à propos de Léon Grinberg et de son livre : Qui a peur du(contre) transfert?

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Qui a peur du (contre-) transfert? Transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique analytique.

Du danger ou de la richesse

de collaborer avec son analyste

en dehors de son analyse

 

à partir de la lecture de

 

Qui a peur du (contre-)transfert ?

Transfert, contre-transfert

et contre-identification projective

dans la technique psychanalytique

León Grinberg

Les Éditions Ithaque, Paris, 2018

textes choisis, traduits et préfacés par

Jean-Michel Assan

 

Prado de Oliveira

 

Récemment j’ai étudié en partie une situation où un analysant cosignait avec son analyste en cours de leur analyse. Ce fut le cas de Masud Khan et Winnicott[1]. D’autres situations d’une collaboration intime entre analyste et patient jalonnent l’histoire du mouvement psychanalytique, à commencer par celle de Sigmund Freud et sa fille Anna, ou celles de la plupart des premiers disciples ou co-créateurs de la psychanalyse, comme Sándor Ferenczi. Dernièrement, en étudiant la créativité d’un autre grand nom du mouvement psychanalytique international, j’ai retrouvé la même situation.

En effet, tel a été le cas également de León Grinberg, un nom important de la psychanalyse argentine, de la psychanalyse espagnole et de ce mouvement international, peu connu en France ou quasiment, en dehors d’un cercle de spécialistes de la psychanalyse britannique, plateña-espagnole ou kleinienne. Nous aurions pu connaître son excellent Psychanalyse du migrant et de l’exilé (Césura Lyon Éditions, 1986), sa Nouvelle introduction à la pensée de Bion (idem, 1996) avec une belle préface de Joyce McDougall, ou son travail très intéressant sur L’identification projective dans les psychoses (L’Harmattan, 2003), mais, là aussi, sa connaissance reste restreinte à un petit groupe que les éditions Ithaque, avec leur courage bien connu, cherchent à élargir avec ce dernier titre.

Éléments pour mieux connaître Grinberg

Un des fondateurs de deuxième génération de la fructueuse école argentine de psychanalyse, Grinberg est né en 1921 à Buenos-Aires et décédé à Barcelone en 2007, où il s’était exilé en 1976. Réduit à la réclusion pendant les dix dernières années de sa vie à la suite d’un accident cérébral, il vécut probablement cette situation comme un second et définitif exil, pire que le premier. Horatio Etchegoyen raconte avec une vive émotion ses souvenirs d’une conférence donnée par Grinberg à Barcelone en 1987 avec le titre évocateur de « L’influence de Cervantès sur le futur créateur de la psychanalyse »[2]. Déjà trente ans auparavant, un précédent autre article de Grinberg où apparaît cette même veine artistique a été « Sur quelques mécanismes schizoïdes en relation avec le jeu d’échecs ».

Grinberg fit une première analyse avec Arnaldo Rascovsky et reprit ensuite une seconde analyse avec la très célèbre Marie Langer. Dès 1957, ils signaient ensemble leur premier livre commun, Psychothérapie de groupe, son approche psychanalytique, avec la collaboration d’Emílio Rodrigué, plus tard exilé à Salvador, au Brésil. En 1959, les trois reprenaient leur collaboration et publiaient Le groupe psychologique, thérapie, enseignement et recherche. Pour autant, l’analyse de Grinberg et Langer ne semble pas avoir été interrompue, suivant le modèle de ce qui s’était passé peu avant en Angleterre entre Donald Winnicott et Masud Khan, qui, eux aussi, après une brève analyse et tout en la poursuivant commencèrent à publier ensemble.

Le premier livre que Grinberg signe seul date de 1963 et porte le titre de Culpabilité et dépression. Une étude psychanalytique, où il soulève déjà le problème de la présence de l’Autre dans la tonalité persécutrice du sentiment de culpabilité. En 1971, avec son épouse Rebecca, ils signent Identité et changement. Désormais, les Grinberg signeront ensemble tous leurs livres, qui ne peuvent à aucun titre être attribués plutôt à l’un qu’à l’autre. Il en est ainsi de Psychanalyse du migrant et de l’exilé et des autres titres déjà mentionnés, à une seule exception : en 1976, León Grinberg publie encore Théorie de l’identification (Paidós, Buenos Aires), où il fait une analyse comparative des thèses de Freud à ce sujet, puis examine l’introduction par Melanie Klein du concept d’identification projective et les développements que lui apportent Wilfried Bion, Herbert Rosenfeld et Donald Meltzer, avant d’expliquer son propre apport, en approfondissant son concept de contre-identification projective.

Etchegoyen considère que l’article fondamental à la compréhension de l’œuvre de Grinberg date de 1956, année où il présenta à l’Association psychanalytique argentine son nouveau concept. En effet, « Aspects magiques dans le transfert et le contre-transfert » présente déjà la contre-identification projective, que l’auteur élaborera son œuvre durant.

