Le rire de la querelle (Dieudonné)

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Le rire de la querelle (Dieudonné)

Dans mon livre sur l'essence du rire et de l'humour, je n'ai bien sûr pas classifié tous les genres de rire, ça n'aurait pas été drôle, mais j'ai donné les moyens de s'y retrouver, qui peuvent aider à se repérer ceux qui s’étonnent du succès de Dieudonné, alors qu’eux-mêmes n’y trouvent pas matière à rire. En regardant ses vidéos, la chose me semble assez claire. Ce n'est pas le contenu de ses propos qui fait rire, c'est le dispositif, (encore que certains propos relèvent de l’imitation, donc de la moquerie, qui reste une source sûre). Or dans cette mise en scène, abstraite et efficace, il est très quérulent (ou querelleur, ou « quenelleur ») envers tel groupe, telle personne, ou telle identité, pas n’importe lesquels (les juifs semblaient être souvent la seule cible), qui selon lui portent « le système », et qu'il veut emmerder (c'est son maître mot : « il faut emmerder le système »). Jusque-là, rien de drôle, c'est plutôt âpre, teigneux ; il y a lui, et le système, c'est un face-à-face nullement comique. Or il le devient, du moins pour un certain public, invité à venir voir comment on emmerde les gens du système sans qu'ils puissent se défendre car c’est en se défendant qu'ils se montrent susceptibles ; le public est appelé à voir comment on peut « les faire chier », en les forçant, s'ils se défendent, à s'enfoncer dans le sérieux, à être des gens qui appellent au sérieux alors qu’on veut rire un peu.(On se souvient d'un numéro à la télé, où il est apparu en tenue de déporté ; devant le choc, tout le public a ri, quitte à s’en repentir après.)

Ce public, virtuellement assez vaste, est donc celui qui veut être spectateur d’un duo où un acteur agresse des gens, jette de la merde sur eux, en paraissant rester clean : il n’envoie que des mots, des gestes en l’air, des opinions  ; à charge pour ceux qui sont visés de se débattre, prouvant ainsi qu’ils sont atteints à leur point de vérité (selon l’adage : il n'y a que la vérité qui blesse ; et comme la blessure ne saigne pas, on peut rire). Le plaisir qu'il procure à ce public, mis en position de tiers ou de témoin, s'apparente de loin à celui de la corrida mais sans effusion de sang : le torero agiterait l’appât merdique, les autres fonceraient tête baissée, et lui, montrerait au dernier moment qu'il ne les a pas attaqués, pas vraiment, qu'il n'a rien fait de mal, que c'est eux qui, par leur réaction, révèlent leur « faute » intime. Certes, le public reçoit en prime un autre plaisir qui le console de sa propre blessure face au « système » qui le blesse de toutes parts. C'est donc un comique à base d'érotisme anal (le plaisir d'emmerder les puissants quand on est impuissant), en montrant leur nudité puisqu'on les voit s'indigner et s'efforcer de se couvrir, de défendre leur dignité. (Cela induit aussi chez les tiers rieurs un réflexe de revanche, puisqu'ils sont de ceux qui perdent quotidiennement leur dignité.)

  Le fameux geste de la « quenelle » qui fait son succès est typique. Outre qu'il pose les juifs comme voulant faire pression sur tout le monde avec « leur Shoah » (preuve que beaucoup de monde éprouve encore la pression de cet événement et le besoin d’en réprimer l’évocation), il veut les mettre, eux et beaucoup d'autres, dans la posture de traquer le sens d'un geste, qui d'ailleurs en a un ( c'est le geste vulgaire connu pour dire « je t'emmerde ») ; mais certains l'interprètent comme « l'envers du salut nazi » (il y a tellement d'envers possibles que des braves gens se demandent pourquoi celui-là plus qu'un autre ; et c’est latéralement, par des lieux où se fait le geste, que son sens antijuif s’éclaire.) Mais l'essentiel est que ceux qui s'en indignent apparaissent comme des fâcheux, qui voient le mal partout, etc. Cela aussi est une source de comique pour des tiers, qu'on invite, du coup, à en faire un emblème, un signe de ralliement. Ce serait comme un écho du fameux « indignez-vous » : montrez votre querelle (votre « quenelle ») c'est-à-dire votre envie d'emmerder « le système », plutôt que de le changer ou de le combattre de façon moins infantile, etc. Et il est clair que le plus comique est ailleurs : tant de braves gens qui affichent « je t'emmerde » alors même qu'on les entube. Mais cela n'est drôle que pour ceux qui voient la chose d'un peu plus haut.

Au passage, remarquons que si le système est aisément identifié à la censure, c'est qu'une censure jamais évoquée est très active dans le système, à tous niveaux. Le plaisir de la tromper à tout prix est tentant pour certains ; l’occasion qu’ils en trouvent là est analogue à celle que d’autres (sans doute les mêmes ?) trouvent dans le Front national, quand la censure est trop forte.

Pour en revenir au phénomène, il est clair que les médias en sont partie prenante: plus on en parle, surtout pour le dénoncer, plus on le fait exister. On dénonce le dérapage alors que tout est sur le mode du dérapage… plus ou moins contrôlé. Le plus simple serait qu'une antenne de juristes voie les images et intervienne au moment juste où la loi est bafouée, ramenant l'analité à sa juste mesure : le paiement continu. C'est dire aussi qu'on peut douter de la justesse d'une mesure frontale, par exemple l'interdiction pure et simple ; il faudrait qu'elle soit très subtile et inspirée pour ne pas se faire prendre dans ce schéma de l'agressivité anale, où c’est de la maladresse de l'autre que l'on fait rire les tiers.

Daniel Sibony

Comments (1)

Je ne sais comment ni pourquoi Dieudonné a choisi ce fétiche alimentaire, mais ça m’interroge. "Quel rapport avec la choucroute ?" pourrait-on dire ? Pourquoi aller s'en prendre à la bonne vieille quenelle, plat des campagnes et des cantines de notre enfance ?
D. Sibony a une hypothèse de réponse juste, à travers la résonnance phonétique avec "querelle".
Cependant ce choix m'intrigue toujours, comme son lien (volontaire ou non) avec Lyon.

La quenelle est un plat traditionnel lyonnais plutôt tendre et vaguement régressif (farineux, un peu mou, très prisé des cantines scolaires), que Dieudonné utilise comme "bras d'honneur" porno-scato-antisémite, via le bras replié. Plusieurs variantes existent : quenelles de brochet, qenelles de volailles, etc.
Le lien de sens entre ce met "tradi" et tendance "terroir-France-profonde" avec les obsessions haineuses de Dieudonné n'est donc pas forcément évident.
Car pourquoi pas le concombre, la courgette, la saucisse, ou la baguette de pain, comme autant de symboles lourdement "péniens" ?
A moins de voir dans cette utilisation tortueuse de la quenelle - tradition française - de vagues relents d'évocations pétainistes ? On rappellera que la ville de Lyon a abrité le courage d'un Jean Moulin et de nombreux résistants au régime de Vichy et au nazisme. Quand j'y avais vécu 2 ans et demi dans les années 80 pour découvrir les lieux de créations de la soierie lyonnaise, nous avions vécu au quotidien la présence émouvante, intense, du procès Barbie et ses longues files d'attentes devant le Palais de Justice.
Jean Moulin a certainement mangé de vraies bonnes quenelles lyonnaises pendant qu'il menait querelle aux nazis, la Gestapo, la milice.
Rien que pour ça, je trouve la force de rire de cette "quenelle" immangeable et ridicule qui envahit notre actualité.

Nathalie Cappe.