Le texte complet du jugement opposant l'Association des Amis de Jacques Lacan à Jacques-Alain Miller

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS

3ème chambre 2ème section

N°RG:

05/05082

N° MINUTE:, L-

Assignation du 23 Février 2005

JUGEMENT rendu le 30 Mars 2007

DEMANDERESSE

ASSOCIATION DES AMIS DE JACQUES LACAN

16 rue Saint-Croix de la Bretonnerie

75004 PARIS

représentée par Me Francine WAGNER, avocat au barreau de PARIS,

avocat postulant, vestiaire C1233 et Me Bernard EDELMAN plaidant

Vestiaire D097

DÉFENDEUR

Monsieur Jacques Alain MILLER

74 Rue d'Assas

75006 PARIS

représenté par Me Christian CHARRIERE-BOURNA7EL, avocat au

barreau de PARIS, vestiaire Cl 357

COMPOSITION du TRIBUNAL

Claude VALLET, Vice-Président, signataire d& la décision

Véronique RENARD, Vice-Président

Sophie CANAS, Juge

assistée de Marie-Aline PIGNOLET, Greffier, signataire de la décision

DEBATS

A l'audience du 26 Janvier 2007

tenue publiquement

Audience du 30 Mars 2007

3ème Chambre 2ème Section

RG 05/05082

JUGEMENT

Prononcé publiquement

Contradictoire

en premier ressort

Faits et procédure

Par acte en date du 23 Février 2005, L’ Association des Amis de

Jacques LACAN a saisi ce tribunal d'une demande tendant à voir

juger que Monsieur MILLER, qui ne peut exciper de la qualité de

co-auteur, a commis un abus notoire dans le non-usage de son

droit de divulgation en ce que, depuis le décès de Jacques LACAN

survenu le 9 septembre 1981, il n'a fait publier que sept

séminaires sur vingt et un. Elle demande en conséquence

d'ordonner, sous le bénéfice de l’exécution provisoire, soit la

divulgation des séminaires déjà mis au point par l'Association

Lacanienne Internationale (ALI) précédée d'un avertissement

mentionnant qu'elle n'a pas reçu l’aval de Monsieur MILLER,

soit la création d'un comité éditorial, composé au moins de

Monsieur MILLER et d'un membre de l'association, avec pour

mission d'établir dans les trois ans une version autorisée des

séminaires posthumes, soit encore la publication des séminaires

dans un délai de trois ans sous la seule autorité de Monsieur

MILLER à défaut de quoi le tribunal ordonnerait l'une des deux

précédentes solutions préconisées.

Dans ses écritures récapitulatives signifiées le 12 septembre 2006,

Monsieur MILLER conclut à l'irrecevabilité à agir de

L’association demanderesse et subsidiairement au débouté.

Reconventionnellement, il demande de juger que l’action engagée

procède d'un abus fautif, sollicite à ce titre L’ allocation de la

somme de un euros à titre de dommages et intérêts ainsi que la

publication du jugement dans les huit jours de sa notification sous

astreinte de 1500 euros par jour de retard et demande de

condamner 1' Association des Amis de Jacques LACAN à lui payer

la somme de 15 000 euros sur le fondement des dispositions de

L’article 700 du Nouveau code de procédure civile, le tout sous le

bénéfice de l’exécution provisoire.

Dans le dernier état de ses écritures en date du 26 avril 2006,

L’Association des Amis de Jacques LACAN, répliquant à

L’exception d'irrecevabilité et demandant de constater qu'à défaut

d'une action en dissolution judiciaire, tant sa dénomination que

son objet sont licites, maintient ses prétentions initiales et à titre

subsidiaire demande de donner acte à Monsieur MILLER de ce

qu'il s'est engagé publiquement à publier avant 2010 L’ensemble

des séminaires et de dire qu'à défaut de respect de cet

engagement, le tribunal ordonnera l’une des deux autres mesures

sollicitées. Elle conclut au débouté de la demande

reconventionnelle, demande d'ordonner la publication du

jugement sous astreinte, de condamner le défendeur à lui payer la

somme de 15 000 euros au titre de ses frais non taxables et

d'assortir le jugement du bénéfice de l'exécution provisoire.

