Le texte de Michael Larivière introduit une série dans laquelle l'auteur se propose de présenter sa réflexion et ses questions autour de l'oeuvre de Judith Butler, auteur de référence sur la question du genre et dont la pensée se révèle particulièrement ardue et polémique. D'autres textes suivront donc au fil de l'été. Nous attendons vos commentaires, remarques réflexions que vous pouvez proposer à publication en vous rendant sur la page correspondante du site
LLV
« Those who are deemed « unreal » nevertheless lay
hold of the real, a laying hold that happens in
concert, and a vital instability is produced by that
performative surprise. »
(Ceux qui sont considérés comme « non réels » sont
pourtant attachés au réel, d’un attachement qui se
fait collectivement et qui produit par cette surprise
performative une instabilité vitale)
Judith Butler
Il s’agirait de ne pas penser qu’à ça.
Il s’agirait de ne pas se cramponner au genre.
Il s’agirait d’ouvrir le champ des possibles pour le genre sans décider à l’avance de
quelles sortes de possibles il devrait s’agir.
Il s’agirait de ne plus être figé dans cet état de nervosité perméable et séduite, agenouillée,
de qui voudrait, ce genre, le prendre, le comprendre, se l’approprier. Je viens de
citer, en les détournant, quelques mots de Glas.
La question est difficile, il n’est pas possible d’écrire simplement à son sujet. La difficulté
n’est pas gratuite, il ne s’agit pas d’être difficile pour être difficile. On ne peut pas
mettre en question une certaine scène « genrée » sans en même temps mettre en question
une certaine scène de lecture et d’évaluation, avec ses conforts et ses intérêts, ses stratégies
et ses programmes, ses attentes et ses prescriptions. Il s’agit de déjouer l’oppression des
thèses toujours d’avance prescrites sur l’une et l’autre scène. Judith Butler a raison d’affirmer
que ce qu’on appelle le style est une affaire compliquée, et qu’il n’est pas juste de penser
que nous sommes devant cette affaire libres de choisir ce qui nous plaît en fonction de
ce que nous croyons vouloir ou devoir dire. Les styles qui s’offrent à notre portée ne sont
pas qu’affaire de choix. En outre, ajoute-t-elle, ni la grammaire, ni le style ne sont politiquement
neutres. L’apprentissage des règles qui gouvernent le discours soi-disant intelligible,
facilement, immédiatement compréhensible, est toujours déjà prescrit par le langage
normalisé ou normé, et l’inintelligibilité est toujours le prix à payer pour y avoir obvié.
Encore une fois, voyez Joyce. Ou Mallarmé, ou Ezra Pound, ou T.S. Eliot (essayez voir les
Four Quartets), ou Rimbaud (Le bateau ivre surtout), ou Carlo Emilio Gadda. Par exemple.
Il s’agit d’aggraver, en les contrant, un certain nombre d’a priori touchant aux limites
et aux propriétés de chacun des genres et qui en restreignent le sens, et donc la recevabilité,
aux notions essentialisantes de masculinité et de féminité auxquelles nous
sommes habitués, toutes formulées, articulées, dictées, imposées, prescrites, à partir de la
norme hétérosexuelle - c’est-à-dire à partir de la présupposition d’une immuable, incommensurable,
intouchable « différence des sexes », philosophiquement, sociologiquement,
psychanalytiquement légitimée. Or, ceux qui estiment nécessaire, urgent, vital, de remettre
en question, ou à la question, ces soi-disant acquis intangibles, estiment du même coup
tout aussi urgent, nécessaire, vital, de reformuler les théories s’occupant des questions
du genre (et non la « théorie du genre », qui n’existe pas). Dans leur immense majorité, ceux
qui l’ont fait (et qui continuent de le faire) s’appuyaient sur ce qui s’appelle en Amérique
le post-structuralisme français. Or, rien de tel n’existe en France. Il n’y a qu’en Amérique que
l’on croie à quelque chose comme un post-structuralisme unifié, pur, monolithique. Et il
est important de faire remarquer que c’est à partir de cette croyance en un corpus théorique
homogène que ces différentes approches théoriques ont migré dans le champ des
études sur la sexualité et le « genre », de même que dans les études post-coloniales et raciales.
Judith Butler dit qu’elles ont été transplantées (transplanted) dans le champ de la
« théorie culturelle » (cultural theory). Ce qu’elle se propose de faire dans Gender Trouble
(1990), c’est de tenter de déterminer si et comment des pratiques sexuelles non normatives
peuvent remettre en question, inquiéter, la stabilité de la notion de genre en tant que catégorie
d’analyse, et comment certaine pratiques sexuelles peuvent nous contraindre à affronter
la question de savoir ce qu’est une femme, ce qu’est un homme. Comment faire
pour inventer une autre inscription dans l’histoire des genres masculin et féminin, un
autre déplacement des lieux et des corps? La moindre des choses, qui est la plus difficile,
serait de mettre en question les présupposés métaphysiques du système dominant que
l’on veut déconstruire. Butler propose de « dénaturaliser » la notion de genre, ce qui ne
pourra se faire, dit-elle, qu’à la condition de résister autant que possible à la violence normative,
autant du discours ordinaire que du discours académique. Repenser le possible, se
demander ce qui rend un genre intelligible, examiner ses conditions de possibilité, déterminer
quels sont les présupposés métaphysiques qui informent notre regard sur lui.
Comment indécider le sexe, comment échapper aux grammaires d’arraisonnement qui sont
partout, dans tous les registres, comment penser une différence qui serait rebelle à l’opposition?
Peut-être faudrait-il reformuler, pour les rassembler, ces questions ainsi: qu’est-ce
qui me fait être homme ou femme? Et donc: qu’est-ce qui me fait faire l’homme ou la
femme? Et comment? N’est-ce pas ce que depuis toujours, depuis qu’il m’est arrivé de
naître, ce que je cherche à savoir? Même si je ne crois pas qu’il existe, en toute rigueur, de
sexualité ou de genre pur. Ce que je cherche reste de toute façon bien loin, bien en deçà ou
en dehors de ce que je fais ou dis, de ce que j’espère ou de ce dont je rêve, relié plutôt, relayé
par tant de langues, d’idiomes, d’appareils linguistiques, moraux, conceptuels, idéologiques,
politiques, etc., par tant de forces qui ne sont pas toujours cohérentes, de telle
sorte qu’il m’est possible, peut-être nécessaire, de dire à la fois: je suis certes déterminé,
dans tous les sens du terme, par ces pressions multiples à tenter d’appartenir au genre, au
type, à la place, à la fonction qui m’avaient d’emblée été assignés, mais je vis aussi ce rapport
avec un intérêt souvent distrait, parfois un oubli plus ou moins profond, plus ou
moins vrai, avec la certitude que ce que je m’efforce d’être de toute façon me dépasse. Le
paradoxe avec lequel je dois toujours composer est que ce qui devrait aller de soi se passe
aussi ailleurs, n’a pas lieu seulement là où je suis, et finit, comme on dit, par me mettre hors
de moi.
