"La planète-camp." Psychanalyse de l'extermination de Joseph Rouzel par Monique Lauret

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Note de Lecture Joseph ROUZEL, La planète-Camp. Psychanalyse de l’extermination, L’Harmattan, 2023.

 

Le dernier de Joseph Rouzel, La planète-Camp. Psychanalyse de l’extermination, est un livre de résistance, dans un monde sociétal devenu orwellien en quelques années sous la pression de l’idéologie néolibérale appuyée par l’outil numérique et ses algorithmes de la désolation. Ce dernier outil, au lieu d’aider l’homme à simplement se libérer de tâches ingrates et limitantes, s’avère d’une certaine manière, véritable outil de contrôle de la population, masse à asservir d’abord et plier à la novlangue imposée au service des intérêts financiers de ceux qui détiennent les entreprises privées, élargies au public, jusqu’aux institutions concernant les métiers qualifiés d’impossibles par Freud : gouverner, éduquer et soigner.

La plupart des institutions croulent sous une imposition bureaucratique et ubuesque de « bonnes pratiques » préfabriquées soumises aux impératifs de productivité et de rentabilité, ne laissant plus aucune place à l’invention et à la créativité. La formation et toute autre forme de lien social sont réduites à devenir objets du Marché. Il se produit un piratage des espaces de cerveau libre, une saturation des espaces de pensée et d’échanges par l’appareillage des corps réifiés aux outils de consommation, comme le dit Claude Allione, diffusant à l’échelle de la planète une véritable « perversion de la parole ». « L’homme est devenu la Chose de l’homme lui-même ; c’est le Camp généralisé », écrit Joseph Rouzel. Il s’agit d’une extermination du sujet humain dans sa dimension d’être parlant, pensant, divisé ; dans sa dimension d’échange avec l’autre et sa capacité de spiritualisation, selon le terme de Nietzsche, dans un mouvement d’élargissement, l’erweiterung freudien, de sa pensée. Une réduction de cet être parlant, pensant, le seul pourtant capable des plus hautes prouesses et réalisations pour le devenir de l’humanité.

Les questions éthiques, sociales et politiques relèvent de nos esprits, souligne Edgard Morin, ce que le cinéma rappelle aujourd’hui avec le film « Oppenheimer ». Les dégâts humains et collectifs s’en font déjà largement sentir dans la croissance accélérée des débordements de violences, actings-outs désespérés d’un humain en mal de parole vraie, dans l’incidence exponentielle du nombre de dépressions et de suicides, passages à l’acte retournés conte le sujet lui-même. Nos politiques ne réagissent qu’en serrant davantage la vis du contrôle et de la répression au lieu de réinjecter du vivant.

Deux autres écueils sont observés sous les formes du communautarisme revendicatif et de l’individualisme forcené, repliés sur des intérêts narcissiques et non plus des idéaux pouvant renforcer le vivre ensemble et la démocratie. « Le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel » rappelait pourtant Lacan dans ses Écrits. Repenser les bases de la société dans un esprit d’humanité était déjà il y a quatre-vingt-dix ans le souci du philosophe Edmund Husserl dans sa Conférence de Vienne de 1935 au Kulturbund, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ». 

Ce livre de Joseph Rouzel est adressé à tous les assoiffés de parole vraie, celle qui relance le désir et réorganise la pensée en lui offrant une ouverture, par des espaces proposés par ses rencontres et ses lectures avec ses compagnons de route et de pensée :  le philosophe Dany-Robert Dufour, Jean-Pierre Lebrun, Pascal Quignard, l’éditeur Guillaume Nemer, Agnès Benedetti, Jean-Christophe Contini, Jacques Cabassut, Jean-Bernard Paturet, Daniel Zerbib et d’autres… Des traces écrites et déposées comme les cailloux blancs semés par le Petit Poucet pour retrouver sa route. C’est un travail qui défend la psychanalyse vraie, celle qui accueille le sujet de l’acte de parole dans son pouvoir de symbolisation, et œuvre à sa libération totale et non à son asservissement, dans une dimension inventive et poétique. La pensée vivante de grands penseurs se déplace aussi entre les lignes, Marx, Adorno, Morin, Sloterdijk, Freud et Lacan.  Ce livre rejoint le travail des résistants de la première heure, Roland Gori, Charles Melman, Bernard Stiegle, Pierre Legendre, Sege Lesourd….Il est adressé à tous ceux qui veulent résister à la lamination imposée de l’humaine condition à remplacer par l’IA, les promesses de désincarnation du transhumanisme et les utopies du métavers (méta-univers), la dernière invention de la domination du Camp. C’est un travail dans lequel je m’inscris aussi depuis de nombreuses années dans mes écrits et mes engagements. La plus intéressante percée du XXIe siècle, face au grand défi mondial qui nous attend d’avoir à préserver, sauvegarder et approfondir la démocratie, pourrait advenir, non pas par la technologie, mais par l’approfondissement du sens de la notion d’humanité comme le proposait Husserl, et aussi du concept de ce que signifie l’être humain, ce que j’avançais dans mon livre La conscience de l’humain.

