Renato Mezan, Ben alors… Tout ça pour ça ?! Freud, Dora et l’hystérie

Freud , Dora et l'hystérie, ou de l'intellect à l'émotion

Renato Mezan, Ben alors… Tout ça pour ça ?! Freud, Dora et l’hystérie, ou de l’intellect à l’émotion, Ithaque 2019, 79 pages, 10 euros

par Annie Franck

 

Par ce petit livre subtil, publié chez cet éditeur d’ouvrages toujours de grande qualité, nous partageons pour un temps le plus vivant de la recherche freudienne, dans ses difficultés et ses remaniements, ses cheminements au travers des résistances intimes de Freud. Comment celui-ci a-t-il pu frayer de nouvelles voies pour penser la question du transfert sur laquelle il a précisément buté dans la cure de Dora ? Comment cette question cruciale, étroitement liée à la conception de ce qui peut être opérant dans une cure, se trouve-t-elle mise en chantier à partir des difficultés les plus personnelles auxquelles  Freud s’est affronté en 1901, d’une façon décisive, avec Dora ?

 

On a beaucoup écrit sur le cas Dora : des ouvrages et des articles de toutes orientations : kleiniennes, férencziennes, lacaniennes ou plus classiques. Renato Mezan les a lus attentivement et son livre réussit l’exploit de nous en rappeler les pages les plus intéressantes sans jamais nous donner le sentiment pesant d’un ouvrage faisant étalage d’un savoir « définitif ». Bien au contraire : le ton est libre, sans carcan, il ne cherche ni à démontrer le « génie de Freud » ni à le « démonter ». Il nous restitue les perplexités inattendues de Freud devant sa jeune patiente, ses maladresses, la trop rapide fin de cure, ses profondes interrogations après-coup et dans les années qui suivent ; mais surtout, l’auteur analyse sans complaisance ni non plus arrogance – combien d’analystes ont-ils écrit sur « les cas » de Freud dans une sorte de rivalité plus ou moins « triomphante » avec le premier praticien de la psychanalyse ? – les raisons de celles-ci, qu’elles tiennent chez Feud à sa stature de « conquistador » des terres inconscientes, à ses prudences de scientifique décidé à imposer largement ses découvertes révolutionnaires dans une société moralisatrice, ou plus personnellement, à ses conceptions et à ses limites intimes en tant qu’homme habitué à surmonter les difficultés par la seule force d’une intelligence rationnelle.

 

La première question envisagée par Renato Mezan est celle des motivations pour Freud à écrire immédiatement et aussi avec une grande satisfaction (« En tout cas le travail le plus subtil que je n’aie jamais écrit », écrit­-il à Fliess fin janvier 1901) « Les fragment d’une analyse d’hystérie » aussitôt après que Dora eût mis fin à son analyse, mais d’attendre pourtant 1905 pour publier ce texte.

Et d’emblée, le livre situe la complexité cruciale du travail de l’inventeur de la psychanalyse : Freud, qui a publié en 1900 son ouvrage fondateur La science des rêves et qui achève alors La psychopathologie de la vie quotidienne, conçoit encore le travail de la cure sur le modèle de son auto-analyse par ses rêves : « L’aplomb avec lequel Freud traite les rêves de Dora, écrit R. Mezan, suggère qu’il ne voit pas de différence significative entre interpréter les rêves des patients et les siens propres parce que, dans les deux cas, ce qui fait surface est un contenu refoulé de nature sexuelle ; dans la cure « on ne fait, selon le Freud d’alors, que traduire dans leur conscient ce qu’ils savent déjà inconsciemment.» […] Il [Freud] croit que la logique « sans faille » des interprétations suffira à convaincre […] que tout ce qu’il dit est vrai parce que ça fait sens, parce que « les lacunes du souvenir se comblent », selon la formulation de Freud, avec des « pensées conscientes », lesquelles, insérées au bon endroit, parviennent à rendre compte de la cause et de la signification des symptômes.»

