La controverse de Valladolid

La controverse de Valladolid

La controverse de Valladolid

 

Chacun je pense, a entendu parler de ce qui fut sans doute l’un des évènements politique majeur du XVIe siècle (1550 et 1551) dont les conséquences furent immenses pour la colonisation non seulement de l’Amérique du Sud, mais également sur celle de l’ensemble du continent américain.

De quoi s’agit-il ? de deux choses en fait. L’une est un évènement inscrit dans l’Histoire l’autre d’un écrit prenant appui ou prétexte sur l’évènement en question.

 

Concernant l’évènement historique, c’est sur une demande de Charles Quint que fut organisé ce débat qui opposa essentiellement le dominicain Bartolomé de Las Casas au théologien Juan Ginès de Sepùlveda. Le débat devait porter sur le sort réservé aux Indiens colonisés et aux modalités de leur évangélisation. Les uns prêchant l’exemple et les autres la contrainte. Nous n’entrerons pas dans les détails des arguments des uns et des autres. Soulignons simplement que la conséquence fut sans doute un « meilleur » traitement supposément destiné aux indiens mais paradoxalement et pour ne pas gêner les colons ceux-ci furent remplacés par des noirs qui paieront très cher les conclusions de cette confrontation notamment par leur déplacement et leur mise en esclavage de l’Afrique vers les plantations du continent nord et sud américain.

 

Le roman dramatique de Jean-Claude Carrière paru en 1992 fut adapté pour le théâtre ainsi qu’à la télévision.(https://www.youtube.com/watch?v=0fJkaB871e4) Il se proposait d’opposer deux thèses, l’une qui soutenaient que les Indiens avaient une âme et les autres soutenant qu’ils n’en possédaient pas et que donc il était loisible de les traiter autrement que des hommes. Soulignons que ce débat n’a jamais été celui de la Controverse historique.

 

Bien entendu, la différenciation entre les humains en particulier au niveau des droits est bien antérieure au XVIe siècle. On peut dire qu’elle a plus ou moins toujours existé et qu’elle demeure bien entendu encore aujourd’hui, chacun peut aisément le constater et qu’elle ne disparaîtra pas de sitôt, exemple entre les hommes et les femmes. Mais que c’est plus radicalement, qu’il puisse exister des êtres ayant toutes les qualités d’êtres humains mais qui se trouvent de fait séparés, dépouillés de leur humanité.

 

Il n’est pas inutile de lire ou de relire la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen[1]. Celle-ci proclame que « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ceci est bien connu et fonde notre idéal démocratique des sociétés modernes . Ce texte est et demeure depuis la Révolution Française un texte profondément révolutionnaire. Mais il ne fait pas mention de la définition de ceux qui sont l’objet de ce texte. Qui sont donc ces hommes et ces citoyens dont nous parle ce texte ?

 

C’est bien là entre autre que le bât blesse et ouvre le champ à une mise en question de l’inégalité absolue entre les humains . L’idéologie nazie en refusant le statut d’être humain aux juifs, aux handicapés, aux malades mentaux et à bien d’autres catégories de la population notamment les Tziganes à en quelque sorte ouvert la voie.

 

Cette idéologie fait partie de l’Histoire et pourrait sembler en quelque sorte enterrée du fait de sa condamnation unanime. Pourtant j’en vois pour ma part la résurgence insidieuse dans les propos de ceux qui face aux conséquences de l’épidémie prônent sans vergogne la distinction entre les individus utiles à la société et qu’il faudrait pouvoir autoriser à vivre comme ils l’entendent, c’est-à-dire sans restriction, et les autres qui, trop âgés ou trop marqués dans leur corps par la vie et la maladie sont à la merci de ce virus et qu’il faudrait cloîtrer ou laisser tranquillement exposés aux conséquences de la population la plus jeune et la plus vaillante. Roland Gori nous dit que l’idéologie nazie a infiltré nos discours. Je suis de plus en plus enclin à le croire.

