Le pas de Freud de la psychothérapie à la psychanalyse

Annie Tardits

Le pas de Freud de la psychothérapie à la psychanalyse1

Y a-t-il une nécessité interne à la psychanalyse qui détermine les psychanalystes à déclarer – à professer – la spécificité de leur pratique et de leur discipline, ou est-ce toujours à cause de circonstances extérieures qu'ils sont amenés à défendre leur spécificité ? Il est clair que dans le contexte actuel ce sont les circonstances qui imposent aux psychanalystes de situer la spécificité de leur pratique et de la formation qu'elle requiert au regard d'autres pratiques thérapeutiques. Comme en 1926 la plainte contre Reik, accusé de charlatanisme, rendit nécessaire l'intervention de Freud2. Mais quand on y regarde de plus près, il apparaît que le livre de Freud dépasse les circonstances de la plainte, pour laquelle il a d'ailleurs fait, en privé, les démarches nécessaires. Par l'intermédiaire d'une adresse fictive aux pouvoirs publics, son livre s'adresse aux analystes qui sont en train de réglementer la formation, et plus largement au public. Dans cette adresse, il articule ce qu'est la spécificité de la psychanalyse, ce qu'est un analyste qualifié pour l'appliquer au traitement et la nécessité d'une formation appropriée. Au regard des pouvoirs publics il tranche dans la question : est-il plus juste, en matière d'analyse, de réglementer légalement ou de laisser faire ? Il dit sa préférence pour le “ laissez faire ” (utilisant cette expression en français) et, au cas où les autorités politiques feraient le choix de réglementer, il dresse les contours d'une “ politique d'intervention active ” qui mette de l'ordre et de la clarté au lieu de tout embrouiller par l'interdiction faite aux profanes de pratiquer la psychanalyse. Cette politique devrait “ fixer les conditions selon lesquelles l'exercice de la pratique analytique sera permis à tous ceux qui le voudront, instaurer une quelconque autorité auprès de laquelle on puisse s'informer de ce qu'est l'analyse et de ce qu'il est permis d'exiger pour se préparer à l'exercer, et promouvoir les possibilités de l'enseignement en matière de psychanalyse3. ”

La Postface, écrite un an plus tard, après le débat du congrès de l'Internationale psychoanalytische Vereinigung (I.P.V.) de 1927, s'adresse clairement à ses collègues analystes, en particulier aux Américains, qui soutiennent l'inclusion de la psychanalyse dans la pratique médicale en tant qu'elle serait une psychothérapie. Freud veut bien reconnaître que si la psychanalyse prétend traiter les malades elle doit consentir à être admise dans la médecine générale comme une spécialité. “ Cela, je le reconnais, je l'admets, je veux seulement être sûr que la thérapie sera empêchée d'abattre la science. ” Il soutient alors que le traitement de l'homme névrosé est un matériel nécessaire et privilégié pour la recherche scientifique de l'analyse avant d'être un objectif thérapeutique. Ce primat de l'intérêt scientifique ne sacrifie pas pour autant l'intérêt du malade car les deux intérêts, de fait, se conjuguent. Mais la visée du traitement est clairement énoncée comme une visée de savoir.

