Du suicide des uns aux suicides des autres

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Du suicide des uns aux suicides des autres

Un vendeur de fruits et légumes tunisien, Mohamed Bouazizi, 26 ans, s'immole par le feu et c'est tout un pays qui s'embrasse. Ce geste définitif a été avec celui d'autres qui ont suivi le révélateur d'un désespoir collectif qui s'est transformé en trouvant une issue politique : un régime policier est tombé, un système mafieux incestueux, celui d'une famille de Borgia tunisiens, a trouvé sa limite à une jouissance qui semblait infinie.

En Tunisie, comme Jan Palach en Tchécoslovaquie en 1968, l’acte suicidaire a été entendu dans toute sa portée d’affaire publique, politique.

Chacun a pu entendre, comprendre, interpréter ce geste dans sa portée de désespoir et d’appel vers un autre possible qui a permis d’espérer et de porter cet espoir.

En France dans les milieux de travail ces mêmes gestes adressés, malgré leur caractère inédit ont été, par les spécialistes de la communication d’entreprise mis en place par les organisations managériales et avec la complicité de quelque expertise psychiatrique dévoyée, indexés du côté d’une affaire strictement privée et l’on a tenté de les noyer dans les statistiques globales des suicides.

Tout a été fait pour qu’il n’en soit rien entendu. Le déni organisé a pour une part fonctionné et il continue à opérer. Les gestes définitifs ont terrassé, sidéré les salariés.Ils n’ont pas permis leur transformation en réactions collectives ni peut-être d’éviter de nouveaux drames. La psychologisation du social permet d’imputer tout acte public de désespoir à une pathologie individuelle, d’en faire un syndrome anxio dépressif, de l’évider de sa portée politique, de lui faire perdre son sens ou tout du moins de le diriger vers un sens unique celui d’un acte insensé.

L’espace du travail est un espace public, l’horreur du détournement des suicides en affaire privée consiste à transformer l’inédit des suicides sur les lieux de travail en problèmes personnels. Une manipulation aux enjeux sociaux et économiques essentiels quant aux conditions du vivre ensemble au travail et bien au-delà.Le suicide comme affaire privée, strictement privée pas comme adresse à l’Autre. Il n’y a plus de mal être collectif mais seulement du mal être individuel, plus de Malaise dans la civilisation rien que des petites affaires privées qui viennent troubler la bonne marche du monde, des dysfonctionnements imputables à des personnes inadaptées.

Au temps de la promotion d’un « individu roi », plus rien ne viendrait faire symptôme sur la scène publique. Le symptôme ne saurait avoir de portée politique et encore moins insurrectionnelle, à contrario de ce que soutient le Manifeste pour la psychanalyse. Le particulier ne renvoyant plus qu’à lui-même.

L'acte de Mohamed Bouazizi a été reconnu, ce jeune diplômé contraint de vendre des fruits et légumes pour survivre s'est vu privé par la police de son moyen de travail et c'est toute une jeunesse au chômage qui s'est identifiée et un peuple qui a fait entendre sa colère, qui a refusé que la dignité bafouée conduise à un désespoir sans retour.

Là où les Tunisiens ont entendu l’acte suicidaire dans toute sa portée, comme s’adressant à chacun, parlant à chacun pour s’en saisir et le faire aboutir, ici, dans les milieux de travail, tous les efforts sont déployés pour faire taire cet acte, n’en rien vouloir savoir.

En France l’entreprise a en partie échoué car devant les tribunaux et dans nombres de tribunes publiques, les conditions de travail ont été reconnues dans leur responsabilité.

Pour autant nous ne pouvons que constater que les suicides sur les lieux de travail sont d’avantage l’expression d’une impuissance à trouver un moyen d’externaliser le conflit, à trouver un relais à la lutte collective quand celle-ci n’a plus lieu ou est perçue comme vaine.Et les actes suicidaires ne sont pas d’emblée saisis comme la manifestation de ce qu’ils désignent et n’ouvrent pas vers d’autres possibles.

L’individualisation du travail a peut-être réussi à détruire la capacité de solidarité au point de conduire certains à leur point d’impasse, la guerre de tous contre tous c’est aussi la guerre de chacun contre lui-même dans un régime de concurrence qui vise à être pur et parfait.

Pourtant quand la violence du désespoir n’est pas retournée contre soi mais mue dans une lutte collective jamais elle n’est indexée du côté d’une quelconque psychopathologie. A ce moment-là la lutte, même sur fond de désespoir, est appel à la vie, elle n’est pas sacrificielle, elle ne culpabilise pas en retour, elle est conflit ouvert et assumé et elle n’est pas saisie du côté d’un conflit intrapsychique.

Quand la révolte se déchaîne collectivement contre une préfecture, un siège patronal, quand elle vient menacer de faire sauter des usines ou de polluer une rivière jamais le recours a la psychologisation n’est utilisé. Ces gestes violents ou ces menaces extrêmes ne sont jamais présentés comme les signes morbides d’une quelconque pathologie.

La violence adressée collectivement à autrui force le respect, même si elle est poursuivie devant la justice, elle est condamnée, vilipendée mais pas dénaturée, la lutte ouverte est porteuse de dignité quand l’acte suicidaire sur le lieu du travail ne serait que le geste d’un pauvre hère. L’interprétation psychologisante vient en rajouter au drame subi par les familles, les proches, les collègues de travail quand on bafoue une dernière fois la dignité des suicidés en venant marcher sur leurs cadavres instrumentalisés par une psychiatrie qui se déconsidère.

Bien entendu, le suicide engage la subjectivité dans son plus intime et peut pour tout un chacun être saisi dans sa dimension personnelle pour autant il reste un acte adressé, et cette adresse n’est pas inhabitée en Tunisie, c’est un régime policier qui conduit à un insupportable à vivre, ce qui est vrai en ce lieu serait faux dans les milieux de travail ?

Ce qui reçoit un écho d’un côté d’une ampleur exceptionnelle serait dans l’autre sans portée ?

On ne meurt pas pour rien sauf dans les milieux de travail, si ce n’est pour quelques énigmatiques problèmes personnels et c’est alors le message envoyé, adressé qui est dévoyé, retourné à l’envoyeur comme s’il n’y avait personne à l’adresse indiquée et personne pour l’entendre, le reprendre et le relayer.