Revue de presse: Décès de Derrida

Libération

Rebonds

Le Collège international de philosophie restera comme l'une des oeuvres majeures de Jacques Derrida, décédé samedi, signe de son engagement politique et de son ouverture.

Par-delà la philosophie

Par Bruno CLEMENT

mardi 12 octobre 2004

par Bruno Clément président du Collège international de philosophie.

Parmi les initiatives, parmi les inventions innombrables de Jacques Derrida, la création du Collège international de philosophie, en 1983, occupe incontestablement une place à part ; elle est sans nul doute, de son ambition philosophique, de sa manière et même de son oeuvre, une manifestation absolument exemplaire.

L'idée d'un Collège international de philosophie était avant tout un geste philosophique, conforme à une pensée qui a oeuvré à bouleverser la philosophie (Jacques Derrida disait lui-même il y a quelques semaines seulement, dans les colonnes du Monde, qu'on n'avait sans doute pas encore mesuré l'ampleur de ce bouleversement) en accueillant, non sans interrogations ni sans exigences, ce qui se pense hors de la philosophie. Le Collège est en effet un lieu où la philosophie n'est jamais seule ; où prévaut ce qu'on y nomme, depuis sa fondation, le principe de l'intersection : la littérature, bien sûr, que Jacques Derrida a questionnée avec rigueur et passion ; mais aussi bien le droit, la science, la psychanalyse, le politique sont des champs de la pensée que la philosophie doit enrichir en même temps qu'elle doit en être fécondée. Dans chacun de ces lieux, Jacques Derrida a oeuvré, il a ouvert des questionnements, engagé des dialogues qui ont profondément renouvelé le paysage philosophique.

La création du Collège était aussi un geste politique. Elle venait après des années de réflexion sur l'enseignement de la philosophie, que les travaux du Greph, auxquels Jacques Derrida avait pris une part active, avaient finalement échoué à réformer ; elle suivait d'assez près les Etats généraux de la philosophie (1979), auxquels son nom reste étroitement attaché. La diversité, la richesse des séminaires dispensés au Collège donnent une idée de ce que serait l'enseignement de la philosophie si l'inspiraient les principes d'ouverture et de rigueur qui présidaient à ces réflexions. Il fallut, certes, une audace et une détermination infaillibles pour fonder un établissement qui soit résolument en marge de l'institution, à l'écart de la pensée établie - et pour parier sur cette différence essentielle.

La création du Collège était, enfin, un geste d'une immense générosité. Ouverts par principe à tous, les séminaires y sont dispensés aussi bien par des universitaires français et étrangers que par des enseignants du secondaire qui, partiellement déchargés de leurs obligations d'enseignement, peuvent y poursuivre une activité de recherche. Aucune école de pensée n'y est favorisée, s'y côtoient des philosophes de tous bords, de toutes écoles - ou des philosophes à qui le mot même d'école fait hausser les épaules. Travaillent au Collège aussi bien de jeunes enseignants engagés dans une recherche originale que des philosophes déjà renommés. Les noms de Jean-François Lyotard, de Jean-Luc Nancy, de Michel Deguy, d'Hélène Cixous, de Giorgio Agamben, de Jacques Rancière, d'Alain Badiou, de tant d'autres sont pour toujours associés au Collège international de philosophie.

Cette générosité, cet engagement politique, ce pari philosophique sont la signature de Jacques Derrida. Ils ont présidé à la naissance du Collège, qu'il faudra donc désormais considérer comme l'une de ses oeuvres à part entière.

Jacques Derrida a travaillé dans le Collège qu'il avait fondé, puis, comme tous les directeurs de programme, s'en est éloigné, une fois écoulé le temps de son mandat, laissant à ses successeurs la tâche et la responsabilité redoutables depoursuivre. Ceux qui jusqu'à aujourd'hui l'ont fait savaient qu'il n'oubliait pas le Collège ; que de loin - mais il n'était jamais très loin - il gardait un oeil sur les travaux, sur les projets, sur les querelles, aussi, qui font l'ordinaire de sa vie extraordinaire depuis vingt et un ans. Il revenait parfois, avec l'amitié et l'exigence qui auront été sa manière et son propos inlassables, travailler avec qui le lui demandait. L'an dernier, il a été l'une desfigures qui ont donné aux commémorations qu'avait organisées François Noudelmann pour les 20 ans du Collège leur solennité studieuse et souriante ; dans quelques jours, il devait participer, rue Descartes, à une séance de travail autour dudernier livre de Paul Ricoeur...

Ce qui commence aujourd'hui, c'est le temps que nous savions inéluctable (nous le savions, mais nous ne le croyions pas) : le temps du Collège international de philosophie sans Jacques Derrida. Le moment où une institution se voitcontrainte d'envisager son avenir sans ceux qui ont présidé à sa naissance est toujours un moment douloureux. Douloureux et crucial. A ceux qui, au Collège, travaillent dans sa pensée - et, désormais, dans son souvenir - il faudra de la vaillance : l'absence, certes, n'est pas le défaut, mais pendant quelque temps elle risque de lui ressembler ; nous, de nous y méprendre. Il nous faudra faire preuve de beaucoup de force, de courage, de vigilance. Obstination vaudra fidélité. Mais il reviendra aussi à ceux qui, de loin ou de près, observent le Collège, à ceux qui - matériellement - le font exister, de faire en sorte que vive le Collège. Ni les uns ni les autres nous ne devrons oublier quels principes, quelle cause, quelle rigueur, quelle générosité, quelle foi dans la pensée libre ont inspiré ceux qui ont osé le Collège international de philosophie.