On peut imaginer que cette position radicale pouvait choquer et surprendre, dévoilant un malentendu que Freud lui-même avait pu nourrir puisqu'il avait pu d'abord parler de psychothérapie. Freud n'a pas encore affaire au “ déferlement de la psychothérapie associée au besoin d'hygiène sociale ” (ce sont les termes de Lacan en 1964). Pourtant, énoncer la visée du traitement comme une visée de savoir l'amène à distinguer nettement la psychanalyse et la psychothérapie dont il élargit le champ de la pratique au-delà de la médecine. Il dégage deux traits de ces psychothérapies à partir de deux exemples : la thérapie qui s'appuie sur la psychologie individuelle d'Adler et le ministère religieux des âmes, protestant d'abord (allusion à la cure d'âme) et depuis peu catholique. Le premier trait qu'ils ont en commun est de soutenir de l'extérieur ce qui est défectueux au lieu de le corriger de l'intérieur. Le premier procédé y parvient en éveillant l'intérêt pour la communauté sociale – on voit poindre là tous les usages psychothérapeutiques du groupe. Le second procédé agit en confortant la croyance – on voit poindre là tous les usages psychothérapeutiques du transfert qui renforcent la croyance en un Autre qui sait. En plus de cette visée thérapeutique de soutien, ces deux psychothérapies ont en commun un autre trait : leur étayage sur la psychanalyse. Ces deux procédés doivent leur force et leur réussite à cet étayage. Cet étayage peut se présenter comme un “ éclaircissement analytique ” d'appoint, fait d'ailleurs pour renforcer le transfert, ou au titre du rapport qu'a pu entretenir la théorie sous-jacente avec la psychanalyse, même si elle en est devenue l'adversaire. On voit là se dessiner la généalogie de nombreuses psychothérapies dans les dissidences majeures de la psychanalyse et s'éclairer la volonté de certains psychothérapeutes d'inclure la psychanalyse dans le champ de leur pratique.

Freud ne s'étend pas davantage sur ces traits communs aux psychothérapies. Là encore il marque la spécificité de ce que “ nous autres analystes ” nous faisons et qui réside dans la conjonction très particulière entre “ guérir et chercher ” – une conjonction que défaisait la distinction entre psychanalyse thérapeutique et psychanalyse didactique. “ Notre procédé analytique est le seul dans lequel cette précieuse rencontre est garantie. ” Dans la psychanalyse le savoir guérit, le traitement apporte un savoir nouveau qui a un effet thérapeutique. “ Cette perspective de gain scientifique était le trait le plus noble, le plus réjouissant du travail psychanalytique, avons-nous le droit de le sacrifier à telle ou telle considération pratique ? ” Le texte insiste : les considérations pratiques ne doivent pas l'emporter.

En quoi ce savoir, qui dans le traitement psychanalytique a un effet thérapeutique, est-il différent de “ l'éclaircissement analytique ” que peut donner, avec succès, un psychothérapeute ? Freud ne pose pas cette question, sans doute parce que la réponse est pour lui évidente : il ne s'agit pas du même savoir. La connaissance psychanalytique, celle qui peut se déposer dans les livres, se transmettre pour une part dans l'enseignement ou être donné comme éclaircissement dans une psychothérapie, n'est pas le savoir qui se construit dans la cure avec le savoir inconscient. L'éclaircissement psychanalytique et le savoir auquel le sujet a accès parce qu'il est construit dans l'analyse ne guérissent pas de la même façon. Mais ce n'est pas seulement parce qu'ils se construisent différemment que leurs effets thérapeutiques se distinguent, c'est parce qu'ils n'ont pas le même objet.

Si la chose est tellement évidente pour Freud, c'est que l'invention même de la psychanalyse tient à cette différence à la fois radicale, subtile et finalement assez simple. Sa radicalité soutient la position de Freud dans la question de l'analyse profane. Sa subtilité éclaire tous les malentendus encore d'actualité chez les psychanalystes à propos de l'effet thérapeutique de la psychanalyse. Sa simplicité est formulée dans le chapitre final des Études sur l'hystérie, quand Freud est au bord de faire le pas où il invente la psychanalyse. C'est la différence entre une “ thérapie symptomatique ” et une “ thérapie causale4 ”. Freud la formule très clairement pour reconnaître que le procédé cathartique est une thérapie symptomatique, la meilleure, qui ne saurait être surpassée. C'est sa pratique du procédé de Breuer qui lui permet alors de se déclarer psychothérapeute dans cette phrase qui sonne en français comme un alexandrin : “ Je n'ai pas toujours été psychothérapeute. ” La thérapie causale est autre, elle requiert un autre pas.