C’est ainsi que je passe ma vie à essayer de me rejoindre, de me comprendre, de m’intégrer,
de trouver ma cohérence. Je cherche ma destination, je me donne rendez-vous
(donc ailleurs, je me propose d’aller voir ailleurs si j’y suis) et j’ai toujours peur de ne pouvoir
m’y rendre, de le manquer, ce rendez-vous, et de me rater, je vis dans une compulsion inquiète
qui ne cesse de raviver la peur du ratage. Cette peur constante, plus ou moins forte
ou plus ou moins faible selon les temps et les circonstances de ma vie, entraîne parfois une
sorte de démotivation ou de désinvestissement qui peut aller jusqu’à un état dépressif,
voire mélancolique, et que je peux, sans toujours m’en rendre compte, cultiver. La
conscience plus ou moins claire, plus ou moins aigüe d’un épuisement des possibles peut
avoir un effet paradoxal: elle peut entraîner une régression à la position prescrite dont je
cherche à m’affranchir et m’amener à renforcer ce qui m’aliène. Cette réaction puissante
est puissamment soutenue par de vieux marchés hétérosexuels, c’est-à-dire phallogocentriques,
de vieilles alliances, de vieilles combinaisons socio-politiques soutenues par ce
qu’elles produisent: une conception binaire de l’identité, elle-même adossée à la certitude
que la biologie, c’est le destin.
À cet égard, les cinq exergues du premier chapitre de Gender Trouble sont percutants,
ils sont choisis pour cela - et ils sont, à mon avis, aussi risqués, aussi dangereux
qu’injustes. Les voici. D’abord, Simone de Beauvoir: « On ne naît pas femme, on le devient. »
Puis Julia Kristeva: « À proprement parler, on ne peut pas dire que « les femmes » existent. »
Vient ensuite Luce Irigaray: « La femme n’a pas de sexe. » Suivie de Michel Foucault: « Le déploiement
de la sexualité (…) établit cette notion de sexe. » Enfin, Monique Wittig: « La catégorie
de sexe est la catégorie politique qui fonde la société en tant qu’hétérosexuelle. » Je précise que j’ai
retraduit vers le français les traductions américaines de ces citations.
Le postulat de départ de Butler, dont l’ambition est de repenser ce qu’elle appelle
les constructions ontologiques de l’identité, est qu’il n’existe aucun lien essentiel, aucune
continuité naturelle entre le sexe et le genre. Autrement dit, le genre n’est pas relié au sexe
par un lien de causalité, il n’en est pas une conséquence ou un effet, il n’en est pas l’expression,
il faudrait plutôt penser, poser comme prémisses une discontinuité radicale, une
coupure entre les corps sexués et les genres, culturellement construits. Mais les « corps
sexués » sont-ils moins culturellement construits que les genres? Mon « corps sexué » (un
corps pourrait-il ne pas être sexué?) peut-il être simplement compris, accepté, comme
identité de référence, comme ce dont je devrais pouvoir disposer comme de mon bien le
plus propre, ce que je devrais pouvoir garder à moi, intact et libre? Mon « corps sexué »
est-il quelque chose de proprement, rigoureusement identifiable? Est-ce mon sexe qui
identifie mon corps?
Si je réponds oui, je risque de déchaîner la guerre des sexes - et de précipiter la fin
de cette guerre par la victoire du sexe masculin. C’est-à-dire que j’assure la maîtrise phallocentrique,
laquelle se pare toujours d’un appendice: un certain féminisme. Ce qui a pour
conséquences politiques, d’une part qu’il ne serait aucun rapport à l’autre possible pour
quiconque, qui ne tienne compte du caractère sexuel; et d’autre part que l’universalité des
lois morales se modulerait et se limiterait selon les sexes, ces lois seraient nécessairement
soumises à des conditions sexuelles. C’est pour contrer ces effets que l’on propose de désolidariser
le genre du sexe.
Judith Butler rappelle qu’il s’agissait à l’origine de remettre en question (dispute)
l’affirmation selon laquelle la-biologie-c’est-le-destin. Et la conséquence première de cette
désolidarisation du genre et du sexe est d’invalider toute prétention à l’unité du sujet,
puisque le genre est alors compris comme une ouverture à une espèce de polysémie
sexuelle. Il se définit comme l’ensemble des significations culturelles (cultural meanings)
que le corps sexué peut assumer - et ceci même dans l’hypothèse où serait maintenue une
conception binaire de la différence des sexes: homme et masculin, dit-elle, peuvent tout aussi
bien être référés à un corps femelle, et femme et féminin à un corps mâle. Nous avons
donc affaire à un discours qui veut rendre recevable, au sens propre, une incohérence, ou
une incommensurabilité, entre le sexe et le genre, entre le corps et le genre (à supposer que
cette seconde dissociation ne soit pas identique à la première, à supposer, donc, qu’un
corps puisse ne pas être identifié à « son » sexe). Un discours qui rêve de mettre bas les
armes, comme dit Derrida, qui rêve de multiplicités non codées par deux, comme dit Verena
Andermatt Conley, qui voudrait éviter de parler depuis un bord déterminé, qui voudrait
ne plus calculer, se défaire des règles d’une stratégie sans fin, éviter que le je d’un corps
sexué prenne le dessus. Ce rêve, ce discours, cet espoir sont-ils délirants?
Michael Larivière
Suite: 21/7/2019
Comme promis voici donc la suite des réflexions de M.Larivière au sujet de l'oeuvre de J.Butler. Vos commentaires sont les bienvenus.Bonnes vacances et bonne lecture
LLV
Au sujet de l’œuvre de Judith Butler, II
Michael Larivière
Reprenons de plus haut et avançons doucement.