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Rebonds

Le dernier hommage du penseur allemand au philosophe disparu samedi.

Présence de Derrida

JÜRGEN HABERMAS philosophe.

Derrida n'aura guère eu d'égal que Foucault pour forger l'esprit de toute une génération, et cette génération il l'aura tenue en haleine jusqu'à aujourd'hui. Mais à la différence de Foucault, et bien qu'il ait été également un penseur politique, l'apport de Derrida à ceux qui l'ont suivi aura été de les aider à canaliser leurs impulsions dans les rails d'un exercice, qui n'implique pas d'abord un contenu doctrinal, ni même la création d'un vocabulaire producteur d'un nouveau regard sur le monde. Certes, il y a tout cela aussi, mais l'exercice proposé par Derrida est d'abord une fin pour lui-même : s'immerger dans la lecture micrologique des textes et y mettre à jour les traces qui ont résisté au temps.

Comme la dialectique négative d'Adorno, la déconstruction de Derrida est aussi et avant tout une pratique.

Nombreux étaient ceux qui avaient connaissance de cette maladie contre laquelle Jacques Derrida mena un combat souverain. La mort n'est donc pas venue tout à fait par surprise. Elle nous touche cependant comme un événement soudain, précipité, qui nous tire brutalement de ce que la banalité usuelle du quotidien a de rassurant. Certes, le penseur survivra dans ses textes, lui qui a dépensé toute son énergie intellectuelle dans la lecture incessante des grands textes et qui a célébré le primat de l'écrit transmissible sur la présence de la parole. Mais nous savons désormais que ce qui nous manquera, c'est la voix de Derrida, la présence de Derrida.

Le lecteur de Jacques Derrida rencontre un auteur lisant les textes à contre-fil jusqu'à ce qu'ils livrent un sens subversif. Sous son regard inflexible, tout contexte se délite en fragments ; le sol que l'on supposait stable devient mouvant, celui que l'on supposait plein dévoile son double fond. Les hiérarchies, les agencements et les oppositions habituels nous livrent un sens à rebours de celui qui nous est familier. Le monde dans lequel nous croyions être chez nous devient inhabitable. Nous ne sommes pas de ce monde : nous y sommes des étrangers parmi les étrangers. Et, finalement, un message religieux qui n'est plus guère chiffré.

Il est rare que des textes paraissent dévoiler aux lecteurs anonymes le visage de leurs auteurs d'une manière aussi nette. Pourtant, Derrida appartenait en réalité aux auteurs qui prennent au dépourvu leurs lecteurs lorsqu'ils les rencontrent personnellement. Il n'était pas celui que l'on attendait. C'était une personne d'une amabilité peu commune, élégante, certainement vulnérable et sensible, mais sachant être à l'aise et qui, lorsqu'il accordait sa confiance, s'ouvrait avec sympathie ; c'était une personne amicale, disposée à l'amitié. J'ai précisément eu cette joie, lorsque nous nous sommes revus il y a six ans, ici, dans les environs de Chicago, à Evanston d'où je lui envoie cet ultime hommage, qu'il m'accorde sa confiance

Derrida n'a jamais rencontré Adorno. Mais lorsqu'il reçut le prix Adorno de la ville de Francfort, il prononça à la Paulskirche un discours de réception qui, du geste de la pensée jusque dans les replis secrets des thèmes oniriques propres au romantisme, ne pouvait pas avoir plus d'affinités avec l'esprit même d'Adorno. Les racines juives sont sans doute l'élément par lequel leurs pensées s'assemblent. Scholem est resté un défi pour Adorno, Lévinas est devenu un maître pour Derrida. L'oeuvre de Derrida peut, à cet égard, avoir en Allemagne également une vertu éclairante ; s'il s'appropria en effet les thèmes du dernier Heidegger, du moins le fit-il sans sombrer dans le néopaganisme et sans trahir les sources mosaïques.

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Le Figaro

Portraits

TRAIT POUR TRAIT

Jacques Derrida, qui nous a quittés ce week-end à l'âge de 74 ans, était le philosophe français contemporain le plus connu à l'étranger

Le beau ténébreux était devenu un séducteur aux cheveux blancs. Jacques Derrida ne refusait pas ce qui doit s'exercer de charme dans la relation pédagogique.

Jacques Derrida

L'homme de l'éternel exil

Armelle Héliot

[11 octobre 2004]

Il était l'homme de l'éternel exil. Vraiment chez lui seulement dans les livres. Lire, écrire, rêver peut-être. Mourir. Longtemps il avait refusé de paraître. Qui connaissait Jacques Derrida ? Ses étudiants, ses copains du lycée de Ben Aknoun, ses camarades de Louis-le-Grand, les indéfectibles amis de l'Ecole normale supérieure, des universitaires attentifs à ses recherches ardues. Et puis, comme s'élargissent les cercles sur l'eau, son univers s'était dilaté, sa réputation avait grandi, son nom avait été mis en circulation avec tous les dangers que cela supposait ? les contresens, l'incompréhension.

