Notre-Dame phallique n’est plus S.Freud/J.Allouch

Notre dame

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Salut Laurent,

Freud a perdu l’Œdipe, je veux dire l’adresse de ton site… Je reçois à l’instant un texte de lui, car, me fait-il savoir, commençant par A, mon nom figure en premier dans la liste des analystes français qu’il tient soigneusement à jour. Il précise aussi qu’ayant atteint le 6 mai dernier l’âge très respectable de 163 ans il n’est pas très à l’aise avec Internet et ne parvient pas à y trouver l’adresse du site Œdipe. Je m’empresse de te transmettre sa lettre sans en changer une virgule.

Bien à toi,

Jean Allouch

Freud jeuneNotre dame

Notre-Dame phallique n’est plus

Bien que juif incroyant, les flammes qui ont porté gravement atteinte à votre cathédrale Notre-Dame m’ont brisé le cœur. Elles m’ont remis en mémoire mon séjour à Paris, d’octobre 1885 à mai 1886, au cours duquel Notre-Dame fut, avec la grande Sarah Bernhardt et la charmante fille de Jean-Martin Charcot, la troisième personne (si je puis ainsi parler d’elle) à m’avoir intensément troublé. Ainsi me suis-je spontanément senti en empathie avec tous ceux, nombreux, bouleversés par ce terrible événement. C’est vers eux que je me dirige par votre intermédiaire, car ils méritent autre chose et mieux que les commentaires dont j’ai pris connaissance jusqu’à aujourd’hui, à eux que j’adresse cette lettre de consolation.

Je n’apprendrai rien à personne en faisant observer que l’émotion s’est cristallisée sur la perte de la célèbre flèche d’Eugène Viollet-le-Duc. La plupart de vos journaux parus juste après l’incendie ont choisi de présenter l’événement par l’image de son effondrement. Mon élève Jacques Lacan aurait vu là une métonymie, la partie (la flèche) valant pour le tout (la cathédrale), mais ce n’est pas cela qui m’a d’abord retenu. J’ai en effet noté que les discussions, jusqu’à aujourd’hui, ont largement porté sur une seule et presque unique question : doit-on ou pas reconstruire cette flèche à l’identique ? Cette querelle des anciens et des modernes, dont la France a le secret, passe trop vite sur une question préalable et plus élémentaire, celle que l’on ne semble guère se poser : doit-on, tout simplement, reconstruire cette flèche ? Et un large et presque unanime accord paraît bel et bien être acquis sur ce point : oui, on la reconstruira. Toutes affaires cessantes, il faut la reconstruire. Comme, de même, l’ensemble de l’édifice, qui retrouvera dès que possible l’aspect qui fut le sien avant l’incendie.

Ces propos m’ont beaucoup étonné. N’avez-vous pas admis, dans votre belle langue, quelques termes de mon cru et, en particulier, celui de « travail du deuil » ? Bien évidemment, celui qui vient de perdre un proche ne le retrouvera plus jamais « à l’identique », et ce n’est certainement pas cela que vise le travail du deuil. C’est même, tout à l’opposé, une certaine façon d’accueillir la perte sans de trop fâcheuses conséquences.

De plus, s’agissant de Notre-Dame, un trait se laisse distinguer plus aisément qu’à l’occasion d’autres deuils. Et les commentaires n’ont pas manqué de l’isoler. À quoi fut due l’émotion toute spéciale suscitée par la chute de la flèche ? Permettez que je sois aussi franc avec vous que je l’exigeai de mes patients lorsqu’ils abordaient les rives de leur sexualité. Cette flèche est un symbole phallique dont on se demande ce qu’il pouvait bien faire là, accroché à ce lieu de prière et de célébration. Et c’est maintenant sa chute qui permet, qui réclame que l’on se pose cette question.

Un catholique fervent ne saurait déplorer cette perte de la flèche. Sa religion ne lui a-t-elle pas enseigné qu’elle en avait fini avec l’intention humaine trop humaine de s’élever vers Dieu ? Qu’elle en avait fini avec Babel ? Le Fils de Dieu s’est fait homme, il a pris sur lui toute la charge du péché. Il s’est abaissé, rendant définitivement inutile, inappropriée et malvenue toute tentative d’élévation. De plus, qui ne voit ce qu’avait d’inconvenant cette étrange figuration, jusque dans la pierre, d’une Notre-Dame phallique ? Le culte marital ne s’en trouvait-il pas mis à mal ?

Ainsi et de ce point de vue cet incendie se présente-t-il comme un heureux événement susceptible de conforter la spiritualité chrétienne. Et que donc, fidèle à cette spiritualité, l’on ne saurait mieux faire que de s’abstenir de reconstruire cette flèche phallique, cette pièce rapportée.

 

PS Si Œdipe devait associer une photo de moi à cette lettre, je prierai de choisir celle qui reste la moins connue, celle-là même dont les psychanalystes, à l’exception d’un seul, n’ont pas voulu et que je tiens à votre disposition. Je m’y présente sans barbe, comme, de même, Notre-Dame pourrait être désormais sans sa flèche.

Pr Dr Sigmund Freud