D’où l’importance de la rencontre, comme l’affirme Joseph Rouzel, dans le passage offert où le désir s’affirme et trouve son orientation. Né dans un Camp, le camp Marguerite à Rennes, dans un milieu qui ne l’y prédisposait pourtant pas, Joseph Rouzel témoigne dans son émouvant récit autobiographique, de la possibilité d’accomplir un très grand chemin en Humanité, dans un engagement humain et collectif sans faille. La logique du Camp, il la connaît et déconstruit pour nous ses ressorts insidieux déjà perçus il y a soixante ans par Lacan, de façon à laisser jaillir de l’ombre du Camp des puits de lumière de la création et des lieux de « passage du désir ». Ce n’est pas sans évoquer le travail du noir de Soulages aussi convoqué dans ce livre. Joseph Rouzel s’inscrit, comme sa grand-tante, Jeanne Couplan, résistante durant la Seconde Guerre mondiale et qui n’a pas eu cette chance de réalisation, la vie volée à 29 ans au camp de Ravensbrück par la violence nazie et la cupidité de la dénonciation, dans la résistance au XXI è siècle. Celle de se faire éclaireur lucide, frère en humanité, véritable passeur dans la transmission du vivant. Un compagnon de route irremplaçable.

 

                                                                                                 Monique Lauret

 

 