Ces dernières années, cet être pudique, timide sans doute, ce travailleur acharné, ce penseur rigoureux, ce citoyen engagé, aurait pu donner le sentiment d'un éparpillement, d'un étourdissement. Mais la maladie était là, il le savait. L'évoquait avec une sobriété profonde. Il allait sa vie à grands élans, ne refusant rien. Voyageant, étudiant, écrivant, commentant, publiant, acceptant les films et au plus intime ? Kirby Dick et Amy Ziering ou Safaa Fathy ?, les émissions de télévision ? un excellent «Culture et dépendances» de Franz-Olivier Giesbert. Se laissant envahir par le sentiment éblouissant d'être au monde et confiant que même les moments malheureux de sa vie il les bénissait.

Pourtant, l'homme de l'éternel exil était aussi celui dont le philosophe Gérard Granel, son frère, avait pu dire qu'il avait «toujours une blessure d'avance». La formule est d'une lucidité magnifique. Jacky, toujours une blessure d'avance. Jacky, c'est encore ainsi que l'appelaient ses proches, sa soeur, son beau-frère.

C'était son prénom d'autrefois, du temps d'Alger où il était né le 15 juillet 1930. A El-Biar, sur les hauteurs. Les beaux quartiers que sa famille ? son père est représentant-négociant en vins et spiritueux ? ne rejoindrait vraiment quequelques années plus tard, en 1934, et où elle demeurerait jusqu'à l'indépendance.

D'Alger, il avait conservé une trace très discrète d'accent. Il n'aimait pas. Il se surveillait. Mais la terre est là, et lui qui aimait s'interroger sur la notion de «langue maternelle» savait bien ce qu'il devait aux années algéroises.

Et d'abord la première épouvantable blessure. Celle de 1942. Juifs, les Derrida. Vichy leur arrache la nationalité française. Il est renvoyé de son lycée, il va suivre les cours des professeurs de culture juive qui enseignent derrière la cathédrale d'Alger.

Il n'est pas alors sans rappeler le jeune Camus. Un sportif. Il se dépense sans compter. Participe à toutes sortes de compétitions. Rêve de devenir footballeur professionnel. Mais il lit beaucoup ? Gide, Rousseau, Nietszche, Camus, Bergson, Kierkegaard, Heidegger ?, doute, affronte une crise morale profonde. Pense à la philosophie. Traverse enfin la Méditerranée. On est en 1949. Interne à Louis-le-Grand, il dévore Simone Weil et lit, plus circonspect, Sartre et Merleau-Ponty.

Une vie se dessine. L'Ecole normale supérieure, l'agrégation de philosophie. Et c'est déjà l'Amérique. Il y enseigne. Et épouse en juin 1957, à Boston, Marguerite Aucouturier. Mais la guerre le rattrape. La guerre d'Algérie. Il la fera à Koléa. Soldat de deuxième classe en vêtement civil et maître d'école.

Là, dans ces années-là se sont forgés et sa pensée et son caractère. Bientôt, il regagnera la métropole et le grand philosophe, parfois sévère, va affiner ses concepts. De la Sorbonne à Baltimore, de l'Algérie à Cerisy, Jacques Derrida

affermit ses réflexions et publie ses livres. L'Introduction à l'origine de la géométrie de Husserl. Il collabore à Critique et aussi à Tel Quel. «Retenez-bien ce nom, c'est quelqu'un dont on reparlera», dit Philippe Sollers en 1962 à l'universitaire, essayiste et romancière Lucette Finas qui le rencontre dès 1967. «Son écoute de l'autre, qu'il n'interrompait jamais dans un dialogue, suspendant ses propres propos dès qu'il sentait que son interlocuteur voulait parler», l'impressionnait.

Avec le temps, le beau ténébreux était devenu un séducteur aux tempes argentées. Jacques Derrida, l'homme de la différance ? avec un «a» ?, l'homme de la déconstruction (voir l'article de Patrice Bollon)ne refusait pas ce qui doit s'exercer de charme dans la relation pédagogique.

Et par-delà ce charme, et par-delà ce qu'il y avait d'ironique dans le pli de la bouche, de malice dans le regard, de causticité dans les propos, il y avait en lui une bonté profonde. «Derrida the Great», disaient ses élèves de New York University, taquins et admiratifs. Un être humain avec de la grandeur d'âme en tout cas. Chaque fois unique, la fin du monde. C'est le titre d'un livre dans lequel il célèbre ses amis disparus. Oraisons funèbres. «... c'est par là que tout commence.»

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Le Temps

Jacques Derrida, la voix qui va manquer au monde

Lundi 11 octobre 2004

Lorette Coen

Le philosophe français le plus commenté au monde, notamment aux Etats-Unis, Jacques Derrida, est mort dans la nuit de vendredi à samedi à l'âge de 74 ans. Il était célèbre pour sa vision critique. Pour lui, démonter les mécanismes des idées, des valeurs ou des institutions, ne pouvait qu'aider à la compréhension de la société

Lui-même aurait sûrement relevé et questionné avec ironie cette phrase symptomatique qui introduit plusieurs des articles publiés à l'occasion de sa mort: «Jacques Derrida était le philosophe français le plus connu à l'étranger, notammentaux Etats-Unis...». Oui, la grande reconnaissance publique de Jacques Derrida ne lui est pas venue de France. Elle y a été introduite par ricochet. Comme si, en raison de la puissance et de l'étendue de son apport, il avait bien fallu se résoudre à l'importance de cet homme tout à fait imperméable, voire hostile au vedettariat philosophique, cherchant par tous les moyens à se soustraire à la banalisation de ses propos. Combien de lectures anecdotiques, combien de malentendus, combien de frivolités sinon de malveillances n'avait-il pas dû subir. Résistances significatives à une pensée intransigeante, absolument contemporaine, qui veillait à éclairer chaque question de l'actualité à la lumière des préoccupations humaines, depuis les temps les plus reculés

La méconnaissance paresseuse, la surdité complaisante l'irritaient. Jacques Derrida demandait instamment à être entendu. Trop difficile à lire, lui reprochait-on avec inconséquence, exigeant de lui, philosophe, ce que l'on n'attend pas, par exemple, d'un mathématicien ou d'un biologiste. En vérité, comme la poésie, la pensée derridienne demande à être accompagnée de la voix et de l'oreille; c'est ainsi qu'elle est perçue dans sa plus belle extension.