 

Dr Laurent Le Vaguerèse

[1] https://www.elysee.fr/la-presidence/la-declaration-des-droits-de-l-homme-et-du-citoyen

https://www.youtube.com/watch?v=OHkpxGUo9Cc

 

 

La contribution de Roland Gori

ROLAND GORI[1]

 

 
Suite au texte de Laurent Le Vaguerèse s’inquiétant de la résurgence d’une idéologie qui « évalue » les droits d’existence des « citoyens » à l’aune de leur  « qualité de vie », de leur « utilité sociale » ou de leur « espérance de vie » , je tombe ce matin, 5 février 2021, sur une tribune publiée le 5 février par Libération, datée du 1e février et  co-signée par Vincent Puybasset, étudiant en histoire et Odile Launay, professeure de maladies infectieuses à l’Université de Paris, respectivement représentant pour l’un, la jeune génération,  et pour l’autre, l’ancienne.

Avec tact et délicatesse on y apprend que « s’il n’est pas question de confiner les personnes vulnérables et les plus âgées de manière obligatoire, pour des raisons à la fois juridiques et éthiques, il paraît nécessaire de les appeler à un «auto-confinement» plus strict dans les semaines à venir, et ce malgré les efforts bien réels auxquels elles consentent déjà aujourd’hui. La santé des plus fragiles engage malheureusement l’existence des moins vulnérables à la maladie. D’ici quelques mois, les Français les plus exposés seront pour la plupart vaccinés et immunisés, grâce au choix consenti par tous de les rendre prioritaires dans l’accès à la vaccination. Il paraît légitime de leur demander, d’ici là et en échange, une vigilance accrue et maximale. Certains déplacements resteront néanmoins indispensables: courses, rendez-vous médicaux, déplacements pour se faire vacciner… Pourquoi ne pas leur réserver des horaires aux heures creuses dans les supermarchés ? ». L’esprit venant aux âmes bien nées, la tribune poursuit sur des propositions concrètes :  « Prévoir des livraisons à domicile de nourriture et de biens de première nécessité ? Vérifier l’installation informatique des plus anciens pour leur assurer une relation au moins virtuelle avec leur famille ? Ou encore, dans le cas d’une réouverture des salles de spectacle, mettre en place des sessions réservées aux plus fragiles, et d’autres aux moins vulnérables ? Une culture de l’épidémie reste à inventer. »

Le style, la posture éthique, la rationalisation politique sont modérés, habiles, face aux drames que nous connaissons, dépressions et suicides des « jeunes », fermetures des restaurants et des lieux de culture, réduction de la vie économique, il apparait que : « les plus fragiles ne sont plus seulement les personnes vulnérables à la maladie. A des degrés variés, nous sommes tous devenus vulnérables depuis mars. »

Qui pourrait le contester ? Sûrement pas le grand microbiologiste Charles Nicolle, opportunément cité dans cette tribune de Libération à propos du « génie propre du virus » capable de contourner les protections sanitaires pour mieux se reproduire. Certes. Mais Charles Nicolle est aussi celui qui écrivait, en 1933 : « la connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. Nous sommes aussi, à ce point de vue, quels que soient nos sentiments vis-à-vis d’eux, solidaires des animaux, surtout des bêtes domestiques […qui] portent souvent les germes de nos infections.[2]» 1933… date fatidique de l’arrivée au pouvoir des nazis avec leur idéologie malsaine, spencérienne, de sélection « naturelle », d’interdiction de protéger les faibles, les débiles, les « malbâtis » disait Herbert Spencer.

Nous pensions ce temps révolu. Nous avions tort. Foucault nous avait enseigné que dans la modernité, l’humain doit justifier ses droits à l’existence, que la biopolitique fait du vivant et de son corps un enjeu politique et le lieu des normalisations sociales. Agamben n’a cessé de le répéter : la politisation de la vie nue constitue l’élément décisif de la modernité. Il y a un lien serré entre le politique et la vie nue. L’épidémie est en train de se révéler comme le scalpel qui ouvre l’anatomo-politique du corps social moderne.