 En d’autre termes, Rénato Mezan souligne combien le travail dans la cure consisterait alors, dans les tout premiers temps de la pratique de Freud, en une élucidation de l’énigme des symptômes. La technique d’alors postulait que la mise à jour et la démonstration bien construite, « inattaquable » sur le plan logique selon le mot de Freud, aboutirait, si elle était suffisamment complète, à la résolution de la névrose. A cette époque, le transfert n’était pensé d’ailleurs que comme un obstacle à l’acceptation des interprétations ; et ce transfert aussi devait être démonté par une argumentation rationnelle, qui suffirait à dissiper la confusion entre la personne du passé et l’analyste. En somme, la technique consisterait strictement à fournir des arguments pertinents, impeccablement formulés, en s’adressant à l’intelligence du patient, pour réduire la souffrance névrotique...

 

Et c’est bien à ce niveau là que la cure de Dora va mettre Freud en échec d’une façon inattendue pour lui, à laquelle il va devoir réfléchir : s’imposera, dans les années à venir, la nécessité de remanier sa conception et du transfert et du travail de la cure, et également d’élaborer la notion de contre-transfert et de transfert négatif…

 

Une lutte sourde s’est instaurée en effet entre Dora et Freud, dont la jeune fille aura le dernier mot en interrompant la cure prématurément. Certes, elle souffre –  comme cherche à l’établir Freud – de ses conflits internes par rapport à sa sexualité, mais elle souffre tout autant de ne pas être entendue par son père, et d’être écrasée sous une autorité sans égard pour sa personne, autorité conforme à un ordre traditionnel où les hommes tiennent les places de pouvoir. Elle n’a pu se faire entendre, et a vu sa parole disqualifiée. Elle a été confrontée à une prise de pouvoir inacceptable sur elle, forme de déni de sa subjectivité. Sa protestation pour faire reconnaître sa parole, pour se faire reconnaître enfin, passe par un scepticisme vis-à-vis des argumentations de Freud : rébellion feutrée, mais cruciale car il y va de son existence de sujet.  

 

Freud redouble alors d’autorité et de démonstrations brillantes, étonnamment dénuées d’empathie comme l’ont fait remarquer nombre de commentateurs. Pour lui, il s’agit sans doute de « dominer ce qui déconcerte ». La question de cette « lutte de pouvoir » est, comme l’expose Renato Mezan, au cœur du transfert et de ce que Freud finira par conceptualiser : le contre-transfert comme la « tache aveugle » limitant ou empêchant l’écoute de l’analyste. Dora oppose à son analyste sa propre intelligence étroitement tressée à sa sensibilité et ses sentiments : convaincue d’avoir été utilisée par son père comme « monnaie d’échange » pour la liaison de celui-ci avec Mme K., elle prête à Freud une complicité avec ce pouvoir masculin qui prétend la soumettre. Elle pressent aussi comment Freud, à son tour, voudrait l’utiliser, utiliser « son cas » pour sa recherche scientifique. Peut-être pressent-elle également combien l’insistance de la part de son analyste, à imposer les démonstrations de sa puissance intellectuelle masquent la part de crainte névrotique inentamée – point aveugle chez Freud –  vis-à-vis de la part de séduction en jeu dans cette cure? « Mis au défi par Dora sur un point très sensible, Freud emploie ses pouvoirs intellectuels pour neutraliser la menace. En déplaçant la puissance du sexe vers la connaissance, il cherche en même temps à l’exorciser (aussi bien avec la jeune femme qu’avec le lecteur de son article) »

 

Dans une analyse très fine de ce qui se joue dans cette cure, de ce qui profondément y achoppe, Renato Mezan fait également apparaître comment Freud, par son élaboration qui va prendre des années (je pense, par exemple, à la question de la séduction dans Le Léonard, 10 ans après), réussit à dégager ses conceptions initiales sur le transfert, sur la dynamique de la cure, sur ce qu’il en est de ce qui peut opérer au cœur du transfert, au cœur de ce voyage qui engage émotionnellement chacun. Il dit comment Freud s’empare de ses échecs pour les travailler et inventer une transformation nécessaire de la théorie et de la pratique, si étroitement liées.   

Annie Franck mai 2019