gourevitch-aharon-appelfeld. par Fabienne Biegelmann

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L'écrivain israélien Aharon Appelfeld est mort le 4 Janvier 2018 en Israël. Il est né en 1932 près de Czernonowitz en Bucovine alors roumaine devenue aujourd'hui ukrainienne. Il est encore un enfant quand éclate la deuxième guerre mondiale, sa mère est tuée et il est déporté avec son père dans un camp de travail en Transnitrie alors qu'il a huit ans. Appelfeld s'évade du camp et survit en errant dans les forêts ukrainiennes puis il arrive en Palestine en 1946.

 

Ses livres sont connus assez tardivement en France, c'est seulement en 1985 qu'est publié Le temps des prodiges dans une traduction d'Arlette Pierrot chez Belfond, alors que le texte a été édité en 1978 en Israël. De nombreux autres livres suivront aux éditions de l'Olivier avec Valérie Zénatti comme traductrice jusqu'à la sortie de son dernier livre Des jours d'une stupéfiante clarté en Février 2018.

L’œuvre d'Appelfeld est nourrie tout entière de la catastrophe inaugurale qu'il a vécue enfant.

 

Chacun de ses livres témoigne d'un moment traumatique : avec Le temps des prodiges, Badenheim 39, Histoire d'une vie c'est le temps d'avant la tragédie qui fait l'essentiel du récit, dans L'immortel Bartfuss, Le garçon qui voulait dormir, Des jours d'une stupéfiante clarté, il relate le temps d'après : le retour des rescapés, l'arrivée en Palestine, la vie en Israël. Un moment essentiel demeure hors texte dans ses premiers romans : le séjour dans le camp. Ce point hors présent du récit, hors mémoire consciente, refoulé, ou dénié, indicible, irrigue l'angoisse du temps d'avant et éclaire les tourments de l'après. Dans Histoire d'une vie il souligne son silence : « Cette fois non plus je ne toucherai pas ce feu. Je ne parlerai pas du camp. »

 

Quand nous découvrons ses romans nous avons tendance à identifier en chacun d'entre eux un moment de son vécu personnel.

Dans Le temps des prodiges un petit garçon est pris dans l'angoisse de ses parents, il sent qu'ils sont au bord d'un gouffre qu'il ne peut nommer. Dans La chambre de Mariana nous sommes après le camp, une prostituée recueille un enfant qui vagabonde dans la forêt. Mais la réalité est plus complexe : le couple parental du Temps des prodiges ne coïncide pas avec celui d'Histoire d'une vie, le père du premier est un écrivain connu, celui du second est un homme d'affaires, le premier refuse de s'exiler, le second est dans la quête malheureuse d'un visa. Où est Aharon Appelfelfd ? Dans un entretien avec Philippe Roth – publié avec d'autres interviews sous le titre Parlons travail - il s'en explique : « Moi, je n'ai jamais raconté les choses comme elles se sont passées. Tous mes livres sont bien en effet, des chapitres de mon vécu le plus intime ; pour autant ils ne sont pas l'histoire de ma vie. » Appelfeld a toujours refusé d'être étiqueté comme « un écrivain de la Shoah. » Ce qui a été refoulé fait retour selon des variations qui lui sont propres, la vérité du trauma n'est pas un décalque du réel,ni témoignage ni autobiographie au sens strict du terme même si Histoire d'une vie écrit à la première personne se rapproche de l'autobiographie. Appelfeld nous dit un mal vécu par lui et par d'autres, l'intime d'une souffrance qui se reconstruit dans les choix d'une écriture, d'un style.