Il me paraît conséquent de ne pas me livrer sans prudence, sans inquiétude, sans défense même à une quelconque demande d’identification, d’avoir la conscience la plus lucide possible de tout ce qui peut piéger dans une telle demande. Même si je souhaiterais, bien entendu, ne fût-ce que pour moi-même, pour ma propre tranquillité, qu’il y eût un langage, des modes d’anamnèses sûrs, un récit fiable possible pour rendre compte de mon histoire, de mon héritage. Mais cette histoire, cet héritage sont multiples, peu homogènes, pleins de greffes de toutes sortes, de contrastes, d’emprunts, de mélanges, de croisements. De telle sorte que je suis en effet toujours dans mes échafaudages, que des voix multiples s’entr’empêchent, que soudain je ne suis plus, que je ne puis plus être qui j’avais coutume d’être, que c’est quand les autres parlent, et pas moi, mon île, comme dit Henri Michaux, que zut pour moi. Alors je me demande, comme vous vous le demandez sans doute à vous-même : où cela me conduira-t-il ? Je ne peux absolument pas savoir, prévoir, prédire ni ce qui adviendra de moi, ni quelle place je pourrai faire mienne, et depuis laquelle il me deviendrait possible d’entr’apercevoir comment pourrait éventuellement se nouer mon « destin ». Il faudrait d’ailleurs que je me renseigne et tire cela au clair : qu’appelle-t-on, au juste, et avec tant d’ostentation, destin ?
Chacun est confronté à cette question aussi simple que difficile : pourquoi ai-je ce rapport-ci et non un autre à ce dont j’ai malgré moi hérité, à ce qui m’arrive sans que je l’aie demandé, sans que je m’y sois le moins du monde attendu ? Avec ce que je découvre m’avoir été destiné. Le destin, disait Derrida, c’est une manière singulière de ne pas être libre, un croisement de chance et de nécessité, une ligne de vie imposée et qui n’est jamais pure. Ce qui fait que je me retrouve malgré moi (en partie malgré moi) engagé sur toutes sortes de chemins qui sont autant de détours pour rejoindre cette chose, « cette écriture idiomatique dont je sais la pureté inaccessible mais dont je continue de rêver ».
Mon rapport à cet héritage m’installera inévitablement dans une position, dans une posture paradoxale : je verrai cet héritage tantôt comme une chose incontestable, presque sacrée, tantôt au contraire comme une chose surannée jusqu’au ridicule. Je voudrai tantôt m’y soumettre, me fondre dans le moule (modulus, venu du latin classique modus, signifie « moule », et commodus « conforme au moule, à la mesure, au modèle »), et à d’autres moments au contraire le « dépasser », inventer de nouvelles normes, de nouveaux topoi. Mais est-il si sûr que cet affranchissement puisse jamais prendre une autre forme que celle de la rivalité mimétique ? Puis-je vraiment croire possible de tirer ma motivation, voire ma vocation si j’en ai une, d’ailleurs que de chez mes prédécesseurs ? C’est Sartre qui, dans ses Mots, avoue qu’il se plaît à se remémorer ses exercices d’enfant, lorsqu’il « copiait ses modèles ». Il avait comme tout un chacun hérité ce plaisir de l’elocutio latine. Apprend-on autrement que par reproduction du style des maîtres ? C’est en tout cas ce que Daniel Bilous a appelé « le mythe de l’inimitable » au cours de ses travaux sur les réécritures poétiques de l’œuvre de Mallarmé. Il dit : « Qu’on la considère un instant sans rire et, s’il est vrai qu’être c’est être soi, alors l’imitation apparaît comme l’utopie enfin réalisée d’une souveraine dépossession réciproque des sujets écrivants, et la victoire sur le solipsisme littéraire. Lorsque j’imite, l’autre n’est pas seul à « être lui », puisque, le temps d’une page ou d’une phrase, je le peux aussi, et pour la même raison, je ne suis plus condamné à « être (seulement) moi ». C’est dans Librement imité de…, publié en 2004 dans les Actes du colloque de Cerisy Le goût de la forme en littérature. Ce qui m’amène à (me) poser une autre question : en lisant, en écrivant, qu’est-ce que je laisse parler en moi, éventuellement à ma place, et qu’est-ce que je fais parler, là encore éventuellement à ma place ? Est-il si sûr qu’à laisser ou faire parler l’héritage d’où je suis issu et sans qu’on me demande mon avis, et que je ne peux pas ne pas laisser parler, je puisse me réapproprier quelque chose comme une voix qui soit indemne de toute imitatio ? Comment traiter avec ce qui depuis si longtemps, depuis si loin, de façon si intérieure et sans que je sache toujours même comment, m’informe, me détermine, me destine, peut-être me domine ?
On ne fait jamais entendre sa voix qu’à travers un appareil, un dispositif, un agencement, je ne sais comment dire, extrêmement compliqué. On se règle toujours sur la loi d’un genre dont on ne maîtrise jamais tout à fait les codes. On compose avec un certain nombre de choses non maîtrisables, et qui sont toutes des symptômes - réminiscences, faux souvenirs, fulgurances par définition inattendues, paralysies, trous de mémoire, excitations soudaines, découragements - dans l’espoir d’abord de trouver sa voix, puis de la placer, de l’accorder avec le corpus sur lequel il faudra la greffer. C’est une ambition risquée, qui peut toujours se réduire à un jeu d’esthète dans lequel ne se rassemble , ne s’énonce plus rien qui vaille, rien qui tienne.
Mais je vais trop vite.
Je parle de « trouver sa voix » comme si ce qu’il y a à trouver, et que par tradition autant que par commodité ou paresse on appelle « voix », était quelque chose comme une parole continue, autoritaire, sûre d’elle-même et de ce qu’elle dit, sûre de la langue dans laquelle elle se fait entendre et dont elle se sert, alors que ce qui se rassemble dans ladite « voix », c’est plutôt un mélange de portées et de tons souvent inattendus, inconnus, oubliés, qu’on n’avait encore pas réussi à laisser parler, un croisement de singularités qui vous amènent jusqu’à un seuil que vous arrivez, ou non, à franchir. Si vous y arrivez, si vous franchissez ce seuil, c’est alors une expérience qui ne laisse rien intact, même si elle échoue.
La voix, toute voix, porte la question de sa propre provenance, de sa singularité, et parce qu’elle porte ces questions est toujours hantée par la peur de perdre, de ne pas savoir maintenir, garder cette singularité comme ce qu’elle est, elle risque toujours d’être entraînée dans une scène, dans un jeu de forces où les influences font perdre la maîtrise, où les désirs en jeu, souvent incompatibles, la font s’étouffer, s’étrangler, se taire. Les voies, les modalités, les raisons de cette désappropriation, voilà ce qui m’intéresse. Non que je trouve cela « intéressant », c’est que cela m’engage, me comprend dans un processus dont la logique m’échappe et qui fait que je ne me reconnais plus. En effet, il peut toujours m’arriver de parler ou d’écrire d’une voix qui ne me contienne pas, qui ne me comprenne pas, qui au contraire m’inquiète, m’éloigne de qui je crois être, de qui je crois pouvoir être, de qui je veux croire pouvoir être. Alors je recommence, j’essaye de m’ajuster, d’affiner ma position ou ma posture dans l’espoir d’obtenir enfin une confirmation d’appartenance.