Nous pourrions rappeler que ce concept d’identification projective trouve sa racine dans un des plus célèbres « oubliés » de la psychanalyse. Après avoir décrit avec beaucoup de finesse un cas de psychose et après avoir fondé sa nouvelle proposition de manière assez cohérente, Victor Tausk avance : « J’admets comme un fait l’existence de ces deux phases successives au cours de la trouvaille de l’objet et du choix objectal au niveau du corps propre : les phases d’identification et de projection[3]. » Tausk décrit comment l’effacement progressif d’une perception relative au corps propre correspond au surgissement d’une perception extérieure relative à un corps étranger, « ce qui est aboli au-dedans revient du dehors », pour l’aborder selon des termes plus récents. Si les psychanalystes avaient une vision large de leur discipline, depuis longtemps ils auraient compris — dans le sillage de l’intérêt persistant de Lacan envers l’œuvre de Melanie Klein, qu’il était arrivé à comparer à celle de Heidegger — qu’identification projective et forclusion sont des concepts convergents. Dans le deux cas, comme le décrivait Tausk, il s’agît d’une exclusion suivie d’une création à l’extérieur, d’un surgissement dans le dehors.

Quoiqu’il en soit, le concept de contre-identification projective semble  avoir fait long feu. Le Psychoanalytical Eletronic Publishing ne donne pas plus qu’une trentaine d’articles qui le mentionnent, dix-huit articles  en anglais, le plus récent étant de 2014, douze en espagnol, le plus récent étant de 2012. À titre d’exemple, plus de huit mille articles en anglais mentionnent l’identification projective. Ce genre de raisonnement, pour fastidieux qu’il soit, ne correspond pas moins à la démarche retenue par ces responsables de la recherche internationale.

La contre-identification projective aurait été un concept d’un maniement trop difficile, peut-être ? Il ne correspond pas moins à une tendance de la théorisation psychanalytique qui a été celle d’une inflation conceptuelle visant à cerner une réalité psychique par définition fuyante.

Transfert, identification projective et leurs contres 

Nous pourrions essayer de l’étudier à la lumière du contre-transfert comme le fait Assan, organisateur et traducteur de cet ensemble, dans sa riche présentation de ce volume, qui discute longuement ce concept, qu’il entend comparer à la notion de désir de l’analyste chez Lacan. Malheureusement, cet auteur passe trop rapidement sur l’élaboration du concept de contre-transfert par Freud, qu’il ne rattache pas vraiment à ses origines ni n’examine au cas cliniques exposés par Freud où il évoque son approche du concept qu’il créa pour aider Carl Gustav Jung à surmonter sa culpabilité de son aventure avec Sabina Spielrein, comme nous le savons[4]. Mais Freud est plus précis sur la question du contre-transfert dans une réunion de la Société psychanalytique de Vienne en commentant un exposé de Paul Federn sur le masochisme, comme je le rappelle[5]. Cette conférence est importante également pour comprendre comment Freud s’imagine comme celui à qui le transfert est adressé : lointain objet d’amour, froid et inaccessible. Qu’il le fut ou non, c’est une autre histoire.

Freud mentionne encore le contre-transfert dans le cas du jeune A. B., qu’il expose à Oskar Pfister dans leur correspondance. Freud va même jusqu’à saisir l’interaction entre son humeur et l’évaluation psychopathologique qu’il fait de son jeune patient. « Chaque fois qu’il tombe dans la résistance, je me dis que c’est bien une schizophrénie ; quand quelque chose est tiré au clair, cette mauvaise impression s’efface[6]. »

Assam aurait pu également se référer à un autre cas de Freud, où il traite de long en large de son contre-transfert[7]. À l’époque, le contre-transfert lui apparaît souvent comme de la télépathie. Il aurait pu étudier plus en détail le lien existant entre contre-transfert et désir de l’analyste, entre Melanie Klein et Lacan, mais Assan est pressé. Il prétend que Lacan s’est détourné rapidement de la pensée de Melanie Klein, alors qu’il s’y intéresse seize ans durant[8].

Peut-être devons-nous simplement nous retourner vers l’exemple proposé par Grinberg lui-même ? Il nous propose l’exemple d’une jeune femme qui « souffrait de fortes dissociations et de désorientation spatiale », qui « se perdait souvent dans la rue et qui ne savait plus comment rejoindre sa destination », qui « était inadéquate dans ses relations aux autres ». Pourtant elle venait régulièrement des années durant à ses quatre séances d’analyse hebdomadaires. Il est vrai qu’elle ne se montrait pas compliante et qu’elle se renfermait dans son mutisme. Grinberg alors commente :

« Pendant ses silences, je ressentais — au début — de l’ennui et de la frustration du fait qu’elle ne parlait pas, et je me vengeais parfois en ne faisant aucune interprétation. Il s’agissait par conséquent d’une réaction de “contre-identification projective” : la patiente avait déposé en moi sa colère des frustrations qu’elle avait endurées au cours de sa vie. »

L’auteur éveille notre curiosité. Nous aurions voulu vivement savoir quelles interprétations lui proposait-il quand il ne se vengeait pas de son silence persistant. mais il poursuit.

