La nuit de Bamako

 

Soirée avec Olivier DOUVILLE

Nous avons organisé le 17 mars 2008 une soirée avec Olivier Douville à laquelle ont assisté une soixantaine de personnes.Cette soirée était consacrée au travail fait par lui en Afrique auprès des enfants des rues. Cette soirée était suivie d'un repas de cuisine africaine au cours de laquelle les échanges ont pu se prolonger. Robert Bitoun rend compte des propos tenus ainsi que de ses réflexions

Olivier Douville est psychanalyste et maître de conférence en psychologie clinique à l'université Paris-10, Nanterre. Il est directeur de publication de " Psychologie clinique " (l'Harmattan, Paris) et co-rédacteur en chef de PTAH, revue de 1'ARAPS (Association Rencontre Anthropologie Psychanalyse sur les Processus de Socialisation). Il travaille régulièrement auprès d'adolescents en errance en Afrique de l'Ouest.

 

Olivier Douville s'est exprimé ce soir-là sur son expérience clinique et anthropologique –  la sienne et celle de quelques autres -  en Afrique (Mali et Congo). Son exposé rend compte des problématiques liées à l'accueil et à l'écoute d'enfants et adolescents marqués par des guerres auxquelles ils ont été intégrés. Son travail tente de répondre, sur le terrain, et par des  dispositifs qu'il a pu mettre  en œuvre depuis 2000 à Bamako, à cette véritable déflagration du lien social et des corps, dont sont victimes ces enfants-soldats. On découvre, derrière l'errance adolescente et le vagabondage, des sujets qui s'épuisent dans des formes extrêmes de repli psychique - l'exclusion leur ôtant violemment le sentiment de  s'assurer de leur propre réalité - L'identité pour eux ne se soutenant plus que de l'étrange hypothèse de n'être pas tout fait sûr d'avoir été mis au monde.  De plus des phénomènes d'hyper-compensation  comme, par exemple, l'usage massif de « drogues »  constituent une limite supplémentaire au crédit sanitaire puisque les sujets entrent souvent dans des formes paradoxales de souffrance physique et psychique, souffrance anesthésiée mais nullement enrayée. En somme, ce que montre le travail d'Olivier Douville est qu'on ne saurait se passer d'un secourisme éclairé par une psychopathologie intrinsèquement nouée  à l'anthropologie, et ce, même  et surtout devant l'urgence d'un soin des corps, du physique -  car comment ne pas tenir compte de ce qui se manifeste trop souvent par une indifférence extrême des sujets au regard de l'apport sanitaire qui leur est proposé ? Comment se constitue alors un appareil  approprié qui tenterait de ralentir l'exponentiation  de ces phénomènes.

Les modalités d'intervention sur le terrain se fondent en partie sur une réalité urbaine concrète, avec pour préalable une concertation avec les instances de droit en vigueur dans la région, mais surtout, à l'intérieur même des quartiers concernés, en nouant un dialogue avec les habitants. Il apparaît aussi, et c'est un point central de l'expérience d'Olivier Douville, que toute intervention – circonscrite au phénomène qu'il décrit – ne peut se faire abruptement sans échouer dans ce qu'on pourrait appeler une duperie d'experts. L'adoption par le milieu, c'est-à-dire l'ensemble des habitants d'un quartier, est un travail qui ne peut se faire en une fois. Deux temps (logiques) sont nécessaires : on s'y rend une fois pour éprouver sa propre capacité à y retourner. La deuxième fois, c'est le temps de l'adoption, on vérifie le crédit qui nous est fait.  Nous sommes loin ici de l'enthousiasme philanthropique que constituent les actions  de certaines ONG qui se soucient finalement assez peu de ce qui devrait constituer la condition de toute rencontre. Une logique des lieux, des circulations et des formations de groupes s'impose mais cette logique est complexe, transitoire, et sans cesse à reconstruire au gré des nouvelles défigurations  que génèrent les guerres et leur leurs conséquences sur la population. L'hostilité, parfois extrême, des jeunes envers l'autre implique de renoncer à l'idéal d'une prise en charge des sujets dans une structure déjà existante – quand elle existe. De plus, pour certains enfants, quitter leur périmètre pour un structure institutionnelle afin d'y être soigné, tient parfois de l'exploit - ce,  en raison d'attaches, de segments familiaux reconstruits. Il faut donc privilégier les relations d'aide et de proximité : certains enfants de la rue, même exclus, nouent  paradoxalement avec des gens du quartier.

Bien sûr, l'équipe dont nous parle Olivier Douville s'est construite autour d'une culture réaliste, celle du SAMU – l'urgence sanitaire imposant un dispositif fondé sur le modèle de l'urgence. L'état de délabrement corporel et les conditions de vie de ces enfants nécessitent une réponse de soin appropriée et ce dispositif – une camionnette – permet aussi de saisir l'opportunité d'une mise à l'abri. Cependant, au-delà de l'urgence, il s'agit pour l'équipe de pouvoir penser son action à moyen terme, afin d'élaborer une stratégie qui permette de briser les clivages internes à toute élaboration d'un travail de parole avec des enfants, parfois terrés à l'intérieur même du quartier – dans une forme d'exclusion interne. Il s'agit donc pour l'équipe de privilégier une logique de santé communautaire qui ne se coupe pas d'avec la population de ces quartiers pauvres - La camionnette du Samu malien  jouant peu à peu un rôle de point fixe où peuvent se nouer des échanges avec la population.