 

La mémoire est son matériau privilégié dans sa réalité paradoxale car la pente naturelle de la mémoire est à l'oubli de ce qui fait souffrir. Dans la préface d’Histoire d'une vie il nous avertit que les pages que nous allons lire sont « des fragments de mémoire » qui ont surgi après des années d'oubli : « Pendant de longues années je fus plongé dans un sommeil amnésique. » Le garçon qui voulait dormir témoigne de l’apothéose de l'oubli dans le sommeil de l'enfant rescapé qui veut seulement dormir,

Toujours dans Histoire d'une vie il écrit « Je me souviens très peu des six années de guerre », quand le passé douloureux ressurgit c'est brièvement à travers des images « ces images, parfois aussi violentes qu'un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d'être révélées. », Et encore : « Les épreuves de la guerre grouillaient en moi, lourdes et pesantes, et je voulais les refouler encore. » C'est bien le refoulement qui est en jeu, Appelfeld écrit contre la vocation de la mémoire au refoulement. Mais les souvenirs ont une chance de se dire car « parfois des scènes de guerre réapparaissaient et réclamaient leur droit à l'existence ». L'écriture naît de ce conflit entre deux forces opposées, entre les pulsions de mort qui au-delà même du refoulement incitent à un sommeil de mort,- le garçon qui voulait dormir est au début du livre dans une léthargie entre la vie et la mort - et les pulsions de vie qui revendiquent le désir d'écrire, de donner forme à l’innommable, d'inscrire des traces humaines là où les massacres de masse avaient vocation à dénier et à détruire l'humanité des victimes.

 

Pour Appelfeld le corps est du côté de la mémoire, il se souvient, les sensations réveillent le passé. Dans Histoire d'une vie l'enfant qui a connu la vie du ghetto, dit avoir oublié les dates et les noms des gens mais aussi ce qu'il ressent ces jours-là dans tout son corps : « Chaque fois qu'il pleut, qu'il fait froid ou que souffle un vent violent, je suis de nouveau dans le ghetto, dans le camp ou dans les forêts qui m'ont abrité longtemps. La mémoire s'avère-t-il, a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l'odeur de a paille pourrie ou du cri d'un oiseau pour me transporter loin et à l'intérieur ». Les souvenirs sont faits d'images, de ce qui a été vu, entendu, senti, et les réminiscences du bonheur reviennent aussi. Du passé d'avant la catastrophe il dit : « il ne reste aucune parole dans ma mémoire, seulement les regards de ma mère. »

 

Et pourtant dans ce même livre, Histoire d'une vie le premier souvenir évoqué est celui d'un mot, « un mot long et difficile à prononcer, Erdberen, « fraises » en allemand. » Avec ce mot les souvenirs du bonheur surgissent : l’image de la mère devant la fenêtre, l'apparition d'une jeune ruthène portant sur la tête un panier rempli de fraises, la voix de la mère qui s'exclame à haute voix en allemand « Erdberen » quand elle voit les fraises, le rire du père, le délice de manger des fraises « Je suis si heureux, je m'étouffe de bonheur. »

 

Après « Erdberen » vient le souvenir d'un autre mot étrange et incompréhensible, « Misstama », un mot que sa grand-mère répète plusieurs fois par jour. L'enfant hésite longtemps à en parler à sa mère, avec elle il parle allemand - : « Parfois il me semble que la langue de grand-mère et grand-père met maman mal à l'aise. Un jour j'ai pris mon courage à deux mains pour demander : « quel est le nom de la langue que parlent grand-père et grand-mère ? » « Le « yiddish » chuchota maman à mon oreille. » À l'intensité orale et fusionnelle avec la mère fait suite le malaise associé au yiddish. La mère s'exclame à haute voix en allemand quand elle voit des fraises mais elle chuchote à l'oreille de son fils le mot « yiddish ». « Misstama » demeure mystérieux, il s'efface derrière le mot « yiddsih » . « Misstama » annonce la catastrophe qui vient et où la question lancinante deviendra pour tous les Juifs, les Juifs assimilés qui maniaient l'allemand avec aisance et les Juifs de la génération de leurs parents qui parlaient en yidddish, ceux qui allaient à la synagogue et ceux qui n'y allaient plus : « c'était qui, c'était quoi, un Juif ? »

 