Motifs de la décision

•»

Sur la recevabilité à agir

Attendu que conformément aux dispositions de l'article 31 du

Nouveau Code de procédure civile, toute personne qui justifie

d'un intérêt personnel peut exercer l'action instituée par Ï'article

L 121 -3 du Code de la propriété intellectuelle dès lors que ce texte

ne la dédie pas expressément à certaines personnes ou catégories

de personnes mais se borne à préciser que le tribunal peut être

saisi notamment par le ministre chargé de la culture;

Qu'il s'en suit qu'un groupement dénommé " Association des

Amis de Jacques Lacan" dont l’objet statutairement défini est de

favoriser par tous moyens la publication de l'oeuvre de Jacques

LACAN et sa connaissance par un large public", dispose d'un

intérêt à agir en justice en vue de l’aire constater un abus dans le

non- usage du droit de divulgation, s'agissant d'une association

régulièrement déclarée et qui ne l’ait l'objet d'aucune décision ni

même de demande de dissolution pour une prétendue illicéité de

son objet;

Que l'exception d'irrecevabilité sera donc écartée;

Sur le fond

Attendu que selon les dispositions de l'article L 121-2 du Code de

la propriété intellectuelle " L'auteur a seul le droit de divulguer

son oeuvre. Sous réserve des dispositions de l'article L 132-24,

il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de

celle-ci.

Après sa mort, le droit de divulgation de ses oeuvres posthumes

est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires

désignés par l'auteur... »,

Attendu que les Séminaires de Jacques LACAN ont été divulgués

par lui-même de son vivant sous la forme d'un enseignement oral

qui n'a donné lieu à aucun support écrit à l'exception des Quatre

Concepts fondamentaux édités par les Editions du Seuil, sous la

signature conjointe de Jacques-Alain MILLER, auteur de

l'adaptation écrite;

Attendu que Jacques LACAN a institué Monsieur Jacques- Alain

MILLER comme exécuteur testamentaire "en ce qui concerne la

totalité de son oeuvre publiée ou non publiée";

Attendu qu'il n'est pas discuté que LACAN, qui était opposé à

toute publication de son enseignement, n'a accepté la transcription

de celui-ci qu'à la condition qu'elle soit réalisée par Monsieur

MILLER;

Attendu que les demandes sont fondées sur les dispositions de

L’article L 121-3 du Code de la propriété intellectuelle selon

lesquelles le tribunal de grande instance peut ordonner toute

mesure appropriée en cas d'abus notoire dans l'usage ou le non-

usage du droit de divulgation de la part des représentants de

L’auteur décédé;

Attendu que la demanderesse estime que L’abus notoire réside en

l'espèce dans le fait de ne pas avoir divulgué dans un délai

raisonnable des séminaires posthumes; quelle considère que le

rythme adopté par Monsieur MILLER est contraire à la volonté de

Jacques LACAN lui-même en ce qu'il aboutit à un défaut de

publication d'une partie de L’ oeuvre, quinze séminaires restant à

éditer alors que L’auteur est décédé depuis 25 ans;

Attendu que le droit de divulgation post-mortem doit s exercer au

service de L’ oeuvre, en accord avec la volonté de L’auteur telle que

révélée et exprimée de son vivant;

Attendu que le fait que LACAN ait accepté la publication de son

enseignement sous une forme écrite et désigné un exécuteur

testamentaire chargé de la totalité de son oeuvre publiée ou non ne

permet aucunement d'en inférer que l’auteur a imposé à Monsieur

MILLER de divulguer son oeuvre dans son intégralité et a fortiori

dans un délai rapide ou seulement déterminé; qu'aucune des

pièces produite n'autorise une telle analyse;