Et, une fois encore nos ordres juridico-politiques se trouvent hantés par les formes réactualisées du passé. Adorno nous avait averti : « même en pleine prospérité, même lorsque temporairement, on manque de main-d’œuvre, la plupart des hommes s’éprouvent secrètement comme chômeurs potentiels, assistés, et du même coup comme objets et non plus comme sujets de la société : voilà la raison légitime et hautement vraisemblable de leur malaise. Il est évident qu’à un moment donné, ce malaise peut susciter un blocage, un retour vers le passé, et être manipulé jusqu’à provoquer le retour du malheur.[3] » C’est, précise-t-il, que le fascisme survit moins à cause des nostalgies des organisations néo-nazies que parce que nous n’avons pas changé dans les conditions sociales actuelles les facteurs de son émergence. Ce n’est pas en tant que souvenirs, dont certains pourraient avoir la nostalgie, que survit le nazisme mais en tant que virtualités des conditions actuelles de la démocratie. Ce qui le conduit à affirmer : « j’estime que la survie du nazisme dans la démocratie présente plus de dangers potentiels que les tendances fascistes dirigées contre la démocratie.[4] »
Nous le savons, en 1920 le juriste Karl Binding et le professeur de médecine Alfred Hoche publient un ouvrage statuant sur « l’autorisation de supprimer la vie indigne d’être vécue ». Les nazis en feront une industrie politique ! L’euthanasie devient le concept juridico-politique qui circonscrit le statut de « citoyen ». L’économie humaine rationalisée est en marche : « nous nous rapprochons de plus en plus d’une synthèse logique de la biologie et de l’économie [ …] la politique devra être en mesure de réaliser toujours plus étroitement cette synthèse […] », comme l’écrit en 1942 le nazi Reiter. Sans devoir développer ici ce que j’ai analysé dans mon dernier essai,  Et si l’effondrement avait déjà eu lieuL’étrange défaite de nos croyances, (Paris, LLL, 2020),   essayons d’analyser ce retour d’une pensée qui fonde les droits du citoyen non sur son appartenance nationale mais sur sa position statistique sur une distribution biopolitique des populations, comme une forme réactualisée d’un vieux paradigme dont le nazisme a fait sa justification juridique et son concept politique.

Inutile de conduire un procès d’intention en nazisme à ces auteurs de la tribune étudiée, ils ont, l’un comme l’autre des soucis humanitaires les conduisant à proposer que pour les « vulnérables », écartés un temps de la communauté des citoyens, on leur livre des repas à domicile ou on leur réserve des plages horaires de visites des musées. Le problème n’est pas l’intention des auteurs. Le problème est de fonder une politique, une biopolitique des droits sur l’inégalité de valeur des vies. C’est précisément dans le texte de la tribune :  « Pierre angulaire de notre système de droits, l’égalité ne doit pas faire oublier que toutes les tranches de vie ne se «valent» pas, vérité qu’il n’est possible de reconnaître que dans des circonstances aussi dramatiques que celles actuelles. Les besoins ne sont pas les mêmes à tous les âges non plus. » Les jeunes  « auront à reconstruire notre société et à assumer dans le futur les investissements massifs et légitimes consentis pour répondre à la crise. Face au seul critère de la mortalité se dressent des vies sinon «perdues» du moins «empêchées» ou considérablement «réduites». »

L’enjeu est précisément là : conduire une politique, non sur la parole et le débat public, mais sur un critère politique mettant à contribution les citoyens non sur leur fortune par exemple mais sur leur appartenance à une classe d’âge définissant leurs droits. C’est le moment où il s’avère impossible de ne pas évoquer cette terrible phrase de Georg Orwell si souvent citée par le sociologue Fréderic Pierru : « lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras et le chapeau melon. » Nos sociétés modernes, à l’image des sujets qui les composent et dont nous nous occupons,  cèdent volontiers à l’oubli. Il est urgent de relire  L’étrange défaite (1940) de Marc Bloch : « le proche passé est, pour l’homme moyen, un commode écran : il lui cache les lointains de l’histoire et leurs tragiques possibilités de renouvellement. »
 
 
 
 

 


[1] Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie clinique à l'université d’Aix Marseille. Auteur de Et si l’effondrement avait déjà eu lieuL’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020.  

[2] Charles Nicolle, 1933, Destin des maladies infectieuses, Paris, PUF, 2012, p 21.

[3] Theodor W. Adorno, 1963, « Que signifie : repenser le passé ? », in : Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, p 121.

[4] Theodor W. Adorno, 1963, « Que signifie : repenser le passé ? », in : Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, p 112.