Comment fait-on pour ne pas faire trop attendre la jouissance de parler juste, pour ne pas perdre définitivement la possibilité de cette jouissance, comment fait-on pour faire juste ce qu’il faut pour être juste ? C’est parfois surprenant.
Se frayer un passage. La tâche de toute une vie, la tâche de toute vie.
Qu’attend-on d’une vie ? Qu’y demande-t-on ? Qu’espère-t-on y gagner ? Y éviter ? Voilà autant de questions et de programmes que nous ne devrions pas fuir. Elles ont toutes à voir avec celles que j’essaye de formuler à propos de la voix, du ton, de la langue, de la justesse. C’est avec ces questions que nous nous engageons dans la vie, justement, avec toutes sortes d’armes, suivant toutes sortes de trajectoires et de motivations et d’alliances, terriblement sophistiquées, surdéterminées, mais si simples finalement, et nues, et dérisoires, comme je ne sais plus qui le disait, Nicolás Gómez Dávila peut-être. C’est pourquoi si souvent nous nous défendons, justifions, consolidons ce que nous faisons et avons fait, dans l’espoir qu’au bout du compte nous aurons gagné un peu de terrain. Et c’est pourquoi également nous multiplions les protocoles pour fuir les questions impossibles - c’est-à-dire toutes les questions qui ont trait à ce que nous faisons et pourquoi nous le faisons. Toutes ces questions sont impossibles, nous ne pouvons que fuir devant elles, d’une manière ou d’une autre, bien qu’il vaudrait mieux pas.
Dispose-t-on de critères assurés pour décider de la pertinence de ce qui se rassemble dans la mémoire, de ce qui se dépose ou de ce que l’on convoque dans ce que l’on écrit, dans ce que l’on dit ? Sait-on jamais ce qui nous tient en rapport avec ce que nous tentons de manœuvrer, de faire entendre, sait-on jamais d’où procède cette sorte de jouissance douloureuse et déconcertante, exhibitionniste aussi puisque nous nous la donnons toujours dans l’espoir que le plus grand nombre la partagera, viendra se joindre à nous en elle ? Dispose-t-on de critères assurés pour décider de la légitimité d’une telle offre, d’une telle demande, d’un tel besoin, d’un tel désir, d’une telle exhibition ? D’où tient-on l’autorité d’une telle décision, d’une telle évaluation ? Ce sont parfois les normes universitaires qui en décident, ou éditoriales, ou théoriques, ou politiques, qui sont toutes, aussi, les normes d’un certain marché. Ce qui n’est pas les disqualifier, au contraire : c’est plutôt reconnaître qu’il est de la responsabilité de ceux qui dans ce marché espèrent se frayer un passage, de faire ce qu’il faut pour transformer le mode de production desdites normes.
Se frayer un passage, donc. Et ce n’est jamais sûr, ni acquis, ni joué, et ça se laisse toujours influencer, contaminer, en quelque sorte forcer. C’est toujours incalculable, ça peut toujours échapper, ou contrevenir, aux critères de recevabilité. Mais dès lors que je veux me frayer un passage, ce qu’il y a de plus décidé, de plus fermement décidé, c’est la volonté de ne pas renoncer à la possibilité, c’est-à-dire tout à la fois à la chance et au risque, de cette jouissance.
Mais qu’est-ce, au juste, qui se cherche dans ce passage, où rien n’est jamais donné ni assuré et dans lequel pourtant je confie mon avenir ? Serait-ce « moi » que « je » cherche ? Donc quelque chose, quelqu’un qui serait sexuellement marqué et par là toujours suspect soit de gynécentrisme, soit de phallocentrisme, et qui risquerait donc d’arrêter, de figer, de momifier, d’unilatéraliser ce qui devrait idéalement rester irréductiblement indécidé ? Je ne sais pas répondre, n’étant pas assuré, n’ayant pas les moyens (mais quels moyens ? qu’est- ce qu’un moyen, de quel type d’outil pourrait-il ici s’agir ?) de savoir si le souhait, le désir, la revendication, l’injonction formulés par certains de maintenir ou de sauver dans un même sujet une multiplicité de voix sexuellement marquées, un nombre indéterminé de voix enchevêtrées, voire des marques sexuelles non identifiées, est ou n’est pas délirant.
Il faudrait ici reprendre toutes les questions posées plus haut à propos de l’héritage. Demander par exemple : comment faire pour ruser avec ce qui nous arrive sexuellement, génétiquement, depuis des sources qui ne sont pas toujours identifiables ? Pourquoi ai-je ce rapport-ci et non un autre à ce dont j’ai malgré moi sexuellement hérité, à ce qui m’est arrivé sans que je l’aie demandé, sans que je m’y sois le moins du monde attendu ? Avec ce que je découvre m’avoir été destiné, ce destin sexuel n’étant rien d’autre qu’une manière singulière de ne pas être libre, un croisement de chance et de nécessité, une ligne de vie imposée et qui n’est jamais pure d’ambivalence, non plus que d’ambiguïté. Ce qui fait que je me retrouve malgré moi engagé sur toutes sortes de chemins qui sont autant de détours pour rejoindre cette chose au moins double, cette sexualité et cette sexuation, dont je sais la pureté inaccessible mais dont je continue de rêver.