Dans un livre paru à New York en 1994 sous le titre Beyond despair A.Appelfeld a repris trois conférences faites aux Etats Unis . Ce texte fut traduit en français et publié aux Editions de l'Olivier en 2006 sous le titre L'héritage nu. C'est dans la première de ces conférences qu'il écrit : « Nous parlons de la Shoah en termes de souffrance physique sans voir que la souffrance spirituelle n'était pas moins démesurée. Si à l'extérieur ils étaient accablés d'accusations à l'intérieur un supplice fouillait l'esprit. C'était qui, c'était quoi, un Juif ? » Appelfeld nous parle de Juifs qui ne savent plus ce que signifie leur judéité, qui s'en détournent ; dans la même conférence il écrit : « Quelque chose doit être dit, et ce n'est pas facile: les processus d'autodestruction qui allaient de pair avec la haine de soi étaient en route des années avant la Shoah. Ce fut particulièrement vrai de l'intelligentsia. »

 

Dans Le temps des prodiges les parents de l'enfant qui raconte son histoire appartiennent à l'intelligentsia.

Le texte s'ouvre avec le retour en train de l'enfant avec sa mère après des vacances chez les grands-parents maternels dans les Carpates. Le sentiment d'une catastrophe imminente envahit la mère, sans raison  apparente elle éclate en sanglots au moment du départ et transmet son angoisse à son fils. À un moment le train s'arrête, une voix ordonne aux ressortissants étrangers et à ceux qui ne sont pas chrétiens de naissance d'aller s'inscrire à un bureau avec leur carte d'identité. Ce recensement antisémite est le premier prodige que l'on peut entendre au sens de signe divin annonçant une catastrophe. Une voyageuse dit avec un « rire vulgaire » : «  c'est pour moi, je suis juive de naissance » et suscite la colère froide d'un homme qui proteste : « ce tapage juif est insupportable ». La haine des Juifs est repérable d'emblée, en un temps premier elle vient des autres mais très vite le père témoigne aussi de cette haine : quand sa femme lui apprend que le train s'est arrêté pour un recensement il s'irrite d'abord contre la bureaucratie mais « ajouta aussitôt que depuis l'arrivée de ces Juifs de l'Est tout s'était détérioré. » Le personnage du père est typique de l'intelligentsia juive qu'Appelfeld stigmatise sans pitié dans ses livres : écrivain à succès, admirateur de Kafka, ami de Stefan Zweig, il maudit les commerçants juifs et leur cupidité. Le couple parle bien l'allemand et n'a aucune pratique religieuse. Très vite la célébrité du père s'effondre, il devient la cible de critiques ouvertement antisémites mais loin de s'en révolter il reprend fiévreusement ses textes et s'accuse : « Il était prêt à reconnaître que ni lui, ni Wassermann, ni Zweig, ni même Schnitzler n'étaient parvenus à un réel niveau d'art. » Quand un parent vivant en Amérique du Sud leur propose de le rejoindre le père s'irrite et déclare : « Qu'on fasse partir les commerçants, qu'on fasse partir la petite bourgeoisie. Je n'ai jamais pu les supporter. » Et il va jusqu'à clamer : « on devrait exterminer les commerçants juifs qui flétrissaient tout ce qui existait de bon. »

 