Freud a donc été psychothérapeute, et puis il est devenu psychanalyste. À l'époque où il écrit ce dernier chapitre, sans doute au printemps 1895, quelques mois avant le rêve de l'injection faite à Irma, il n'a pas l'idée de ce que pourrait être une thérapie causale, une thérapie fondée sur un savoir de la cause. Mais c'est ça qu'il cherche, qu'il va inventer et construire ; c'est là que le conduit son désir tellement déterminé de savoir. Revenant en 1932 sur la théorie du rêve, Freud souligne qu' “ elle marque un tournant ; c'est avec elle que l'analyse a franchi le pas menant d'un procédé psychothérapeutique à une psychologie des profondeurs5. ”

Il est intéressant de s'arrêter quelques instants sur ce que Freud dit en 1895 sur cette distinction. Le procédé cathartique agit sur le symptôme et le guérit, mais “ il ne peut empêcher que de nouveaux symptômes viennent remplacer ceux qui ont été écartés.” Seule une thérapie causale, qui agit sur la cause de la névrose et non du seul symptôme, peut être prophylactique : elle empêche l'extension des dommages. Mais elle ne défait pas nécessairement ce que les facteurs nocifs ont déjà déterminé ; il faut pour cela une “ seconde action ”, symptomatique. Dans cette visée, le procédé cathartique est le plus efficace. La distinction qu'opère Freud le porte donc à poser, dans un même mouvement, l'ambition et la limite de cette nouvelle thérapie, causale, qu'il nommera un an plus tard psychanalyse.

Pour l'homme de science qu'est aussi Freud seule une thérapie causale est scientifique comme seul le savoir de la cause peut agir sur la cause de la névrose. Sa conférence au “ collège des médecins ” à Vienne en 1904, “ De la psychothérapie ”, peut nourrir un malentendu6. Il y formule que la psychothérapie est “ la forme la plus ancienne de la thérapeutique médicale ” et il annonce une “ psychothérapie scientifique ” qui contrôle le facteur psychique en jeu. Sans doute, dans ce moment où il s'apprête à publier le cas Dora, pense-t-il au mouvement du transfert. Si la psychanalyse est cette psychothérapie scientifique, on conçoit qu'elle puisse être considérée par certains psychanalystes comme la seule psychothérapie et par certains psychothérapeutes comme celle qui, selon une formule de Lacan, fait paratonnerre. De fait, Freud ne gardera pas l'usage de ce terme pour l'application de la psychanalyse au traitement des névroses, un traitement qui, pour accéder au mécanisme de “ l'être-malade-psychique ”, doit “ abandonner pour un moment ” le point de vue thérapeutique. Il parlera de thérapeutique psychanalytique, réservant le terme psychothérapie aux autres méthodes, restant très réservé sur l'usage de la psychanalyse “ à l'occasion ” par les psychothérapeutes qui, n'acceptant pas toute la psychanalyse, la diluent, sans doute en voulant la “ désintoxiquer7  ”.

Quelques remarques :

– Freud n'a pas varié sur son orientation, c'est-à-dire sur la priorité donnée à la construction d'un savoir de la cause qui puisse avoir un effet thérapeutique sur la névrose et pas seulement sur le symptôme. La visée donnée en 1937 à la cure analytique d'une correction après-coup des processus à l'origine du refoulement s'inscrit dans ce registre de la thérapie causale. L'accent mis par Lacan sur la question de la cause (“ causalité psychique ”, causalité matérielle du signifiant, objet-cause) s'inscrit dans cette même orientation.

– La notion qu'un savoir de la cause puisse être prophylactique (plus encore que thérapeutique) peut éclairer certains accents utopistes de Freud, en particulier lors de sa conférence au congrès où a été constitué l'Internationale psychoanalytische Vereinigung en 1910. Cependant, il prend garde de préciser que ce n'est pas un dessein hygiéniste qui l'anime mais celui d'apporter à la société les “ lumières ”.