Mon rapport à cet héritage sexuel m’installera inévitablement dans une position, dans une posture paradoxale : je verrai cet héritage tantôt comme une chose incontestable, presque sacrée, tantôt au contraire comme un piège, une clôture impitoyable qui devrait arrêter le désir (je n’ose dire « mon » désir…) au mur de l’opposition, une malédiction, une injustice. Je voudrais tantôt m’y soumettre, je voudrais me fondre dans le moule, et à d’autres moments au contraire inventer de nouvelles normes, dépasser la différence binaire qui gouverne la bienséance de tous les codes sexuels dont j’ai hérité, me placer au-delà de l’opposition féminin/masculin, au-delà de la bisexualité, de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité, au-delà même de la transexualité, voire de l’a-sexualité. Je voudrai inventer de nouveaux topoi sexuels. Mais est-il si sûr que « dépasser », « aller au-delà » « inventer », « nouveaux », ici, veuillent dire quelque chose, soient seulement possibles ? Et est-il si sûr que cet affranchissement, si c’en est un, cette résistance à un implacable destin qui scelle tout à perpétuité, puisse jamais prendre une autre forme que celle de la rivalité mimétique ? Puis-je vraiment espérer ne plus être destiné à copier des modèles ? Car apprend-on la sexualité autrement que le reste, autrement que par la reproduction des manières de ceux et celles qui nous ont précédés et dont nous sommes les héritiers ? Peut-on vraiment rêver d’une dépossession réciproque des sujets désirants ? Une position, une posture sexuelle peut-elle vraiment être jamais autre chose que « librement imitée de… » ?
En consentant ou en refusant l’idée selon laquelle je ne puis que m’en référer à ce qui pour moi est le type idéal de mon sexe, qu’est-ce que je laisse parler en moi, éventuellement à « ma » place, et qu’est-ce que je fais parler, éventuellement à « ma » place ? Est-il si sûr qu’à laisser ou faire parler l’héritage sexuel d’où tout me dit que je suis issu, sans que l’on m’ait demandé mon avis, et que je ne peux pas ne pas laisser ou faire parler, quoi que je fasse, je puisse me réapproprier quelque chose comme une sexuation ou une sexualité qui soit indemne de toute imitation ? Comment traiter avec ce qui depuis si longtemps, sans que je sache toujours comment, m’informe, me détermine, me destine, peut-être me domine ?
Comment ne pas céder à la fascination de tous les fétiches essentialisants proposés sur les marchés hétéro, homo, trans ou a-sexuels, sans oublier toutes les versions du registre queer, pour lequel l’Oxford Dictionary of Synonyms and Antonyms propose comme synonymes : aberrant, abnormal, anomalous, atypical, bizarre, curious, different, eerie, exceptional, extraordinary, fishy, freakish, funny, incongruous, inexplicable, irrational, mysterious, odd, offbeat, outlandish, peculiar, puzzling, quaint, remarkable, rum, singular, strange, unaccountable, uncanny, uncommon, unconventional, unexpected, unnatural, unorthodox, unusual, weird.
Queer serait donc quelque chose comme le genre de l’engendrement de toutes les configurations dans lesquelles tout sujet (dire tout sujet sexué serait une redondance) devrait pouvoir rêver de s’engager afin de ne pas se voir contraint de puiser toujours au même fond de possibilités d’alliances (érotiques ou autres, sexuelles ou autres), de stratégies discursives, de revendications socio-politiques, etc., d’éviter toute posture crispée sur elle-même et sur ses objets « propres », de s’écarter d’une certaine histoire dans laquelle est nécessairement inscrit le type idéal. Il s’agit de rompre avec le consensus le plus autorisé, le plus dogmatique, et le plus grave parce qu’il prétend parler au nom de l’être : je ne pourrais être moi qu’à la condition de me soumettre à l’injonction d’être tel ou telle, d’accepter l’assignation à résidence. C’est une résistance à la fois topologique (quelle est ma place ?) et économique (quel est mon oikos, mon lieu propre ?). C’est refuser d’être commodus.
Certes, dans une certaine mesure au moins, je réponds toujours, qui que je sois, quoi que je sois, quel que soit mon « genre », à une attente codée, déterminée, qui me précède et me dicte, me détermine, m’oriente. C’est pourquoi il faut s’intéresser aux conventions, aux institutions, aux interprétations qui produisent ou maintiennent les appareils de limitations que sont ces attentes codées, avec toutes les normes et donc toutes les exclusions qu’elles induisent. Ce qui à son tour implique que la résistance à la « commodité » que je viens d’évoquer, dans toutes ses versions, est travaillée ou dictée par la turbulence de ces questions, dans la mesure où les règles de cette résistance, car il y en a, et de très strictes, ne sont pas constamment les mêmes. Les régimes de résistance, d’affranchissement, sont eux-mêmes problématiques, multiples, mobiles, et il faut les analyser dans leurs formes, leurs modes d’élaboration, leurs rhétoriques, leurs langues, leurs fictions, etc. Car il arrive que cette résistance méconnaisse, justement, les normes de son propre discours et par conséquent la politique qui s’y abrite.
M.Larivière
Au sujet de l’oeuvre de Judith Butler, III
« Le premier exemple de « concrétion », ce serait donc
l’appartenance à l’un ou l’autre des sexes. Heidegger ne
doute pas qu’ils soient deux: « Cette neutralité signifie
aussi (je souligne, J.D.) que le Dasein n’est d’aucun des deux
sexes (keines von beiden Geschlechtern ist). »
Beaucoup plus tard, et en tout cas trente ans après, le
mot « Geschlecht » se chargera de toute sa richesse polysémique:
sexe, genre, famille, souche, race, lignée, génération.
Heidegger suivra dans la langue, à travers des
frayages irremplaçables, entendons inaccessibles à une
traduction courante, à travers des voies labyrinthiques,
séduisantes, inquiétantes, l’empreinte de chemins souvent
fermés. Encore fermés, ici, par le deux. Deux, cela ne
peut compter, semble-t-il, que des sexes, ce qu’on appelle
des sexes. »
Jacques Derrida
Il peut donc toujours arriver à une voix comme à une sexualité, comme à un
« genre », de ne pas être permanente, de ne pas persister, elle peut toujours se transformer,
muer, soudain se voiler, mettre les voiles vers un autre monde. Elle peut même disparaître
radicalement, se perdre pour ne jamais plus se retrouver. Cela peut toujours lui arriver
comme un de ses accidents, comme sa perte donc, ou au contraire comme son salut, et il
reste à tirer les conséquences de cette toujours incertaine destinée. La voix, comme la
sexualité, comme le « genre », se fraye toujours un passage sur fond de deuil: je ne la
trouve qu’à m’éloigner, qu’à prendre mes distances, la plus juste distance possible, de ce
qui m’est dicté, c’est-à-dire de ce qui m’est donné avec ce qui m’est demandé. Il s’agit donc
toujours nécessairement en quelque sorte de décevoir l’attente codée d’où je suis issu, il
s’agit d’aller me délirer dans une langue autre que ladite « maternelle ». Tout revient à ne
pas vivre, surtout pas, au crochet de ce qui m’est dicté, tout revient au contraire à rejoindre
les lieux, les espaces où travaille une sorte d’absence active d’accroche, maternelle,
paternelle, typologique ou contractuelle. C’est toujours difficile, je ne sais pas toujours
comment m’y prendre, d’où l’envie récurrente de me laisser prendre. Il n’y a pas de chemin
déjà tracé par lequel me frayer un passage, il faut, ce chemin, le tracer pas à pas et ça peut
toujours rater, ça rate même dans une certaine mesure à chaque coup.