Appelfeld nous montre la haine antisémite des nazis survenir dans un terrain miné où certains Juifs se détestent eux-mêmes et s'autodétruisent. Certes à aucun moment il ne fait de l'intelligentsia une cause de la Shoah, les bourreaux seuls ont la responsabilité des massacres mais il porte un regard violent sur les Juifs assimilés . Dans l'entretien qu'il a eu avec Appelfeld Philip Roth remarque que dans Badenheim 1939 roman qui montre l'arrivée de la catastrophe dans une jolie petite station balnéaire fréquentée par la bourgeoisie juive qui ne veut rien en savoir, à aucun moment il ne mentionne que la guerre règne en Europe ; Philip Roth émet l'hypothèse que ce silence tiendrait à un récit écrit à hauteur d'enfant, donc incapable de comprendre ce qui est en train de se jouer. Mais l'auteur ne confirme pas cette lecture. La cécité n'est pas réservée aux enfants, elle désigne les Juifs : « Avec leurs valeurs humanistes, les Juifs assimilés s'étaient construit une tour d'ivoire d'où ils contemplaient le monde. Ils étaient bien certains de ne pas être juifs. Ce qui s'appliquait aux Juifs ne pouvait s'appliquer à eux. » dit Appelfeld à Philip Roth dans Parlons travail . Affirmer le mépris des Juifs de l'Est comme le fait le père dans Le temps des prodiges c'est rêver de n'avoir rien en commun avec eux, c'est une pensée magique où ce qui concerne les Juifs pourrait ne pas concerner certains d'entre eux. Ce n'est pas seulement la conscience de l'enfant qui est anhistorique mais celle des Juifs d'alors, et tout particulièrement des Juifs cultivés. Le temps des prodiges est le livre de l'angoisse, de la peur face à un danger réel que tous pressentent sans pouvoir seulement le nommer, le savoir inconscient de l'effondrement à venir qui coexiste avec le déni du danger. À la fin de la première partie on retrouve le train prémonitoire du commencement : « Nous étions déjà enchaînés dans un train de marchandises ». Le cataclysme montre son vrai visage.

 

Cette lecture que nous propose Appelfeld sur le monde juif d'avant la Shoah n'est pas celle d'un enfant. Le très jeune garçon qui a traversé la guerre est présent dans ses souvenirs violents comme des coups de feu, dans les rêves où il est avec ses parents, mais son regard sur l'intelligentsia, quand bien même s'originerait-il de son milieu familial, est celui d'une maturité adulte. Appelfeld souligne sa tendresse pour la génération de ses grands-parents, ceux qui parlaient toujours en yiddish et maintenaient vivantes leurs croyances religieuses. Tenus de faire profil bas par leurs fils, leur tristesse, écrit Appelfeld dans L'héritage nu n'était pas celle des gens âgés mais des vaincus.

 

 

Les analyses d'Appelfefd de l'intelligentsia évoquent parfois celles d'Hannah Arendt. Dans Les Juifs dans le monde d'hier publié avec d'autres articles dans La tradition cachée - chez Christian Bourgois-, elle dénonce avec son intelligence lucide et méchante les illusions dont témoigne Stefan Zweig dans son livre Le Monde d'hier : « Bien sûr, le monde que Zweig décrit est tout sauf le monde d'hier . » Ce livre n'est jamais que le monde de Stefan Zweig, l'auteur n'a jamais vécu dans le monde réel mais seulement à sa lisière. Protégé par les « barreaux dorés » de sa célébrité littéraire il ne fait jamais allusion au chômage de l'entre-deux-guerres qui frappa si violemment son Autriche natale, et continua à revendiquer fièrement son apolitisme. La catastrophe de la deuxième guerre mondiale lui apparut comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu. L'homme de lettres nous raconte comment il a été expulsé du paradis des plaisirs intellectuels, « Il n'avait jamais prévu, conclue H.Arendt, que « le célèbre Stefan Zweig » puisse devenir « le Juif Zweig ».

 