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Une lacune, l’anarchie en quelque sens
Libre lecture de « L’anarchie - pour ainsi dire »
L’anarchie nomme ce qui, pour nous tous, fait embarras. Selon qu’on la place dans L’Un ou, pire, dans la cause de désir, l’objet a, la libeté fait hiatus.
L’anarchie est ou bien un mi-dire ou bien un savoir muet. Comme mi-dire, elle est une promesse, c’est le « je suis anarchiste » de Proudhon. L’anarchie, c’est l’ordre, sans gouvernement, moins la Loi. Rien que des régles qu’on se donne et remplace quand elles ont fait leur temps.
Comme savoir muet sur la liberté, qui refute le vrai (il y a plus d’une vérité), elle s’écrit, c’est son paradoxe, pour être lue et laisser voir. Un éléphant qui danse dans la savane, c’est notoire, écrit sa liberté.
Où, au plan du discours, il y a Dieu et sa supposition comme principe, on produit un autre principe, qui n’est que du vent, ou bien un rot ou bien un pet, le phallus ou sa consoeur, l’âme. L’âme n’existant pas, c’est le mystère du 2 qu’on n’obtient en mathématique qu’à partir du 3.
Socrate, pour qui veut l’imiter, sauve l’âme ; aliénant sa pulsion de vie, il place sa liberté dans l’Un (Le Banquet). Comment ? Par une double identification, d’un côté, il s’identifie contre la démocratie, qui l’a condammné à mort, à un mort ; de l’autre, il s’identifie à Eros. Un autre viendra, qui se disant le fils de Dieu, se fera reconnaître comme le fils de l’Homme . C’est fâcheux pour qui aime la vie. A l’origine, il y a, donc, bien la forge de l’éternité.
A l’origine, cependant, on peut, sans vendre son âme au Diable, partir d’autre chose que les Idées ou le Verbe. On peut ne partir que de la pulsion de vie. L’équivoque ironique sur Graeber, qu’il serait un verbe, n’est pas sans malice. Pour autant qu’il pourrait être autre chose que lui-même, elle engage un déni. Non, c’est non ! Graeber est un nom, le nom d’un anarchiste américain contemporain.
Délaissant le Verbe, Graeber part avec d’autres, des images, de l’autre imitation, celle qui induit l’art plutôt que la pensée. Il se fait, d’une autre manière que Joyce, qui rejette le « discours de l’Université », avec ses amis, artiste. Un peintre, Monet par exemple, mais ça n’est pas plus vrai que pour le poête, en nous offrant ce qu’il voit de vivant, excède la représentation, pas Gérard Garouste, qui, en impasse, plutôt la sature.
Qui aime la vie s’adonne à la manière d’Emma Goldman à la pulsion de vie pas au « désir », qui en est la perversion : Aussi longtemps que l’homme voudra bien laisser le diable prendre soin de son âme, il pourra, (où l’arène politique n’offre d’alternative qu’entre l’âne et l’escroc), selon la même logique, laisser les politiciens prendre soin de ses droits. (« La liberté ou rien. Contre l’état, le capitalisme, le patriarcat », Lux).
L’anarchie, ce n’est pas la folie, elle n’est pas la folie. Pourtant, souvent, ou bien on l’y confond ou bien on l’y assimile. On peut en avoir fait à ses dépens l’amère expérience. La figure du fou, son excentricité autant que son ex-timité, s’y prête. Le fou est si étrangement réel, inidentifiable qu’on impute à son désordre la plus grande liberté (Rabelais/Lacan).
Si elle n’est pas la folie, l’anarchie n’est pas davantage quelque anarchisme que ce soit, il est une idéologie comme une autre, mais la mise en acte d’une pratique discursive, la pratique de facto de la liberté qui met en cause l’invention platonicienne et son ressort : la dialectique.
Alors la césure de Descartes. La coupure épistémologique que Descartes introduit entre nature et culture (civilisation), qui institue le « sujet moderne » et l’entérinne est une fausse séparation si elle vaut comme appropriation de la nature. En effet, en instituant le moi comme « maître » de la pensée, Descartes en fait un propriétaire, il fait de la nature un bien. De la nature en son sens, nous ne sommes pas séparés, la nature, nous l’objectivons.
L’idéalisme est l’endroit du matérialisme, ils sont copains coquins, ils soutiennent l’individualisme ( cf., près de nous, les détours de Bruno Latour pour sauver le « sujet numérique »), où le marxisme soutient l’élitisme d’une classe dirigeante en sorte qu’Il y a incompatibilité de fait entre l’anarchie et la pratique hypocrite marxiste de la lutte des classes.
Les marxistes aussi bien que les socio-démocrates pensent en termes d’émancipation plutôt qu’en termes de liberté ; ils font du travail l’idéal de l’émancipation alors qu’il est la clé de toute domination.
Oui, le moi est haïssable, selon les raisons et l’expérience de David Graeber, pas selon celles de Pascal. Etant admis qu’il n’y a qu’une espèce de désir, qu’il n’est, où il n’y a rien, que manque inassouvable, où il n’y a pas, contre Freud, de pulsion de mort, sinon la volonté maligne de quelque moi, le désir falsifie la pulsion de vie.
Ca porte un nom. En clinique, le must du désir meurtrier d’un moi, c’est le masochisme et son paradygme, la mélancolie. Au delà du principe de plaisir, il y a la jouissance, le plaisir qu’on prend au malheur d’autrui. Un amour « emmelé » peut comporter quelque traitrise (Edvard Munch).
L’Un tout seul n’existe pas (Maître Tchouang) et il faut du trois pour faire de l’un. Ce qui vaut pour Dieu, il y a le pére, le fils et le Saint Esprit, vaut pour l’état, il y a l’exécutif, le législatif et la bureaucratie. C’est pareil pour qui est assujetti au langage, il y a le réel, le symbolique et l’imaginaire.
La question discursive que pose l’anarchie est relative à la levée du déni pervers qui assure la domination masculine. Où elle est possible, « un par un, une par une », peut-elle l’être quand on fait collectif ? Sans doute, puisque le collectif, ce que nous avons en commun, de commun, commence aussi à trois. Où nous avons la liberté, nous pouvons avoir l’égalité et la fraternité. Sans elle, on a rien.
Le capitalisme est - ce que de mon côté je montre aussi - ce que Edouard Jourdain (« Théologie du capital » PUF) soutient dans sa forme un événement théologique, la théologie chrétienne par le moyen de l’économie. L’éternité, le travail et l’argent sont en trop.
Alors le souvenir de Graerber, son expérience du harcelement scolaire et du désarroi de son père, l’intimidation et son ressort social, le retournement contre la victime. Où la « pulsion de mort » n’existe pas, il y a bien une volonté meurtrière, assassine, une jouissance méchante à dominer de quelque façon l’autre. Un petit malin ou petite maline, mais déjà deux « gros con » jouent de deux côtés à la fois. D’un côté, ils s’appuient sur l’autorité qu’ils mettent de leur côté ; de l’autre côté, sur le groupe qui laisse faire. Aussi Graeber imagine-t-il un ordre social anarchiste dont l’une des priorités serait de s’inoculer contre un tel mécanisme, il est le ressort psychologique qui justifie l’ogression.
Où nous n’avons besoin que d’une morale et de quelques règles que nous puissions respecter, prenons soin de nos enfants et de nos ainés, apprenons aux uns à jouer et s’entraider et veillons sur autres que l’âge rend dépendants.
L’autre comme impossible, sauf à recomposer le fantasme (l’hypocrisie philosophique autant que religieuse), comme autre, nous est irréel, singulier, unique.
Pour autant que le freudisme, le marxisme et l’individualisme constituent les trois piliers du discours dominant, ils instituent le sujet contemporain que Bruno Latour appelle de ses voeux.

BAUTISTA