Jusqu’à quand ai-je le droit de chercher ma voix? C’est une question illégitime, que
je ne cesse pourtant de me poser. C’est une question servile, que je ne me pose que parce
que je ne réussis pas à ne pas me laisser presser par une urgence appartenant à un
ensemble de déterminations que je n’ai pas le temps d’interroger, d’analyser, de définir, ni
même de simplement identifier, nommer, avant d’y répondre. Se « frayer un passage »,
c’est peut-être ça, un certain rapport suspensif à ce qui m’arrive sans que je le voie venir.
Ce qui a pour conséquence que ma voix, ma sexualité, mon sexe même, mon « genre », je
les cherche toujours, sans cesse, ça n’est jamais sûr, jamais clair. L’analyse psychanalytique,
sociologique, culturelle, philosophique, politique, économique, topologique, toujours doit
être recommencée, ajustée, affinée dans chaque situation, compte tenu de sa plus grande
complexité, compte tenu des forces, des codes, des demandes, des attentes, des résistances,
des oppositions, des refus, des injonctions (parfois paradoxales) sur lesquels je me règle ou
tente de me régler, immédiatement ou médiatement, et comme il faut. Car, quoi que je fasse
ou ne fasse pas, je dois toujours composer avec une certaine impatience de qui m’attend.
Rien à faire, et ça n’est pas qu’une impression, ça presse toujours.
Ce qui me laisse le passage menace toujours en même temps de me soumettre à sa
loi, la surveillance est implacable et finit par tout surdéterminer, et bien entendu jusqu’à
l’idiome d’une différence sexuelle inimitable, à l’écart - mais seulement à l’écart, comme
c’est toujours le cas - du type. À l’écart ne veut pas dire sans modèle, sans forme
prescriptive. Mais sans stéréotypie, peut-être, oui. La question est toujours de savoir
comment s’écarter du modèle tout en sachant, tout en reconnaissant qu’on ne s’en
affranchit jamais tout à fait, comment composer autrement que lui avec lui. Derrida a raison:
on peut bien sûr avoir un certain savoir à ce sujet, on peut se faire des représentations, des
images, mais il n’est pas possible de régler ce qu’on dit ou ce qu’on écrit sur une ou des
destinations précises, avec des silhouettes typiques. Ce qui veut dire que dans une certaine
mesure, mais une mesure incalculable, je ne sais pas ce que je fais, je ne sais plus ni vers
quoi ou vers qui je suis emporté, ni ce qui m’attend et qui me regarde et, surtout, que je ne
dispose pas de quelque chose comme une théorie générale de la ruse qui ferait partie de ce
que je tente de faire. Question: doit-on appeler ça l’inconscient? Je me demande si on peut
encore se contenter ici des définitions courantes de l’inconscient, dans l’usage de plus en
plus courant et confus qu’on en fait, ou même des définitions psychanalytiques, qui sont
loin d’être claires ou univoques.
Faisons un pas de côté et pensons à ce que fait Joyce avec Homère. Chacun des
chapitres d’Ulysses est référencé à un épisode de l’Odyssée, comme chacun des
personnages. Stephen Dedalus à Ithaque, Molly Bloom à Pénélope, etc. Joyce transforme
tout, déplace tout, les lois de production et de recevabilité, tous les éléments du récit, de la
structure, les personnages, la topologie, et ces transformations appellent une multiplicité
de gestes apparemment hétérogènes, des ruptures ou des mises en dérive des codes
narratifs, stylistiques, sémantiques, des manières de pratiquer ou de trafiquer la langue,
les instruments de logique ou de rhétorique, les contenus d’action et de discours, les règles
de décence formelle, ne respectant rien de ce à quoi les formes et les codes dominants
voudraient interdire qu’on touche. Il travaille sur plusieurs portées, plusieurs rythmes, il
brise les codes, il rompt l’homogénéité et la singularité des règles qui imposent la
rhétorique, le style, les cadres et les rythmes, les harmonies, il fait plusieurs choses à la fois
et de plusieurs manières à la fois, il ne nous laisse aucun répit.
Alors que se passe-t-il dans Joyce (et peut-être surtout dans Finnegans Wake)? Dans
quels termes faut-il parler de ce qui (s’)y passe, de ce qui s’y est frayé un passage?
Comment parler de tout ce qui (s’) y est sédimenté? Assimilation? Digestion? Absorption?
Introjection? Incorporation? Recyclage? Et de ce qui n’y est pas reçu, de ce contre quoi il se
construit? Exclusion? Rejet? Forclusion? Vomissement interne? Métabolisation?
Détournement?
Peut-on s’approcher de ce qui le pousse à faire ça, peut-il seulement s’agir de le
comprendre? Les influences perceptibles, les références déclarées, les dettes assumées, les
emprunts ouverts ou facilement déchiffrables, les vomissements incorporatifs, la
surcodification, la cryptologie, les procédures de sélection et d’exclusion des alliances avec
le lecteur et à son insu - bref, tout ce qui travaille au deuil, en vue du deuil du lecteur, au
double sens du génitif, peut-il s’agir de le calculer, le déchiffrer, l’interpréter, l’analyser, le
commenter? Ou ne peut-il pas plutôt seulement s’agir de consentir à une tout autre
expérience de la lecture qu’on pourrait par exemple appeler le délire? Mais ce à quoi Joyce
m’ invite, me contraint, puis-je l’expérimenter dans mon corps? Puis-je, par exemple, délire
mon genre? J’ai proposé qu’ il peut toujours arriver à une sexualité, comme à un « genre »,
de ne pas être permanente, de ne pas persister, elle peut toujours se transformer, muer,
soudain se voiler, mettre les voiles vers un autre monde. Comme à une voix. Est-ce
vraiment tenable?
Et d’où viendrait alors le rêve de voir chaque « individu » traversé, divisé, multiplié
par une sexualité innombrable, dé-scellée, affranchie de la binarité, de la dissymétrie, de
l’obligation à l’hétérosexualité? Peut-être de la violence du discours qui limite le nombre
des configuration genrées possibles, qui légifère à l’endroit de ce qui serait humainement
possible ou recevable, qui décide de ce qui est représentable et de ce qui ne l’est pas. De la
violence de ce discours qui affirme que ce qui est sexuellement possible est décidé, posé,
imposé prédiscursivement, c’est-à-dire naturellement, en quelque sorte de toute éternité.
