Sujet (s) ?

Editorial d'Armand Touati dans

Cultures en mouvement,

Mensuel Sciences de l'Homme & Sociétés,

N°63, Décembre 2003

Sujet (s) ?

Sommes-nous objet ou sujet de notre histoire ? Cette interrogation qui peut paraître triviale concerne aussi bien les individus que les sociétés. Le sentiment que notre existence nous échappe mène certains à une surconsommation médicamenteuse. Ce choix “individuel” s'inscrit dans des temps perturbés où l'espoir d'un progrès paraît bloqué. Les signes d'une telle perception ne manquent pas. L'envahissement de la pornographie comme la surconsommation de tranquillisants soulignent un processus de dépendance. Le projet de réglementation des psychothérapies1 fait écho à ces signes. L'emprise sur le sujet, la tentative de l'asservir à un autre, produit chimique ou image, confirment leurs effets aliénants.

Affaires ? S'agit-il d'un vrai marché ? Comme le dit Monique Dagnaud2, l'envahissement de nos écrans par des images pornographiques correspond au développement des télévisions à péages qui ont fait du film X, un “produit d'appel”. Faut-il comprendre alors l'incapacité des décideurs par des enjeux économiques qui dépassent une volonté de protéger la jeunesse d'une vision aliénante de la sexualité ? Pourtant le développement des violences sexuelles chez une partie des adolescents — notamment les viols collectifs

qui littéralement “chosifient” la femme —

devrait alerter et donner du courage pour affronter des intérêts puissants. L'absence d'un véritable accompagnement de la jeunesse dans la découverte de la rencontre amoureuse3, la faiblesse des espaces de parole qui pourrait permettre de transformer les tensions liées à une pornographie ambiante comme le montre Serge Tisseron4, laisse les enfants désarmés. Il ne s'agit pas ici de réagir au nom d'un quelconque ordre moral abstrait mais de la simple prise en compte d'une construction du sujet qui impose un accès progressif à la sexualité adulte. Que l'on parle d'un appareil psychique en mesure d'intégrer des émotions ou de la nécessaire pudeur à respecter, il s'agit d'insister sur la possibilité pour un enfant de construire sa manière de découvrir la sexualité. Le sexe confronte tout au long de l'existence à une conflictualité irréductible. Autour de la sexualité se joue une part décisive de notre accès à une autonomie relative et à une forme de bonheur. L'écoute du sujet concourt à l'émergence de cette liberté intérieure que ne permettent ni la dépendance à un voyeurisme pornographique ni l'appel aux médicaments “miracles” de l‘impuissance ou des difficultés inhérentes à toute existence.

Asepsie. C'est en effet de cela qu'il s'agit puisque le mal-être individuel et collectif actuel aurait trouvé ses “spécialistes”. Cela vient-il d'une certaine psychiatrie privée de budgets qui a, dans sa majorité, chanté les louanges de la “chimiothérapie” ? Ou de l'acharnement des neurosciences à démontrer que le sujet humain est avant tout un objet de connaissances — versus “cognitif” — ou de traitements biologiques pour effacer la folie de la tragédie humaine ? On peut s'interroger sur cette nouvelle volonté de protéger le public. Asepsie et médicalisation à outrance, une société transparente aurait réponse à tout ? Des espaces de parole “marginaux” ou “extraterritoriaux” échappent au “contrôle” depuis des décennies. Freud a toujours défendu le principe de l'analyse profane, celle que des non-médecins pouvait mener à la condition d'avoir été eux-mêmes analysés et d'engager une supervision de leur travail. Au début des années 50, l'ordre des médecins a engagé des procédures contre les non-médecins qui conduisaient des psychothérapies mais la jurisprudence a progressivement rejeté ces demandes. Et voilà que le législateur donnerait aux médecins un privilège de pratique. Mais alors à quand une loi pour controler les prescriptions abusives de psychotropes aux enfants ?

Néanmoins, on peut comprendre les intentions du législateur particulièrement celles qui visent des dérives sectaires ou mercantiles éventuelles. Mais pourquoi ne pas prendre le temps de concertation nécessaire et innover en dialoguant avec tous les “psys” dans une instance collégiale pluraliste qui pourrait élaborer un cadre commun suffisamment large et souple ? On ne prescrit pas une psychothérapie comme une pillule. Il faut distinguer la souffrance psychique de la maladie mentale. Le psychothérapeute se doit de suivre un cursus personnel de formation correspondant au cadre qu'il met en place. La relation créée demeure singulière et ne peut être normée dans une “évaluation” statistique. Tout cela suppose une parité entre médecine, psychologie et psychothérapie.

La nécessité d'un “éloge de la parole”5 pour réduire la violence s'affirme. Une méthode de démocratie participative6 insiste sur la possibilité pour chacun d'être pris en compte comme sujet y compris dans son travail. Voilà des perspectives qui s'efforcent de répondre à la passivité et aux conduites de dépendances tant décriées. Le propre de la subjectivité humaine, d'être parlant, est ici mis au centre d'une autre forme de présence au sein de la société. Décrivant les premiers pas de la psychiatrie au XVIIIe siècle, Michel Foucault parlait au début des années 70, d'une volonté d'assujettissement. Avant de construire une classification “objective”, avant même de fonder le “traitement moral” d'un Pinel libérant les fous de leurs chaînes, il s'agissait d'abord de soumettre le sujet, même s'il s'agissait d'un roi7. Et si nous refusions d'être les sujets d'un roi ou les objets de la science ?

1 - Le 14 octobre 2003, un texte a été voté par l'Assemblée nationale réservant la pratique des psychothérapies aux psychiatres et aux psychologues. Une commission serait amenée à “évaluer” les cursus des psychothérapeutes pour leur accorder la possibilité de poursuivre leurs pratiques. Le texte va être examiné au Sénat en janvier. Il est inutile de préciser que ce projet suscite et suscitera de nombreuses réactions. Cultures en mouvement invite au débat le 17 décembre les différentes sensibilités du monde “Psy” (voir p. 2 de ce numéro).

2 - voir page 26.

3 - Cf. Le dossier-débat sur “les sexualités initiatiques” paru dans le n° 54 (février 2003) de Cultures en mouvement.

4 - Voir page 34.

5 - Comme l'affirme Philippe Breton (page 20).

6 - Voir l'entretien avec Gérard Mendel (page 13).

7 - Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France, 1973-1974, Hautes études, Gallimard-Seuil, 2003.