Chaque mot alors miroite, chaque expression, chaque phrase retentit longuement et loin. Ecouter régulièrement Jacques Derrida, lors de son séminaire du mercredi à l'Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris, c'était le voir examiner à la loupe le grain de chaque parole, c'était le suivre dans les galeries d'une réflexion en dédales, dont il ne lâchait à aucun moment le fil; c'était l'observer tandis qu'il donnait forme à une idée comme on taille un diamant, et s'enrichir de son intelligence chemin faisant.

Si Jacques Derrida n'a pas été un philosophe public, il a été suivi et de très près par des cohortes d'étudiants dans l'exercice lumineux, exaltant, de sa pensée. Sa carrière universitaire a été rapide, rectiligne et son autorité évidente, au premier rang, et très distinct, de ses contemporains français, à côté de Louis Althusser, Jacques Lacan, Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze. Invité à enseigner dans plusieurs universités américaines, notamment Yale et John Hopkins, il y trouve l'ouverture, l'écoute enthousiaste qui lui manquent en France. Né à El Biar (Algérie) en 1930 dans une famille juive, venu ensuite étudier à Paris, il ne peut parcourir le français, son territoire naturel, sans qu'y intervienne l'écho de l'infinité de langues et de civilisations, dont il est aussi porteur. Son exploration s'enrichit, entre autres, de l'hébreu et du grec, du latin et de l'italien, ainsi que, obligatoirement, de l'apport philosophique de l'allemand.

Intervenant dans la vie publique française chaque fois qu'il en éprouvait la responsabilité, Jacques Derrida a continuellement réfléchi à la condition de l'étranger, celui qui n'est pas compris. Qu'est-ce que l'universel, qu'est-ce que le communicable et l'incommunicable? Ce sont, en particulier, les thèmes de Schibboleth, pour Paul Celan (Galilée, 1986), splendide exercice de déconstruction, une notion que le philosophe utilise dès 1967, liée une fois pour toute à l'impressionnant édifice de quelque 80 ouvrages que constitue son œuvre.

Déconstruire, mot emprunté à l'architecture qui a tant passionné Jacques Derrida, signifie déposer ou décomposer une structure. Il renvoie à un travail de la pensée inconsciente (ça se déconstruit), et consiste à défaire sans jamais le détruire un système de pensée hégémonique ou dominant. «Déconstruire, c'est en quelque sorte résister à la tyrannie de l'Un, du logos, de la métaphysique (occidentale) dans la langue même où elle s'énonce, avec l'aide du matériau même que l'on déplace, que l'on fait bouger à des fins de reconstructions mouvantes», explique l'historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco dans De quoi demain... Dialogue (Fayard Galilée 2001), livre qu'elle signe en duo avec Jacques Derrida, publication utile pour qui veut aborder les réflexions de l'un et de l'autre.

«Dès qu'il est saisi par l'écriture, le concept est cuit», a lancé, en une boutade célèbre, Jacques Derrida. Tendre l'oreille, accompagner et confronter avec une précision extrême les «cuissons» textuelles et artistiques, tel a été le travail incessant de cet élève d'Emmanuel Lévinas, de ce lecteur de Freud, de Husserl, de Heidegger. Minutieux et respectueux, attentif et généreux, Jacques Derrida se montrait tel aussi avec ceux qu'il aimait. En témoignent ses échanges avec ses amis souvent traduits en livres, sa longue complicité personnelle et intellectuelle avec l'écrivaine Hélène Cixous, son recueil de saluts aux amis morts, Chaque fois unique, la fin du monde (Galilée, 2003). Un salut «digne de ce nom» estimait-il, récuse toute salvation. Le congé est définitif, la privation sans recours. C'est dans le même esprit qu'il convient d'admettre le départ d'un philosophe dont le monde contemporain aurait pourtant eu furieusement et plus longtemps besoin.

© Le Temps.

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L'Humanité

11 octobre 2004.

Derrida, L'impossible disparition

La fin du monde. Unique, une nouvelle fois. Jacques Derrida est mort dans la nuit du samedi 9 octobre, d'un accident cérébral, suite à une intervention liée au cancer du pancréas qui l'avait assailli. Nul mieux que lui, le « survivant » qui réunissait récemment dans un ouvrage une - série poignante et profonde d'hommages aux illustres proches qu'avaient été pour lui Maurice Blanchot, Gilles Deleuze, Sarah Kofman, Roland Barthes, Lévinas ou Lyotard, ne saurait témoigner de ce que représente la perte d'un immense penseur, auteur d'un oeuvre considérable et mondialement connue. Et d'un ami, non seulement pour celles et ceux qui le côtoyaient et l'aimaient, mais aussi pour quiconque partageait, avec lui sinon grâce à lui, depuis au moins Politiques de l'amitié (1994), la conscience d'une urgence à repenser le lien entre les hommes au coeur de la démocratie. Incitant le lecteur à ne jamais céder à la contradiction facile, en toujours déjouant la

synthèse confortable, comme dans son regard sur la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, où le libéré, tel Nelson Mandela, se voyait signifier l'enjeu de l'affranchissement primordial de la haine de l'ancien maître.