« Une fois elle apporta un rêve dans lequel apparaissait un “zombi” qui était comme un “mort vivant” et qui la terrifiait. Après l’avoir raconté, elle resta silencieuse et complètement immobile. Je remarquai, étrangement, que je n’avais pas non plus de désir et que je me sentais somnolent et inerte. Par instants mon esprit était vide. Bien que l’idée me soit venue que le “zombi” du rêve la représentait elle-même, dans son immobilité et son silence, comme si elle était une “morte-vivante”, je sentais avec une certaine inquiétude que quelque chose de similaire m’arrivait à moi aussi. Lorsque je parvins à me remettre et à mieux comprendre ce qui se produisait entre nous, je lui interprétais qu’aussi paradoxal que cela puisse être, elle semblait préférer fonctionner comme un “zombi” pour ne pas penser ni ressentir ; mais puisque cela lui faisait également peur, elle avait eu besoin de placer cet aspect en moi pour que je le prenne en charge[9]. »

Ainsi, l’identification projective et la contre-identification projective sont les termes de la technique psychanalytique qui viennent recouvrir ces processus de « zombification » mutuelle.

Je me suis intéressé à ce passage pour avoir eu une jeune femme en analyse qui se plaçait exactement dans une position similaire à celle de cette patiente de Grinberg, induisant en moi un état identique. Finalement, nous nous sommes tirés d’affaire sans aucun appel à un si puissant arsenal théorique, mais par mon endormissement en cours d’une séance et de ce qui cela a déclenché en elle, à savoir un état hallucinatoire de frayeur panique où elle se voyait noyée dans des hallucinations où je m’abandonnais à elle. Lors de la séance suivante, nous avons pu commencer à parler de son silence. Je me suis souvent dit que si j’avais utilisé une explication analytique sophistiquée à la compréhension de ces phénomènes, je les aurais probablement inhibés et bloqué le flot d’associations.

Pour terminer

Ana de Staal et les Éditions Ithaque fournissent un très riche effort pour diffuser en français une pensée psychanalytique le plus souvent tenue à l’écart des psychanalystes hexagonaux. La lecture de leur catalogue est impressionnante. Jean-Michel Assan, qui a réuni et traduit ces articles, rend un puissant hommage à un psychanalyste qui a eu une carrière remarquable dans l’appareil institutionnel du mouvement psychanalytique international. Président de la puissante Association psychanalytique argentine de 1961 à 1963, il a été ensuite vice-président de l’Association psychanalytique internationale de 1964 à 1969. Ce parcours fulgurant suivi de l’impératif de son exil montre que la psychanalyse n’est pas plus puissante, hélas, que les mouvements politiques qui l’assaillent, même si elle renaît en permanence de ses cendres. Éditeurs courageux et traducteurs intrépides collaborent inlassablement à ce combat. Sachons en être reconnaissants.

 

[1] Voir La haine en psychanalyse. Donald Winnicott, Masud Khan et leur triste histoire, Montréal, Liber, 2018. 

[2] H. Etchegoyen, « Portrait de León Grinberg », CIFPR école de psychothérapie relationnelle interdisciplinaire, Paris, Aix-Marseille, Magazine, Actualités,  traduction J.-L. Goyena,

[3] V. Tausk (1919), « De la genèse de ”l’appareil à influencer” au cours de la schizophrénie », Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1976, trad. J. Laplanche, V. Smirnoff et collaborateurs, p. 202.

[4] Voir mon texte, « Le contre-transfert et les origines de la technique psychanalytique », in Les femmes dans l’histoire de la psychanalyse, Paris, L’Esprit du temps, 1999, pp. 111-124. Ou celui d’A. Stefana, « The origins of the notion of countertransference », Psychoanalytic Review, 2015, 102(4):437-460.

[5] Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, II, 1908-1910, Paris, Gallimard, traduction N. Bakman, pp. 436-437 ; Prado de Oliveira, L’invention de la psychanalyse. Freud, Rank, Ferenczi, Paris, Campagne Première, 2014, p. 129.

[6] S. Freud, Correspondance avec le Pasteur Pfister 1909-1939, Paris, Gallimard, 1966, traduction L. Jumel, pp. 157-158.

[7] Il s’agît d’Elfriede Hirschfeld. Voir E. Falzeder, “My Grand-Patient, my Chief Tormentor: A Hitherto Unnoticed Case of Freud's and the Consequences.” Psychoanaytical. Quarterly, 1994, 63:297-331; G. Leff, L’affaire Freud-Hirschfeld, une valse-hésitation avec l’occulte, Paris, EPEL, 2018, traduction A. Guillon-Lévy.

[8] M.-C. Thomas, Lacan, lecteur de Melanie Klein, Toulouse, Érès, 2012.

[9] L. Grinberg, Qui a peur du (contre-)transfert ? transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique psychanalytique, idem, p. 51.