Retour de la censure

Céline Masson

Céline Masson

Directrice du Réseau de recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, Centre d'Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits (CHSSC), psychanalyste, professeur à l’Université de Picardie Jules Verne, présidente de l’Association française de recherche sur les processus de création, Pandora, auteur de La fonction de l’image dans l’appareil psychique chez Erès.

Suzanne Ferrières-Pestureau

Suzanne Ferrières-Pestureau

Psychanalyste, membre de Pandora, auteur de La violence dans l’art aux éditions du Cerf

Régine Waintrater

Régine Waintrater

Psychanalyste, anc. Maître de Conférences à l’Université de Paris, membre de Pandora, auteur de Sortir du génocide chez Payot

Xavier Gasmann

Xavier Gasmann

Psychanalyste, chargé de cours à l’Université, membre de Pandora, à l’origine de la création d’un dispositif avec des artistes à l’hôpital de jour l’Esquisse

Des psychanalystes, féministes, membres de l’Association Pandora, s’insurgent contre les tentatives de censure à l'encontre de cinéastes ou d'éditeurs, et dénoncent le recours systématique à la "moraline" par les tenants du "néoféminisme".

Les auteurs d’actes répréhensibles doivent être punis par la justice mais qu'en est-il de leurs œuvres ? Doit-on interdire des écrits ou des films qui ont marqué l’histoire de l’art lesquels, tel le film de Polanski, J’accuse, ou encore Le Pianiste, sont des œuvres pour l’avenir puisqu’ils dénoncent des crimes contre l’humanité ? Que dire encore des pressions exercées contre Hachette Book Group qui, par couardise, renonce à publier les Mémoires d’un des plus grands cinéastes du XXIe siècle à savoir Woody Allen au motif qu’il aurait abusé de la fille adoptive de sa compagne, ce qu’il a toujours nié [Ce sont les éditions Stock en France qui ont publié la traduction française de Apropos of Nothing, le 3 juin 2020]. Ne confondons pas une œuvre qui en elle-même ne contient rien de répréhensible avec les agissements de son auteur.

RETOUR DE LA CENSURE

Au début du 17ème siècle, Le Caravage a été condamné à mort par contumace pour avoir tué un homme mais son œuvre, notamment "La mort de la Vierge", si elle a été refusée par son commanditaire au motif d’irrespect envers la Vierge, n’en a pas moins été achetée par le duc de Mantoue, un amateur d’art éclairé par le regard de Rubens. Elle figure actuellement sur les murs du Musée du Louvre bien que son auteur ait tué un homme dans une rixe.

Au nom d’une moraline, on interdit l’accès aux œuvres d’un artiste parce qu’il aurait commis des actes portant atteinte à la Loi. Pour ces actes, l’homme doit être jugé et puni s’il est coupable. Il n’en reste pas moins que son œuvre, au nom de la liberté d’expression, devrait pouvoir être vue, lue ou entendue car au cœur de l’art s’exprime le tragique de l’humain dans son rapport au monde. En confondant le réel et l’imaginaire on oublie que l’œuvre excède l’homme dans la mesure où elle a une portée universelle et qu’à ce titre elle nous concerne tous car elle relève de ce que Jacques Rancière appelle le "partage du sensible" ou ce que Freud nomme le ça (le réservoir des pulsions).

Quel est ce féminisme qui aujourd’hui prétendrait dire ce qui doit être publié ou montré ?

Nous observons de manière récurrente des assauts contre des artistes hommes par des groupes de personnes qui se réclament du féminisme et leurs acolytes hurlant avec les loups, préemptant ainsi le débat démocratique (cf. en novembre 2019, des projections de J’accuse annulées et des conférences empêchées à l’Université notamment). Pour ces militantes, il y a les dominants coupables (les "mâles blancs cisgenres" qui sont les "porcs" impurs à saigner) et les dominés (les victimes en tous genres associées par la lutte dite "intersectionnelle"). Les premiers sont à combattre au moindre soupçon de mauvaises mœurs et condamnés par la justice populaire des réseaux sociaux armés d’un hashtag ad hoc, véritable bâton de justice viral. Quel est ce féminisme qui aujourd’hui prétendrait dire ce qui doit être publié ou montré ?

MISE À MORT DE L'ART ?

L’œuvre n’est-elle pas justement ce qui produit un discours à l’endroit de la cécité sociétale, ce qui invite à introduire de la complexité dans le champ social là où la simplification tend à réduire toute forme de débat à un combat frontal sur un mode duel.

Ce "féminisme" est une idéologie dévoyée et fascisante, et nombre de féministes de la première heure dont les militantes du MLF ne s’y reconnaissent pas. Ce néo-féminisme s’insinue dans nombre de nos institutions, y compris à l’université, qui, souvent à leur insu, promeuvent ainsi une vision de la femme objectalisée et infantilisée ; ce féminisme victimaire a des effets pernicieux, en prétendant émanciper la femme.

Et l'art dans tout cela?

Ce qui met à mal notre société, c’est cette furieuse volonté de faire disparaître les différences

Pourquoi se focaliser sur les artistes alors que l’œuvre est ce qui transcende l’homme et s’adresse à tous les humains que nous sommes par-delà nos origines, nos pays, nos langues ? L’œuvre appartient à son public, et on voudrait maintenant nous la confisquer au motif que son auteur est soupçonné d'avoir mal agi. Doit-on, par exemple, recommencer à expurger les écrits d’André Gide ? Personne n'oserait proposer d'interdire la trilogie de Wagner ou Voyage au bout de la nuit de Céline au prétexte que ces artistes étaient de fieffés antisémites !

Ce qui met à mal notre société, c’est cette furieuse volonté de faire disparaître les différences, les écarts, les éclats, les déchirures, en somme, de réduire la tension psychiquement nécessaire entre pulsion de vie et pulsion de mort au profit d’une seule et unique poussée pour la vie sans fautes, sans écarts, sans complexité.

Gardons-nous bien de confondre valeurs morales et moralisme !

Rappelons ce que disait Nietzsche à propos de la puissance créatrice issue de profondeurs inexplorées représentée par Dionysos, produit des "puissants instincts" qui réunit à la fois le musicien, le poète, le danseur et le visionnaire [F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1872), trad. Cornélius Heim, Denoël, Paris, 1964., p.55.]. Selon lui, l’esprit dionysiaque, opposé à l’esprit de censure, est à la source de la musique et du mythe tragique. "Ce mouvement vers l’infini, cet envol du désir qui se manifeste en nous au moment même où la réalité perçue nous donne la plus haute jouissance, nous prouvent que dans les deux cas nous sommes en présence du phénomène dionysiaque (…)." [Ibid., p.144.] Mouvement, envol, bond, écart, rire, fêtes, telles sont les qualités de l’esprit dionysiaque et c’est cet esprit-là qui est menacé de nos jours par les moralistes.

La pureté a ses zélotes mais l'histoire nous enseigne à quelles abominations elle peut conduire l'humanité. Alors, gardons-nous bien de confondre valeurs morales et moralisme !