Une pensée indissociable d'une écriture

Comment va-t-on lire Derrida, à partir d'aujourd'hui ? « Écrire, expliquait-il, c'est produire une marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice, que ma disparition future n'empêchera pas principiellement de fonctionner et de donner, de se donner à lire et à réécrire. » La mécanique interprétative ne fait sans doute que s'enclencher, en France tout particulièrement où la réception du philosophe s'est heurtée à beaucoup de préventions. Né en 1930 à El-Biar dans une famille juive d'Algérie, Jacques Derrida connaît un parcours qui, de ses premières publications dans les années soixante - jusqu'au prix Nobel de littérature pour lequel il était pressenti ces derniers jours, n'a pas manqué de susciter des polémiques. Son travail de « déconstruction » n'est rien de moins qu'une mise en pièces détachées de la - métaphysique occidentale. Ou, plutôt, la démonstration qu'elle est toujours livrée en pièces mais sans la conscience du mode d'emploi qui nous en fait hiérarchiser les éléments.

À partir de l'Écriture et la Différence, il montre que l'opposition de concepts comme début-fin, masculin-féminin, parole-écriture, présence-absence « n'est jamais le vis-à-vis de deux termes, mais une hiérarchie et l'ordre d'une subordination ». La déconstruction se donne donc selon son auteur comme « un double geste, une double science, une double écriture » qui pratique « un renversement de l'opposition classique et un déplacement général du système ». « Si j'avais à risquer, Dieu m'en garde, une seule définition de la - déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d'ordre, je dirais sans phrase : plus d'une langue », résume Derrida dans Mémoires pour Paul de Man (Galiléee, 1988). Mouvement de pensée qui ouvre à l'impossible, à partir du langage et dans la langue, la déconstruction se révèle indissociable chez Derrida d'une écriture. De belles polémiques ont opposé l'auteur du Monolinguisme de l'autre à des critiques qui ciblaient aussi bien la visée- philo- sophique que la forme du geste derridien. Avec John Searle notamment, à propos de l'écriture. Dans Limited Inc., Jacques Derrida explique que la communication des présences, à travers l'échange sémio-linguistique, n'est pas le « prédicat essentiel » de l'écriture. En écrivant je ne parviens pas à être présent là où je ne suis pas, ni à demeurer lorsque je ne serai plus. Bien au contraire, l'écriture tue le scripteur et c'est l'absence qui la définit en propre. Les bases du « logocentrisme » occidental sont atteintes : la visée de vérité du signe vers l'idée se dissout, le sens n'est plus transporté comme en fourgon blindé, il échappe, il s'ouvre, se « dissémine ».

Souvent par l'écriture Jacques Derrida s'est donné la mort. Comme dans Circonfession : « Là où mon écriture jouit de cette privation de soi, exultant de se donner en présent, devant témoin, la mortalité que signifie d'abord l'héritage, car je me donne ici la mort ne se dit qu'en une langue dont la colonisation de l'Algérie en 1830, un siècle avant moi, m'aura fait présent, I don't take my life, mais je me donne la mort. » Mais, cette fois, dans la nuit du 9 octobre, Jacques Derrida n'a pas signé sa disparition.

En personne dans le bruit, la foule à la fête de l'humanité

Le visage hâlé nimbé de sa chevelure blanche, regard incisif et complice, sourcils de l'oblique, profil de trois quarts gauche... Un certain visage manquera qui, après s'être longtemps refusé à l'image, s'était progressivement livré à l'impression et même, à grand renfort de contrôle des dispositifs de captation, à la diffusion télévisuelle, comme dans les rares apparitions qui marquent son rapport vigilant aux médias (préférant collaborer activement aux quelques films documentaires réalisés sur lui par Safaa Fathy ou Kyrbi Dick et Amy Ziering Kofman en 2003). Sa présence « en personne, dans le bruit, la foule » comme dira une personnalité ébahie lors de la Fête de l'Humanité 1999, était plus généreuse.

Il avait accepté l'invitation à un dialogue avec le public de la Fête et Jean-Paul Monferran, avec lequel une relation privilégiée s'était tissée (« immense tristesse, je perds un ami », dira-t-il en 2003 à la mort du journaliste « ouvert à tous les questionnements inédits »). Il revint en septembre 2000 et accompagna cette année 2004 en accordant un entretien à Jérôme-Alexandre Nielsberg, et en acceptant d'être membre du comité de parrainage du centenaire.