Mais si H.Arendt est elle aussi sans pitié envers les illusions d'une certaine intelligentsia qu'elle apparente à de la lâcheté elle ne réduit pas le monde des Juifs d'avant-guerre à ces parvenus qui faisaient de leur talent intellectuel leur ticket d'entrée dans la bourgeoisie cultivée européenne ; elle reprend à Bernard Lazare (1865-1903) les catégories de paria et de parvenu. Disons pour aller vite que les parvenus désignent aussi bien les Juifs riches, banquiers et hommes d'affaires, que les élites intellectuelles juives en quête d'assimilation. Dans La tradition cachée H.Arendt leur oppose les parias « ceux qui se sont efforcés au contraire de prendre au pied de la lettre, et en un sens inédit jusque-là, la bonne nouvelle de l'assimilation et d'être en tant que Juifs des hommes. » Ces Juifs auxquels on refusait la liberté politique se sont opposés aussi bien à leur environnement juif que non-juif. Ainsi Heine, Lazare, Kafka, Chaplin, à travers la littérature, la politique, le cinéma, « relèvent d'une tradition fût-elle cachée ». Ils ont inventé des modes de dépassement du repli sur soi auquel ils semblaient condamnés. Appelfeld savait bien lui aussi que le monde juif était riche de sa diversité, dans L'héritage nu il écrit : « Tous les phénomènes qui étaient apparus pendant le siècle passé étaient représentés dans la famille : il y avait des anarchistes, des communistes, des sionistes et des membres du Bund. » mais il montre surtout leurs conflits destructeurs. Dans Et la fureur ne s'est pas encore tue les parents de l'enfant qui raconte l'histoire, Bruno, sont tous les deux communistes. Révoltés par l’injustice du monde, ils poursuivent leur combat, passant à la trappe le fait que les responsables communistes traitent les Juifs comme des citoyens de seconde zone. La mère de Bruno vient en aide aux plus démunis jusque dans le ghetto. Et pourtant selon Appelfeld les Juifs communistes souffrent comme les autres d'une même haine de soi. À Philip Roth il disait dans Parlons travail : « La seule hostilité que les Juifs se soient autorisés, ils l'ont retourné contre eux-mêmes » et « ce sentiment de culpabilité a pris ancrage et refuge chez tous les Juifs qui veulent réformer le monde, les socialistes et les anarchistes de tout poil, mais aussi et surtout les artistes. Jour et nuit la flamme de cette culpabilité produit de la terreur, une sensibilité écorchée, de l'autocritique, qui va parfois jusqu'à l'autodestruction. » Là où Hannah Arendt voyait des ouvertures fécondes chez un écrivain comme Heine, un cinéaste comme Chaplin, Appelfeld ne perçoit que des impasses autodestructrices.


Autre divergence essentielle entre eux : Hannah Arendt réfléchit en termes de pensée politique, elle fait appel à un « peuple juif » inconscient de sa réalité de peuple au moment de la Shoah. Appelfeld est aux antipodes de cette démarche historienne, il privilégie l’existence de forces archaïques, irrationnelles, à l’œuvre chez les bourreaux. Pour nous ces deux approches ne sont pas nécessairement contradictoires. Appelfeld a raison d'évoquer des pulsions profondes irrationnelles, mais une question demeure : l'irrationnel est toujours présent dans l'antisémitisme comme dans la haine raciste mais qu'est ce qui fait qu'à un moment donné ces forces archaïques prennent une dimension collective et galvanisent les foules ?

 

 

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Le temps d'après, celui du retour des rescapés, est tout sauf une libération heureuse. L'arrivée en Israël est présente dans Histoire d'une vie comme une période douloureuse. C'est le temps où commence un travail de deuil. Pendant la guerre l'enfant persistait dans l'espoir de retrouver sa mère qu'il croyait savoir morte. La fin de la guerre était le rêve d'un retour à la vie familiale d'avant, la réalisation de ses rêves nocturnes où il était avec ses parents, toujours vivants. La langue hébraïque vient brutalement interdire ce rêve. Le travail du deuil se joue sur le terrain de la perte de la langue maternelle. Au temps fabuleux des commencements l'enfant vivait dans quatre langues. L'allemand était cette langue que la mère aimait et pratiquait. À la maison on parlait en allemand. Mais chez ses grands-parents on parlait le yiddish et la servante parlait le ruthène. Le roumain était la langue du pouvoir et ils ne l'intégrèrent jamais vraiment mais à l'occasion pouvaient s'en servir. « Nous baignions dans quatre langues » écrit-il. Les langues coexistaient sur un mode heureux, ils se parlaient en allemand mais quand un mot venait à manquer ils avaient recours au yiddish ou au ruthène. Une sorte de Babel heureuse.