Pouvoir maintenir l'offre d'une aide à ces enfants, dont l'exclusion se redouble presque implacablement d'une auto-exclusion, suppose donc du temps et une forme de ténacité en contradiction avec les lois de l'urgence. Mais là, près de la camionnette, il ne s'agit pas d'attendre la demande. Aller vers l'enfant, afin de briser une forme de récusation de la demande dans laquelle lui-même s'enferme. Ce soutien, nécessaire parfois pendant plusieurs jours, voire semaines, suppose souvent un système de relais sans coupure entre plusieurs praticiens afin de donner lieu à ce que peut avoir de vivifiante la parole face à ce qui régit un mode d'être au monde particulièrement précaire et réduit à l'angoisse de mort. Enfin,  devant la confiscation à ces enfants d'un pan entier de ce qui aurait dû constituer pour eux  la condition de possibilité de fabriquer du lien social, l'action doit éviter toute logique de réinsertion – ce qui entérinerait cette confiscation ou, tout du moins, rendrait cette parole, quand elle à pu advenir, stérile. Il s'agit plutôt ici d'une véritable et prima-insertion. Il faut éviter avant tout, nous dit Douville, que l'enfant creuse une dette imaginaire en lieu et place d'une reconnaissance du héro qui aurait dû signer le sacrifice de sa vie. Enfin, faire céder sur cette cruauté surmoïque qui les gouverne afin que ces jeunes puissent retrouver  le cadre d'une loi communautaire sans violence et qui régule autrement les échanges avec ses partenaires.

Ces enfants-soldats âgés de 6 à 9 ans, très souvent orphelins, embrigadés, « trafiqués »  dans les guerres violentes au  Liberia et à la Sierra Leone, nourrissent l'espoir ultime de retrouver les membres de leur famille, souvent exilés pendant la guerre. Ils ne les retrouveront que trop rarement.  D'où l'effet de massification des bandes dont parlait Olivier Douville dans son préambule. Ces enfants vivent le plus souvent dans une confusion extrême de l'espace et du temps –  Le vecteur identificatoire n'étant  pas lié pour autant  à l'ethnicité mais bien plutôt au trauma. Cette communauté du trauma donnerait l'illusion que ces groupuscules d'« anciens combattants » représentent des réponses plus ou moins reconstructrices, adaptées,  voire de suppléance  groupale. Mais cela n'a de sens qu'à l'intérieur d'un travail de mémoire à venir. Ce travail de mémoire ne trouve sa véritable efficace que s'il est reconstruit à l'adresse d'un proche,  voire de plusieurs, et dont le sujet peut dépendre. Afin de rendre compte de l'ensemble de ces difficultés et de la problématique à laquelle s'attache son action, Olivier Douville a pu nous faire le récit suivant : 

Il s'agit d'une fillette en errance dont on n'a pu déterminer l'age qu'après plusieurs jours (12 ans ?) signalé pour une infection oculaire. Lors du premier examen la fillette ne semblait souffrir « que » d'infection aux yeux. L'infection avait cependant ceci d'intriguant que les deux yeux étaient infectés de façon tout à fait symétrique. On finit par deviner que l'infection était sans doute due à un frottement répétitif. Enfin, c'est en parlant avec d'autres enfants qu'il pu être déterminé de façon plus certaine que cette petite fille se bouchait compulsivement les yeux avec du sable ou de la terre - tout ce qu'elle trouvait. S'assurer de ne pas voir qu'elle ne voyait pas. Quoi ? Un vide. Le vide d'une hallucination négative. Cette petite malienne avait dû suivre ses parents en Exil, sous la guerre. Elle tenait avec elle une sorte de montage en forme de mémorial –  un capuchon de stylo monté sur une branche de lunette, lequel était entouré d'un fragment d'habit déchiré –  qu'elle avait prélevé sur le corps  de sa mère découpé à la machette sous ses yeux. Le travail de reconstitution dura quelques mois pendant lesquels l'équipe resta auprès d'elle. Ce bout de corps-mémoire, signe résiduel du vécu amnésié par l'hallucination négative, authentifie de façon concrète l'impossible demande d'une volonté de mémoire sans mémoire. Si la nécessité d'un soin psychiatrique s'imposait, il ne fut pas question de l'arracher à cet espace condensé qui était le sien, lieu de ses rondes incessantes, sans provoquer un  véritable démembrement. Dans cet espace éclaté, comme par un coup de poinçon, se condensaient les bribes sonores  et les noms des proches massacrés. Un long travail s'ensuivit dans un centre d'accueil. Il est très caractéristique que ce soit l'écriture, (et la lecture des lettres) qui fut pour cet enfant une source de délivrance  -  l'objet-relique qui fonctionnait pour elle comme pare-hallucination(du vide) en était l'indice. Olivier nous confie que la jeune adolescente qu'elle est aujourd'hui va bien.