L'amitié de Jacques Derrida avec un journal dont la polysémie du titre et la perspective jaurésienne d'une humanité toujours à construire inspirait la proximité, a correspondu à l'évolution de son rapport au politique depuis une dizaine d'années. Non pas « tournant » comme certains commentateurs l'ont analysé, mais manifestation d'un - caractère plus « explicite » des thématiques politique dans son oeuvre, ainsi que son grand lecteur et traducteur Geoffrey Benington l'explique. De la déconstruction du texte aux prises de positions contre la guerre en Irak et « la guerre à l'intelligence » en passant par son engagement en faveur des dissidents tchèques qui lui vaudront en 1982 deux jours de prison à Prague, contre les violences racistes, pour Mumia Abu-Jamal au sein du Parlement international des écrivains dont il était vice président, pour le soutien aux grévistes de décembre 1995 et contre l'expulsion des sans-papiers au nom de son concept d'hospitalité, Jacques Derrida n'a jamais cessé de « s'engager », suivant des modalités intellectuelles et un « style » qui lui était propre mais qui lui désignent comme voisins historiques Sartre, Foucault et Bourdieu.

Une pensée du spectre de Marx face à la mondialisation « Pas d'avenir sans Marx », écrit-il en 1993 dans Spectres de Marx. Pointant l'obsession courante après la chute du mur de vérifier la rigidité cadavérique de l'auteur du Capital, cette pensée politique du spectre reprend le procès de déconstruction en l'appliquant directement au repérage des lignes de force d'où le sens de la résistance à la mondialisation capitaliste émerge. Il s'agit, là encore, d'ouvrir à la survenue de l'impossible en une forme de dialectique qui se refuse à nouveau à la synthèse fermée. Le commerce des armes, le pouvoir des « États voyous », l'enjeu du droit international contre le chaos, le « concept » du 11 septembre... Autant de thèmes qui ont, à partir également de Marx &

Sons, occupé sa réflexion ces dernières années. Ce qu'il écrivait en 1993 à propos de Marx relève à présent notre responsabilité vis-à-vis de son oeuvre : « L'héritage n'est pas un bien » mais une « affirmation active, sélective », disait-il. « Nous sommes des héritiers, cela ne veut pas dire que nous avons ou que nous recevons ceci ou cela, que tel héritage nous enrichit un jour de ceci ou de cela, mais que l'être de ce que nous sommes est d'abord héritage, que nous le voulions et sachions ou non. » Nous le voulons, et le savons.

David Zerbib

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11 octobre 2004.

À bientôt, Jacques Derrida par Étienne Balibar

Philosophe.

Quelques heures après la disparition de Jacques Derrida, je ne veux pas tenter de caractériser son oeuvre en quelques mots. Je veux encore moins l'enfermer dans une étiquette. Seulement me remémorer quelques moments d'une vie et d'une pensée que j'ai eu la chance de rencontrer comme élève, collègue et ami.

Je me souviens de son arrivée à l'École normale supérieure, où nous préparions l'agrégation. Précédé de sa réputation de « meilleur phénoménologue de France », Derrida était surtout, pour nous, l'auteur d'un essai éblouissant sur l'origine de la géométrie de Husserl, dans lequel la question de l'historicité de la vérité était arrachée aux débats entre le sociologisme et le psychologisme. Il y allait d'emblée au plus difficile : la question des conditions de possibilité de la démonstration, en la faisant passer d'un problème de garantie formelle à un problème de reproduction dans le temps, anticipant sa grande thématique de la « trace », ou de la connexion entre l'activité de la pensée et la matérialité de l'écriture. Ses cours étaient - éloquents, mais surtout rigoureux dans l'établissement des concepts et la lecture des textes (comme ils le resteront toujours, il suffit de lire Politiques de l'amitié). Je découvris des années plus tard que j'en avais mémorisé des développements entiers grâce à la clarté et à la force de ses interprétations.

À cette pratique de grand enseignant, je veux rattacher une leçon plus générale. Derrida qui, dans le monde entier, est devenu une figure très médiatique, n'a jamais cessé de travailler dans l'université et d'y voir le lieu fondamental de l'activité philosophique (même si, dans son pays du moins, elle ne lui a concédé que chichement la reconnaissance). Par des initiatives telles que les états généraux de la philosophie de 1979, ou la création du Collège international de philosophie en 1983, il a tenté de l'aider à sortir de son carcan hiérarchique, de son exclusivisme disciplinaire et de son nationalisme (d'autant plus stérilisant lorsque, comme en France, il se croit assuré de porter les valeurs « universelles »). Il est vrai que l'université dont il s'agit là est ce que, dans une conférence à Stanford de 1998, il appelle une université sans condition, s'assignant par-delà les frontières et les contrôles du pouvoir, la tâche de repenser tous les travaux humains et d'énoncer le possible (et même l'impossible) à l'époque de la mécanisation et de la mondialisation.

Je me souviens de la publication en 1967 des trois manifestes de cette nouvelle méthode qu'on appellerait plus tard la « déconstruction » : la Voix et le Phénomène, De la grammatologie, l'Écriture et la Différence, et de leurs subtils croisements entre philosophie et littérature. Je me souviens des grandes controverses avec Lévi-Strauss sur la lecture de Rousseau, avec Foucault sur celle de Descartes, qu'on peut relire aujourd'hui comme autant de « querelles » fondatrices du structuralisme philosophique, où se joue sa démarcation avec la métaphysique et, déjà, la virtualité de sa transformation en un « post-structuralisme ». C'est-à-dire en une critique interne de l'idée de structure (en particulier de sa prétention à représenter des « totalités »). Cette critique, toutefois, ne se fait pas du point de vue de l'humanisme ou de la liberté du sujet, mais du point de vue des différences qui compliquent notre idée de l'homme (donc des « fins de l'homme » et de ses droits), et en soulignent l'ambivalence : la conscience et l'inconscient, le corps et la lettre, le masculin et le féminin (et le neutre). Car, elles comportent toutes un excédent irréductible aux oppositions binaires, formelles. Un tel excédent de sens (qu'il appelle le « supplément d'origine ») ouvre aussi bien à la violence des mécanismes identitaires et des stratégies d'appropriation du monde qu'au recommencement et à la multiplication des interprétations. On trouvera là le germe des grands thèmes de sa maturité, en particulier sa conception de l'événement comme un « à venir » incalculable, dans lequel la responsabilité individuelle ou collective est portée à l'extrême, non parce que nous serions capables de maîtriser « performativement » les conséquences de nos actes et de nos paroles, mais parce que nous savons déjà qu'ils entraîneront à l'infini la relance et la reformulation du problème du droit et de la justice.