On le dit.
Pourquoi le dit-on, pourquoi dit-on que ce discours est violent? Pourquoi vit-on
comme une assignation à résidence comme on dit en français dans le langage pénitentiaire
l’assignation d’un sexe, un, un seul, tout essentiel? Pourquoi veut-on plus d’un sexe, ou
pourquoi n’en veut-on plus du tout, même pas un, surtout pas un? C’est en tout cas ce qui
s’énonce parfois clairement et depuis longtemps, sans qu’il soit toutefois toujours évident
de savoir si cette question, si c’en est une, est elle-même sexuée, si le lieu depuis lequel
cette question est posée est lui-même sexué. Est-ce une question plutôt masculine, plutôt
féminine, plutôt asexuée, intersexuée? On dit parfois qu’elle est féministe, ce qui ne serait
pas dire qu’elle est féminine pour autant. Qu’a-t-on dit alors? Cette greffe, cette
hybridation, cette composition qui met ensemble, qui ajointe des signifiants jusqu’alors
considérés comme incompatibles, contradictoires, hétérogènes, voudrait rendre possible
une analyse de l’histoire des normes discursives, philosophiques, socio-culturelles
auxquelles la sexualité est soumise. Ce féminisme - qui n’est pas une théorie monolithique,
pure, unifiée, homogène - interroge la continuité, la commensurabilité entre sexe et genre,
et par là l’indécision, l’insécurité de l’identité. Il est la mémoire assumée et questionnée,
remise à la question, et qui doit pouvoir être refusée, d’une assignation, et donc d’une
destination, non choisie. Je devrais pouvoir choisir d’ « être » homme ou femme, mâle ou
femelle, ou les deux à la fois, ou aucun des deux. Je devrais pouvoir être iel, être désigné
d’un terme qui ne m’inscrive pas dans un genre défini. Je devrais pouvoir être indéfini. Le
même sexe devrait pouvoir, dans des situations, des configurations différentes appartenir,
se revendiquer comme appartenant tantôt au masculin, tantôt au féminin. Le même sexe,
dans des conditions pragmatiques différentes, compte tenu d’autres conventions, devrait
pouvoir être mâle ici, femelle là, ou l’un et l’autre, ou aucun des deux encore ailleurs. Ce
qui impliquerait que la détermination des sexes et des genres ne fût jamais décidable que
par chaque sujet, chaque iel, selon qu’il se sentirait appartenir, ou pas. Et tous devraient
accepter - l’État devrait accepter - qu’il n’est personne qui soit naturellement,
intrinsèquement homme ou femme. Ce que ce féminisme dit, c’est quelque chose comme:
on ne naît pas homme, on ne naît pas femme, on le devient, on peut le devenir, on doit
pouvoir devenir l’une ou l’autre d’où que l’on vienne, quelle que soit sa morphologie. On
doit aussi pouvoir ne devenir ni l’une, ni l’autre (asexué/e ou X), ou devenir, ou demeurer,
l’une et l’autre (intersexuée/e). On doit pouvoir « être » ce que l’on veut, on doit pouvoir
refuser la distinction entre nature et convention. Ce qui veut dire que chacun/e doit
pouvoir, eu égard à son identité, faire dire à la langue ce qu’iel veut.
Est-ce possible? Une telle proposition est-elle tenable? Peut-on vraiment croire qu’il
pourrait n’y avoir que des idiomes, que chacun pourrait parler, jouir d’une langue qui lui
serait propre, qui serait construite, élaborée sur l’instance du moi, de la responsabilité
consciente, dans laquelle pourrait se construire et se dire non seulement sa singularité, sa
subjectivité, mais jusqu’à son identité? Peut-on croire à la possibilité d’un idiome affranchi
des catégories normatives de la langue? Un idiome dans lequel les noms de « femme » ou
d’ « homme » ne s’entendraient plus au sens courant qui garde son autorité, cesseraient de
désigner tout ce que commande sinon le « destin » anatomique, du moins l’ « objectivité »,
la réalité de l’anatomie?
S’il est incontestable qu’il faille sans cesse élaborer des protocoles aussi rusés, aussi
prudents, aussi patients que possible afin de déjouer toutes les manoeuvres de
réappropriation du discours dominant, phallocentrique, afin de déconstruire les vieilles
symboliques de la femme comme attachée aux valeurs de l’oikos, du foyer, de la vie privée,
du dedans, du chez-soi, du home, du Kinder-Kirche-Küche, etc., et de l’homme comme
attaché à l’eidos, au typos, au pouvoir, au concept, à la mesure, à la norme, comme « placé
au commencement et au commandement, à l’arkhè, à hauteur d’Esprit » (Derrida), etc., il
reste que l’anatomie semble toujours être le dernier recours, que l’on accepte ou que l’on
refuse de se plier à sa loi. Car il est certaines figures, certaines configurations, ou
associations, certaines représentations, certains idiomes sexuels impossibles. Par exemple,
peut-on sérieusement (se) demander, comme on l’a fait, pourquoi un vagin serait
seulement féminin et/ou maternel? Sérieusement affirmer, comme on l’a souvent fait, qu’il
n’est aucun savoir assuré possible de ce qu’est un corps féminin ou masculin? Que le
phallocentrisme n’est pas un androcentrisme? Que le phallus n’est pas adhérent au pénis?
Que la chose anatomique n’est pas nécessairement et toujours réduite à sa phénoménalité la
plus sommaire, même chez les inter/trans/a/sexuels, même dans le travestissement,
même dans les versions les plus « masculines » du lesbianisme et les plus « féminines » de
l’homosexualité masculine, qui toutes et tous refusent de se rendre à cette évidence que la
sexualité n’est pas innombrable, qu’en dépit de certaines inadéquations morphologiques
elle ne sera jamais affranchie de la binarité, que le nombre des configurations genrées est
limité, que ce qui est humainement possible, recevable, représentable n’est pas sans limite.
Qui croirait et accepterait comme telle, car il en existe, l’homme qui affirmerait être
lesbienne? Qui croirait et accepterait comme telle, car le cas existe, elle s’appelle Rachel
Dolezal, la femme blanche qui se dirait noire? Un homme blanc qui se dirait lesbienne
noire trouverait-il sa place dans la communauté LGBTIA? Pourrait-on imaginer, concevoir,
penser quelque chose comme un fake sexe?
