dans l'ensemble un phrasé plus lisse. Çà, il faut que je le prenne à ma charge. Il m'a semblé qu'en 2004, il fallait renoncer à certaines des inversions pratiquées par Lacan »1313. Ce dont se félicite Major n'est peut-être pas sans lien avec ce que révèle Miller. Il serait moins unilatéral de faire l'hypothèse qu'il n'y a pas que l'excellence de la dactylographie.

V, comme version critique. Pas d'écrit original, donc pas de version critique, réplique Jacques – Alain Miller à François Ansermet. Je rêve tout de même qu'il pourrait y en avoir une, conçue à la manière du roman L'interdit, que notre ami Gérard Wajcman1414 publie, il y a presque vingt ans, chez Denoël : une succession de pages blanches avec, au bas de certaines d'entre elles, la notation érudite, consciencieusement numérotée, dûment informée, qui cadre et rectifie avec respect ce que Lacan n'a jamais écrit.

Ainsi W ira avec X : wo die Sprache von Lacan war, soll X werden. Là où c'était la parole de Lacan, doit advenir l'X du désir originel de la métaphore, la grandeur inconnue pour chacun.

Y. dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, le spirituel Charles Dantzig, se moque de Paul Claudel 1515 : « On est tout surpris qu'il n'écrive pas Vyolayne, le prénom de la jeune fille Violaine ». Élèves de Lacan, nous ne le suivons pas car, selon nous, il n'est pas juste qu'une préoccupation de la lettre endure de tels quolibets ; ainsi que le démontre la dernière des vingt-six.

Z, comme le triplement d'elle-même : ZZZ. ZZZ est le « mot – onomatopée » qui achève le Grand Robert en sept tomes, ainsi que le Trésor de la langue française en seize volumes. ZZZ est un signifiant dont le signifié est le vol de la mouche. ZZZ n'est pas dans le Littré. Les lexicographes précisent que le mot n'est attesté qu'en 1892, dans la première version de La jeune fille Violaine 1616. Lacan aimait le théâtre de Claudel. Je me sers de ce prétexte pour former le vœu que la lacanologie soit comme l'ambre laissant la mouche, pour savoir quelque chose de son vol.

  • 1.

    1 LACAN Jacques, Préface à une thèse, in : Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 402.

  • 2.

    2 Le transfert dans tous ses errata, Editions E.P.E.L., Paris, 1991, p. 49.

  • 3.

    3 SUN TZU, L'art de la guerre, Champs - Flammarion, Paris, 2005, p. 118.

  • 4.

    4 LACAN Jacques, Mon enseignement, Seuil, 2005, p. 79.

  • 5.

    5 idem, p. 58-59

  • 6.

    6 LACAN Jacques, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p 84.

  • 7.

    7 Dans la nouvelle intitulée : Le rideau cramoisi.

  • 8.

    8 LACAN Jacques, Encore, Seuil, 1975, p. 21.

  • 9.

    9 LACAN Jacques, Les quatre concepts, quatrième de couverture.

  • 10.

    10 ALLOUCH Jean, Etat des lieux, Colloque du 26 et 27 novembre 2005

  • 11.

    11 MACHIAVEL Nicolas, Le Prince, Bouquins, 1996, p. 167.

  • 12.

    12 MAJOR René, Bonjour l'angoisse, Journal Libération du 8-07-04.

  • 13.

    13 MILLER Jacques – Alain, L'orientation lacanienne, Cours au Département de Psychanalyse de l'Université Paris VIII, 2003 – 2004, séance du 28-04-04, notes personnelles.

  • 14.

    14 WAJCMAN Gérard, L'interdit, Denoël, 1987.

  • 15.

    15 DANTZIG Charles, Dictionnaire égoïste de la littérature française, Grasset, 2005, p. 183.

  • 16.

    16 CLAUDEL Paul, La jeune fille Violaine, Pléïade, Œuvres complètes, Tome 1, p. 526.