Enfin je me souviens de toutes les circonstances dans lesquelles - depuis le secours aux intellectuels « dissidents » de Tchécoslovaquie au sein de l'association Jan Hus jusqu'aux prises de position pour les droits du peuple palestinien et la réconciliation entre les adversaires dans le conflit israélo-palestinien, en passant par la défense du droit d'asile en Europe contre les politiques sécuritaires et la stigmatisation des « étrangers », j'en passe évidemment - nous avons tenté de contribuer, en tant qu'intellectuels sans attaches sinon sans engagements, à l'émergence de ce qu'il a appelé un « nouvel internationalisme ». Non pas que nous ayons toujours été entièrement d'accord dans nos analyses et dans nos références historiques. Mais, là encore avec beaucoup d'autres, et souvent à son initiative, nous avons partagé la conviction que les intellectuels et les artistes ont un rôle propre à jouer dans la constitution d'une résistance multiformeet multipolaire à l'emprise des souverainetés d'État ou de marché qui engendrent la violence de masse et s'en nourrissent en retour. Ce qui passe par la déconstruction de leurs discours et par le dialogue constructif entre leurs adversaires (comme il venait d'en donner l'exemple en joignant ses forces avec celles de son vieil « ennemi » Habermas pour démonter la machine de propagande de la guerre sans fin contre le terrorisme et les « États voyous »)

Tout cela, qu'il s'agisse de l'avenir de l'université ou de la philosophie de l'« à venir », de la responsabilité des intellectuels et de leur place dans le monde des communications globales, est plus difficile à réfléchir sans sa contribution, mais ne cessera pas de sitôt de chercher des ressources de pensée dans son exemple et ses écrits. Adieu, cher Jacques, ou plutôt à demain.

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11 octobre 2004.

Ernest Pignon-Ernest :

« Le souvenir que je garde de lui, c'est sa générosité ».

Avec Antonio Saura et Jacques Derrida, nous avons été les fondateurs d'« Artistes du monde contre l'apartheid ». Dans ce cadre, nous avions réuni une centaine d'oeuvres que nous voulions faire circuler dans le monde, avec des textes de Leiris, d'autres et de Jacques. Nous souhaitions alors, souhait parfaitement utopique à l'époque, que ces oeuvres appartiennent un jour au premier gouvernement démocratique issu du suffrage universel en Afrique du Sud. Quand Mandela a pris le pouvoir, nous avons tenu notre promesse. Jacques n'a pas pu venir, mais il a écrit : « Ce qui vous est donné aujourd'hui est donné en premier lieu par tous ceux qui ont lutté, souffert, et parfois jusqu'à la mort, sur place, là-bas, en Afrique du Sud. C'est d'abord la chance d'assister de notre vivant (car je dois avouer que cela, je ne le croyais pas alors possible) à une telle révolution, une révolution exemplaire, exigeante, sûre d'elle-même, sereine et sage, une révolution conduite par un Nelson Mandela vivant. » Le souvenir que je garde de lui, c'est sa générosité.

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Le Point

Philosophie

Ce que disait Derrida...

Jacques Derrida s'est éteint le 9 octobre. Franz-Olivier Giesbert a eu la chance de rencontrer souvent cet immense philosophe.

propos recueillis par Franz-Olivier Giesbert

Le journalisme mène à tout, c'est vrai, et d'abord aux grands personnages qu'il nous permet de rencontrer. Parmi tous les bonheurs qu'il m'a donnés, le moindre ne fut pas de pouvoir fréquenter Jacques Derrida. L'archétype du grand philosophe, humble et méticuleux. Subversif, surtout. C'est sans doute parce qu'il était si anti-académique que ses détracteurs, Français pour la plupart, prétendaient le ranger au rayon des penseurs hermétiques. Il écrivait pourtant bien, l'artiste, dans une prose poético-philosophique où sourdait, entre incises et digressions, la petite musique des mélopées talmudiques.

Depuis sa mort, samedi dernier, les Français ne peuvent plus ignorer que Jacques Derrida était le philosophe contemporain le plus commenté et le plus traduit. Puisse maintenant ce pays où il était si peu prophète le découvrir enfin. On se voyait de temps en temps pour parler de tout. Un jour, j'avais enregistré notre conversation pour en faire un entretien accessible à tous, une sorte d'introduction générale à son oeuvre pour la faire mieux connaître. Le 29 juin, la dernière fois que nous avons déjeuné ensemble, je lui remis la retranscription pour qu'il la corrige. Je n'ai jamais eu de retour. Il avait trop à faire avec son cancer, ses conférences ou ses relectures d'épreuves. Nous publions donc ce texte tel quel, sans qu'il l'ait amendé, pour l'Histoire -

Le Point : Donc, vous êtes le philosophe contemporain le plus lu, le plus cité, le plus commenté...