Y a-t-il des questions absurdes? Je pose que oui. Celle-ci, par exemple: existe-t-il un
corps antérieur au corps « perceptuellement perçu » (perceptually perceived)? C’est Judith
Butler qui la pose en lisant Monique Wittig, et elle tient la réponse pour impossible. Ce que
nous appelons le « sexe » serait selon Wittig discursivement produit et mis en circulation
par un système de significations oppressives à l’endroit des femmes. Ce que nous
acceptons comme un donné immédiat, un donné sensible, comme des caractères
physiques appartenant à un ordre naturel et que nous appelons « sexe » ne serait qu’une
construction sophistiquée et mythique, une fonction imaginaire qui réinterprète ces
caractères physiques à travers le réseau de relations dans lesquels ils sont perçus. Je
demande: comment sait-elle cela? Encore une fois, je ne suis pas certain que ça ne soit pas
délirant.
Qu’on ne se méprenne pas: je ne prétends d’aucune manière qu’il s’agirait - qu’il
serait même seulement possible -, pour « régler » cette question, de presser le « jus de faits »
cher à Stendhal pour en extraire la vérité. Il faut lire à ce propos l’admirable texte d’Yves
Delègue, La vérité et ses imaginaires. On y découvre la matrice des questions posées par ce
féminisme qui affirme que le genre est chose errante qui vit de se mêler quotidiennement
au sexe, son faux consanguin, son traître compagnon et qu’il n’est ni la propriété, ni même
l’attribut d’aucun corps. Le genre éclate en de multiples postulations qui sont chaque fois
une forme de son désir, rien de plus. Ce féminisme dénonce la passion du « réel », la force
de l’ « expérience », prononce le déclin des anciennes certitudes hétérosexuelles (et donc
phallocentriques), fait l’éloge du relativisme, dit inventer une nouvelle économie
marchande des sexes, des genres et des désirs. Etc. Avec lui un sentiment s’exprime par la
voix de celles et ceux qui disposent des moyens intellectuels et politiques de le faire: le
sentiment d’étouffer dans l’air confiné de l’axiomatique hétérosexuelle oppressive, où l’on
ne respire que l’erreur ou le mensonge eu égard à la vérité du genre comme du sexe. Un
appétit formidable, tapageur d’une autre vérité s’y manifeste. Venus de tous les bords, des
voix « féministes » disent le désir de libérer la vérité qui souffre dans le carcan des
institutions sociales, intellectuelles, philosophiques, politiques, médicales ou
psychanalytiques. Ce que ces voix semblent ne pas pouvoir reconnaître, c’est que ce désir ,
le désir, est impossible à assouvir, point.
Michael Larivière
Comments (3)
Bonjour, merci pour cette sollicitation. C'est peu dire que ces questions sont difficiles à mettre en débat. L'œuvre de JB, qui prétend dénoncer une "violence normative"... a généré à son tout une violence normative de la pensée et des points de vue.
Que les droits des homos, trans et autres divers LGBT soient défendus...comme ceux de tout citoyen quel que soit ses inclinations affectives et sexuelles, c'est une évidence. Par contre, concernant la psychanalyse, je ne vois pas pourquoi un dit homo, un dit trans, dit LGBT, etc., devrait être être davantage épargné du questionnement (toujours dérangeant et déstabilisant, j'en conviens) sur sa jouissance et les causes infantiles de celle-ci que les dits hétéros. Or c'est pourtant ce que suggèrent même certains "analystes" très militants pour ces causes actuelles. A mon avis, c'est juste piétiner le message freudien que d'en arriver là...et finalement, c'est une autre façon de stigmatiser ces éventuels analysants que de les traiter de cette façon infantilisante, où aucun questionnement ne leur serait proposé...
Je soulignerais aussi les excès de "militances" de certains analystes (parfois également profs de fac), qui à mon sens font fausse route en prenant parti de façon fusionnelle et non distanciée pour la cause des LGBT. Je ne pense pas que ce soit la bonne posture, sauf à penser que c'est peut-être, au moins pour certains de ces praticiens, une démarche cynique à visée commerciale, pour s'attirer de nouveaux analysants parmi ces dits "LGBT".
La psychanalyse n'est normative que pour ceux qui n'ont strictement rien pigé à son message ni à sa pratique (certes et hélas, ce sont parfois des psychanalystes très aliénés à la psychiatrie, mais il y a une majorité de praticiens analystes qui ne sont pas prisonniers de normes et représentations figées). Mon sentiment sur Judith Butler, pour l'avoir un peu lue et entendu des gens parler de son message, c'est qu'elle a du vivre des humiliations terribles (et on sait ce que vivent d'atroce nombreux homos dans leurs famille ou dans leurs relations sociales), qu'elle a surcompensées en posture guerrière et vengeresse. Une sorte de passage à l'acte conceptuel qui veut tout balayer sur son passage. Du coup, à partir de son argumentation sans questionnement ni relativisme, elle a généré une impossibilité de discussion quant à toutes ces questions. On passe pour une, ou un vieux ringard si on parle de "différence des sexes". "Femme" et "Homme" ne sont plus les signifiants d'un métissage possible, où l'altérité existe, au contraire cela renvoie pour ces militants à une limite genrée insupportable; les désignation "masculin" et "féminin" ne sont plus les échos de deux appareils anatomiques éminemment différents, avec lesquels chacun doit apprendre à faire avec à partir des signifiants dont il aura hérité. Non, ce sont de scandaleuses limitations attribués au patriarcat le plus autoritaire...
Un peu à l'image d'internet où, par son "pseudo", un homme peut se faire passer pour une femme et vice et versa, certains sujets contemporains ne supportent plus que des représentations d'eux-même interchangeables, non "assignées", non limitées. Sans doute néglige-t-on encore en effet l'influence d'internet sur les subjectivités...
Sur Le Blog du Chaudron psychanalytique, Jacquelyne Poulain-Colombier a engagé une courageuse étude critique des "enjeux et des conséquences de l'implantation de la notion de" genre" dans le champ de la culture"... Mais il est à craindre que par rapport à un tel travail la censure ne continue dans les milieux analytiques à faire son œuvre, tout en continuant à s'employer, sous des sophistiques diverses (épousant peu ou prou la thèse confusionnelle de la déconstruction, celle du supposé logophallocentrisme de la psychanalyse), à circonscrire, en ces affaires, tout l'apport de l'anthropologie dogmatique initiée par Pierre Legendre. Cf. ici sa préface de 2005 à la réédition de L'amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique.
Daniel Pendanx