 

Avec la guerre toute parole devient dangereuse ou superflue. Face au froid, à la faim, les mots sont inutiles, face à la souffrance intime ils sont dérisoires : « Les mots ne permettent pas d'affronter les grandes catastrophes. » Dans la fuite il faut se cacher et se taire.

L'hébreu arrive comme un malheur. Dans le camp d'Atlit où les réfugiés furent parqués par les anglais ils apprennent quelques mots d'hébreu, ils résonnent comme des ordres, c'est une langue de soldat insupportable. Après Atlit, « Dans les kibboutzim et les camps de jeunesse, la langue était imposée de force. Celui qui parlait dans sa langue maternelle était blâmé, mis à l'écart, et parfois puni. » Que l'allemand soit la langue des assassins ne compte pas vraiment pour lui car cette langue demeure la langue de sa mère, la langue qu'il avait parlé avec elle depuis qu'elle l'avait nourri. Le choix de l'hébreu érigé en devoir implique le renoncement à la langue maternelle et avec lui à l'espoir de la retrouver vivante. La première année en Israël aura été silencieuse, l’adolescent se tait ou bégaye, se replie sur lui et se réfugie dans la lecture et l'écriture de son Journal. La vocation à l'écriture a partie liée avec la difficulté à parler.

Le lien avec l l’Hébreu et avec Israël se fait plus tard via la littérature yiddish et hébraïque, grâce à des rencontres heureuses, avec Leib Ruchman, un poète yiddishisant, puis avec Gershom Scolem, Martin Buber, et avec Agnon l'écrivain le plus célèbre alors en Israël.

Être un rescapé c'était aussi avoir à supporter les questions cruelles et absurdes que posaient les israéliens - parmi d'autres - dans les années qui suivirent la guerre : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas révoltés et pour quoi avez-vous été conduits comme du bétail à l'abattoir ? » Pendant la guerre il n'y avait aucun ailleurs accueillant pour les Juifs, L'Europe pour l'essentiel acquiesçait de fait aux déportations. Les rescapés interpellés sur ce mode se sentaient accablés et coupables. Appelfeld n'appréciera pas plus la propagande sioniste qui suivra, celle qui exaltera les héros de l'insurrection du ghetto de Varsovie. Ces rébellions existèrent et furent courageuses mais le rapport de force était tel que la plupart des rescapés ne pouvaient s'y reconnaître et une fois de plus la culpabilité fut exacerbée. Enfin celui qui immigre est encouragé à refouler l'expérience douloureuse qu'il a vécue, trop monstrueuse pour ne pas être soupçonné de mentir s'il en parle, et ceux qui créent un nouvel Etat juif font l'éloge des hommes forts et n'ont pas envie d'entendre parler de massacres.

 

Quoi qu'il en soit du discours dominant la culpabilité est inévitable pour ceux qui sont revenus des camps, ils se reprochent d'avoir survécu et laissé mourir leurs proches, Sans doute se reprochent ils aussi de tenter de se soumettre à l'impératif de les oublier.

Dans L'immortel Barfuss un rescapé erre en solitaire sur le littoral d’Israël, il demande à sa maîtresse mourante : « Qu'est-ce qu'on a fait, nous, les survivants de l'Holocauste ? » Quel survivant peut éviter cette question à laquelle il est impossible de répondre ?

 

Le dernier livre d'Appelfeld Des jours d'une stupéfiante clarté renoue avec la thématique du retour des rescapés. C'est un des textes le plus douloureux d'Appelfeld.

Théo, au sortir de l'adolescence, est libéré du camp par les Russes et il décide de faire seul le chemin du retour jusqu'à la maison où il vivait avec ses parents, non loin de Vienne. Son périple est éprouvant à plus d'un titre : il est encore sous l'emprise des souvenirs du camp où il fut torturé par la faim et par les gardiens, mais aussi parce que ses camarades de baraquement qu'il veut quitter prennent la figure de nouveaux bourreaux. Le sens à donner à cette persécution s'éclaire au fil du texte.