Que force est de constater que si Monsieur MILLER a décidé de

consacrer une part importante de sa vie à la transcription de la

pensée de LACAN en vue de la publication des séminaires, ce

choix procède, en L’état des éléments communiqués, de sa seule

volonté personnelle et non de l'exécution d'une charge

testamentaire exprimée ou à tout le moins implicitement certaine;

Que la seule obligation du défendeur est de protéger l’oeuvre dont

il a la charge contre toute atteinte;

Que l’importance considérable de l’apport (de l’) oeuvre en cause à la

psychanalyse et l’intérêt majeur qu'elle représente pour la

communauté scientifique, qui n’est pas en question, ne saurait être

utilement invoquée par la demanderesse, ses membres, qui ont a

plusieurs reprises publiquement critiqué le travail de Monsieur

MILLER, ne pouvant prétendre qu'il lui est indispensable pour la

poursuite de leurs travaux alors même que leur demande tend à

titre principal, selon une contradiction évidente, à voir ordonner

la divulgation des séminaires dans la version rédigée par

l'Association Lacanienne Internationale, documentation qui, pour

n'être pas publiée est néanmoins à la disposition des chercheurs;

qu'il n'est pas permis de comprendre en quoi une telle injonction

serait de nature à permettre une évaluation plus précise de la

pensée de LACAN,

Attendu que Monsieur MILLER ne se prévalant pas ici d'une

qualité de co-auteur des oeuvres en cause, les développements

consacrés à ce sujet par la demanderesse sont dépourvues d'objet;

Attendu qu'en l'absence de tout abus notoire caractérisé à

l'encontre de Monsieur MILLER, la demande doit être rejetée;

Sur la demande reconventionnelle:

Attendu que le caractère manifestement mal fondé de l'action

engagée révèle une intention de nuire constitutive d'une faute qui

sera réparée par l’allocation de la somme de un euro réclamée à

titre de dommages et intérêts;

Attendu que la publication du dispositif de la présente décision

sera autorisée selon les modalités précisées ci -dessous et ce à titre

de complément d'indemnisation;

Attendu qu'il serait inéquitable que le défendeur supporte la

charge de ses frais non compris dans les dépens; qu'il lui sera

alloué à ce titre la somme de 10 000 euros sur le fondement des

dispositions de L’ article 700 du Nouveau code de procédure civile;

Que cette seule disposition sera affectée de l’exécution provisoire;

Attendu que l’Association des Amis de Jacques LACAN sera

condamnée aux entiers dépens de L’instance qui seront recouvrés

conformément aux dispositions de L’ article 699 du Nouveau Code

de procédure civile.

Par ces motifs

Le tribunal, statuant en audience publique, par décision

contradictoire et en premier ressort.

Rejette l’exception d'irrecevabilité,

Dit que Monsieur Jacques-Alain MILLER n'a commis aucun

abus notoire dans le non-exercice de son droit de divulgation de

l’oeuvre écrite de Jacques LACAN,

En conséquence,

Déboute l’Association des Amis de Jacques LACAN de ses

demandes,

La condamne à payer à Monsieur MILLER, la somme de 1 euro

à titre de dommages et intérêts, pour procédure abusive,

Autorise la publication du dispositif du présent jugement dans

trois journaux au choix de Monsieur MILLER et aux frais

avancés de l’Association des Amis de Jacques LACAN dans la

Hmite de 3500 euros hors taxes par insertion à titre de

complément de dommages et intérêts,

Condamne l'Association des Amis de Jacques LACAN à payer

à Monsieur MILLER, sous le bénéfice de l'exécution provisoire,

la somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de

L’article 700 du Nouveau code de procédure civile,

La condamne aux dépens qui seront recouvrés conformément aux

dispositions de l'article 699 du même code-

Fait et jugé à Paris le 30 Mars 2007