– Du point de vue technique, le procédé symptomatique de Breuer, que Freud a utilisé au temps où il était psychothérapeute, restait, même modifié, enraciné dans la suggestion hypnotique. C'est cette suggestion qui donne sa puissance thérapeutique à ce procédé que Freud compare à la peinture. Comme elle, la suggestion travaille per via di porre, elle efface le symptôme en le recouvrant. Le procédé analytique, causal, travaille per via di levare, à la façon d'un sculpteur qui extrait tout ce qui recouvre la statue.

– La subtilité du rapport entre le savoir et l'effet thérapeutique tient au fait qu'une analyse peut avoir, pour une part grâce au transfert, des effets thérapeutiques symptomatiques et, par le dénouement de la névrose de transfert, des effets thérapeutiques sur la névrose elle-même. Ce dénouement requiert un maniement analytique du transfert, un maniement qui dépend du désir de l'analyste et donc d'une certaine issue au transfert dans sa cure. Cette question détermine celle de la formation appropriée pour qualifier un analyste à manier analytiquement le transfert.

– Dès 1904, Freud a souligné que les particularités du traitement analytique, en particulier le sacrifice d'argent et de temps, l'exigence de sincérité, l'empêchent d'être une “ forme idéale de thérapie ”. Ces exigences valent pour le patient et pour l'analyste. En 1927, dans la Postface à La question de l'analyse profane, Freud fait procès aux américains de sacrifier plutôt la psychanalyse à des considérations pratiques de temps et d'argent : le surmoi des américains n'est pas très sévère à l'égard du profit. D'où leur engouement pour la psychothérapie. Le rejet par les psychanalystes américains de l'analyse profane étant sans effet sur cette situation pratique, il relève pour Freud d'une tentative de refoulement de la psychanalyse.

– 38 ans après la Postface de Freud, dans le “ Préambule ” ajouté à l'Acte de fondation de l'E.F.P., Lacan juge avec la même sévérité l'attitude des psychanalystes confrontés au “ déferlement de la psychothérapie ”. Elle déferle parce qu'elle est “ associée aux besoins de l'hygiène sociale ” ; mais la psychanalyse n'est pas innocente de ce phénomène car elle contribue à propager la psychothérapie. La sévérité de Lacan s'adresse aux analystes qui “ prêtent la main ” à une “ pratique mitigée par [ce] déferlement ”. Lacan dénonce cette pratique dans son impérialisme : “ conformisme de la visée, barbarisme de la doctrine, régression achevée à un psychologisme pur et simple ”. Les analystes y prêtent la main, même s'ils montrent une gêne, une aversion voire une dérision ou une horreur qui se trouvent “ mal compensées ”, mais compensées quand même, par la promotion d'une cléricature. Le trait que souligne Lacan pour caractériser ces clercs c'est leur componction. Ce terme désigne, dans son usage moderne atténué, un air de gravité. Mais dans son sens initial, il désigne la douleur, le regret, la contrition liés au sentiment d'une faute contre Dieu. La componction de ces clercs, est “ le reste qui témoigne de la formation par quoi la psychanalyse ne se dissout pas dans ce qu'elle propage. ” La componction de ces clercs psychanalystes, le sentiment de leur faute à l'endroit de la psychanalyse, est ainsi le reste, la trace ineffaçable de leur formation. Lacan propose alors d'imager le discord entre cette pratique mitigée et la pratique de la psychanalyse par un lieu commun légèrement transformé : “ la psychanalyse est partout, les psychanalystes autre part. ”


  • 1.

    Paru dans Carnets de l'E.P.S.F., n° 34, mars-avril 2001, pp. 45-50.

  • 2.

     S. Freud, La question de l'analyse profane, Paris, Gallimard, 1985 et Œuvres complètes XVIII, Paris, PUF, 1994.

  • 3.

    Ibidem, Galllimard, 1985, p. 120.

  • 4.

    S. Freud, J. Breuer, Études sur l'hystérie, Paris, PUF, 1978, p. 210.

  • 5.

     S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse [1933], Paris, Gallimard, 1984, p. 13.

  • 6.

     S. Freud, “ De la psychothérapie ” [1905] dans La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1975.

  • 7.

    S. Freud, Nouvelles conférences, op. cit., p. 205.