 

En un premier temps ce qui domine pour Théo ce sont des souvenirs d'une « stupéfiante clarté » qui l'envahissent, il s'agit de souvenirs d'avant la guerre : « Les visions émergeaient peu à peu du brouillard : le visage clair de ma mère, ses pommettes, sa main serrant le col de son manteau pour protéger son cou. » Les souvenirs reviennent dans ses rêves mais aussi dans des visions : « Imperceptiblement il retournait aux jours clairs de son enfance vers sa mère et ses manières élégantes. En été, elle portait des robes aux motifs fleuris, chaussait des souliers rouges et piquait une fleur dans ses cheveux. » La clarté stupéfiante tient au caractère hallucinatoire de ses visions. La mère revient dans sa beauté, sa tendresse, sa gaieté, mais aussi sa part de folie. Elle aimait jusqu'à l'exaltation les chapelles, les icônes, la musique de Bach. Dans une frivolité fiévreuse elle occupait ses journées en quête de vêtements et de cosmétiques et passait très vite de la joie à la mélancolie. Son mari ne peut plus subvenir à toutes ses dépenses, elle se fait souvent apostropher « que vient faire une Juive dans un lieu saint ? » La tristesse qui l'envahit est sans doute celle du savoir inconscient de la tragédie qui s'annonce. Dans un jardin public elle se fait traiter de sale Juive et est sommée de partir. Sa réponse « Je suis une citoyenne autrichienne et je jouis de l'égalité des droits, je peux aller où bon me semble. » Manifeste dans quel leurre vivent les Juifs assimilés et le pressentiment qu'il s'agit d'illusions. Alors que Théo grandit la mélancolie maternelle s'aggrave, elle est hospitalisée dans un monastère. C'est là que Théo veut aller la retrouver.

 

Dans ces visions le père est d'abord à l'arrière-plan, il n'est qu'un libraire silencieux en retrait, désespéré de ne pouvoir satisfaire sa femme. Dans son périple Théo rencontre d’une autre rescapée, Madeleine, une femme qui a aimé son père avant qu'il se marie, elle parle toujours avec amour de lui et trouve que Théo lui ressemble. Grâce à cette femme Théo retrouve le prénom de son père, Martin, et son visage. Madeleine, la rescapée blessée, figure largement fantasmatique, est la bonne rencontre qui sort Théo de l'ensorcellement de sa mère. Retrouver le père c'est aussi se sentir coupable : Théo lui demande pardon d'avoir bien accepté leur séparation lors de la sélection au camp car il voulait s'éloigner de sa vulnérabilité . La culpabilité œdipienne vient renforcer celle du survivant.

 

Les autres rencontres sont pour l'essentiel celles de rescapés menaçants. D'emblée, dès la libération du camp Théo a voulu s'éloigner de ses anciens compagnons et a craint des représailles. Appelfeld décrit longuement les tortures que les prisonniers libérés infligent aux anciens collabos. Théo redoute de subir le même sort. Cette part dérangeante du récit est surdéterminée : elle marque une désespérance en l'espèce humaine, les victimes d'hier s'instaurant en bourreaux d'aujourd'hui. Dans cette vision tragique du réel le mal est partout. Mais on peut aussi se demander si ces scènes difficilement soutenables relèvent bien de la réalité ou si elles tiennent à des visions de Théo. Enfin la peur de Théo qui ne veut plus avoir de contact avec les autres rescapés renvoie à son désir de retrouver sa maison et ses parents vivants, ce n'est qu'à la fin du livre qu'il pourra envisager qu'ils soient morts. Dès lors qu'il veut préserver sa croyance à un retour au temps d'avant intact la présence des autres rescapés est insoutenable car elle est le signe tangible de la réalité de la guerre, des massacres qui ont eu lieu et de l'irréversibilité du temps. Dans ce livre le traumatisme inaugural de Théo ne ressurgit qu'à la fin : les images, d'une impitoyable clarté, de sa mère bousculée dans un train de marchandises, de la dernière journée qu'il a passé avec son père à attendre les policiers et leur marche vers le train sous les insultes de la population témoignent de la difficulté extrême de l'enfant à regarder en face la catastrophe ; il lui a fallu le temps du livre, le temps d'une longue marche, pour pouvoir s'y confronter. C'est alors que Théo se prépare au pire,- ses parents sont peut être morts - qu'il cesse de redouter les autres prisonniers : « Que faire si je ne retrouve aucun membre de ma famille vivant ? Il se demande aussi pourquoi il a voulu quitter ses camarades et prendre la route seul mais curieusement il avait le sentiment à présent que ses camarades de baraquement lui avaient pardonné. Ils avaient compris que s'il avait agi ainsi, c'était parce que sa mère lui manquait terriblement. » Une même phrase dit la prise de conscience de la mort possible de sa mère et la fin de sa peur des autres rescapés.

 

Combien de fois est il nécessaire de refaire le chemin qui va du déni de la mort de la mère à l'apparente acceptation de sa mort ? On pourrait dire : la mort de la mère n'existe pas pour l'inconscient. Des jours d'une stupéfiante clarté le dernier livre d'Appelfeld publié en France a été édité en Israël en 2014, l’écrivain avait alors quatre-vingt-deux ans. En dépit d'une existence vivante, d'un mariage, de la naissance de ses enfants, de son travail d'écrivain reconnu, l'enfant de Bucovine n'a cessé de réécrire l’histoire du garçon qui voulait retrouver sa mère. Ses livres disent cette part d'inconsolable.

 

 

Ni le sionisme comme exaltation d'un homme nouveau et conquérant, ni le repli religieux ne satisfont Appelfeld. Ce n'est pas sur ces idéaux-là qu'il a pu s'appuyer pour vivre. Pour lui c'est l'oubli qui est inacceptable, non pas comme impératif moral mais comme la nécessité vitale de ne pas s'amputer d'une part de soi. La vie psychique n'est pas possible sans le souvenir de sa vie d'avant, de sa langue, de sa culture, de ceux que l'on a aimés. Il comprend les parents de sa génération qui pour protéger leurs enfants ne leur ont jamais vraiment parlé de la Shoah et de ce qu'ils ont enduré mais il n'est pas d'accord avec leur silence.

Dans L'amour soudain un homme vieillissant tombe amoureux de la jeune fille qui lui donne des soins et consacre ses dernières forces à écrire. Après avoir été un jeune juif communiste, hostile à la religion, après la guerre, il revient dans son écriture à la tendresse pour ses parents qu'il avait méprisés et malmenés. Ses grands-parents sont aussi très présents dans son récit : avec leur évocation c'est un retour à la foi qui habite le texte. Pourtant Appelfeld ne se sauve pas par un retour au religieux. Dans L'héritage nu il condamne comme dangereux le recours à la mystique pour parler de la Shoah. C'est l'écriture qui sauve de l'oubli, qui essaye « de faire parler les événements à travers l'individu et dans son langage, de sauver la souffrance de l'énormité du nombre, de l'anonymat effroyable, de restituer à la personne son prénom et son nom de famille, de redonner à la personne torturée sa forme humaine qui lui fut arrachée. » affirme-t-il dans L'héritage nu.

 

L'écriture d'Appelfeld dans sa sobriété, sa force, sa simplicité, fait revivre le pire sans emphase et réussit aussi à sauver de l'oubli les jours heureux de l'enfance dans la beauté des Carpates. Ce qu'il nous dit de l'écriture d'Ernest, l'écrivain de L'amour, soudain évoque parfaitement son écriture « Il y a des années de cela, il enjolivait chaque passage avec des métaphores. À présent il tend vers une phrase courte, factuelle, dénuée d'adjectifs. Il a déclaré la guerre aux adjectifs et il les arrache comme des mauvaises herbes chaque fois qu'il les rencontre. »

 

Fabienne Biegelmann