Jacques Derrida : (Sourire) Ne me confondez pas avec ce personnage.

Voulez-vous dire que vous ne l'assumez pas ?

Je l'assume, mais ce n'est pas moi. Quand j'écris, ou parle en public, il y a toujours un autre moi-même qui observe et analyse. D'où un certain malaise, parfois. Je ne me plains pas. Je me dis même que j'ai dû faire ce qu'il fallait pour devenir ce personnage. Mais, pour continuer à travailler et à penser, je dois sans cesse m'en défaire.

Est-ce pour lui échapper que vous voyagez tant ?

J'ai besoin de voyager pour comprendre ce qui se passe dans le monde. Mais je sais aussi que je ne pourrais rester en France sans étouffer.

Pourquoi ?

Pour simplifier, il me semble que la scène culturelle et philosophique française reste, malgré quelques exceptions, très réductrice et très provinciale. Elle est aussi très négative, notamment par rapport à moi.

Les étrangers vous adorent, les Français vous détestent. Pourquoi ?

(Silence) C'est ce que j'essaie de comprendre.

N'y aurait-il pas une certaine jalousie de la part de vos collègues français ?

C'est un phénomène classique et récurrent. La plupart du temps, les philosophes sont moins bien lus chez eux qu'au-dehors.

Vous ne faites pas beaucoup d'efforts non plus. Vous êtes assez hermétique, par exemple.

Si j'étais hermétique, ce serait encore plus vrai en japonais ou en anglais. Or on me lit beaucoup là-bas. Je récuse le reproche d'hermétisme, c'est un alibi de mauvaise foi.

Comment Jacques Derrida est-il devenu Jacques Derrida ? Qu'est-ce qui a déclenché votre vocation philosophique ?

J'ai grandi en Algérie, dans une famille où il n'y avait pas de livres. C'est à l'école que j'ai découvert Rousseau et Nietzsche, d'abord, puis Gide et Valéry. Au début, je ne faisais pas la différence entre la philosophie et la littérature.

J'avais surtout envie d'écrire des romans ou de la poésie et de devenir prof de lettres pour gagner ma vie. C'est en faisant hypokhâgne à Alger que j'ai bifurqué vers la philosophie. En continuant à m'intéresser toujours autant à la littérature. C'est pourquoi on m'accuse si souvent de mélanger les genres. Vieux problème.

Vous avez toujours la nostalgie de l'Algérie ?

Oui, bien sûr. Tout ce qui s'y passe me touche toujours énormément.

Pourquoi l'Algérie est-elle frappée à ce point par ce qu'on pourrait appeler le malheur arabe ?

La tragédie algérienne s'explique en grande partie par la colonisation. Quand le pays décida de s'émanciper, il avait pour modèle l'Etat-nation européen moderne, avec, en plus, l'islamisation. En somme, l'archaïsme. D'où la régression qui a suivi et qui fut économique, idéologique et religieuse.

En tant que Français d'Algérie, vous étiez partisan de l'indépendance?

Je comprenais les aspirations des Algériens et, en même temps, je souhaitais que l'on trouvât un type d'organisation politique permettant aux Français d'Algérie de rester.

Il manquait un Mandela à l'Algérie !

Mandela manque partout, sur tous les continents. Encore qu'aujourd'hui ça n'aille plus très bien non plus en Afrique du Sud.

En 1949, vous quittez Alger pour faire khâgne à Paris, au lycée Louis-le-Grand. Comment avez-vous vécu cette période ?

D'Alger, la ville blanche, j'arrivais à Paris, la ville noire, car Malraux n'était pas encore passé par là, pour ravaler les façades. Interne pour la première fois de ma vie, je me sentais comme prisonnier. J'avais 19 ans et je pleurais comme un petit enfant

.

Quels sont les philosophes qui vous ont le plus marqué au cours de votre formation ?

En hypokhâgne, mes grands chocs furent Kierkegaard, Heidegger et Husserl, ce qu'on appelait à ce moment-là la phénoménologie de l'existentialisme.

Vous aviez des modèles ?

J'admirais Sartre et rêvais naïvement de devenir, à son image, un philosophe qui écrit des romans. Auparavant, j'avais été très marqué par Gide, que j'ai lu comme un fou, de « Paludes » à « L'immoraliste ». Pour moi, ce n'était pas un romancier, mais un moraliste qui nous disait comment il fallait vivre. Au fond, la philosophie a toujours été ça, pour moi : la recherche d'une éthique et d'un mode de vie.

Avez-vous le sentiment que la philosophie a vraiment progressé depuis Platon et Aristote ?

L'origine de la philosophie, c'est Platon. Après, elle n'a fait que se transformer, avec Kant ou Hegel. Mais on ne peut pas dire qu'elle ait progressé. Il faut parler d'accumulation, de capitalisation et d'accomplissement. Même si Descartes a voulu effacer Aristote, on sait bien qu'il n'est pas parti de zéro et qu'il en est même l'héritier.

Dans « Apories », vous expliquez que la philosophie est un ensemble d'apories et que la meilleure façon d'en faire est de résister aux contradictions...

Non, pas de résister. D'endurer. On ne résiste pas aux apories. Elles sont beaucoup trop fortes.

Alors, vous souffrez énormément ?

(Rire). Je passe mon temps à souffrir. Je ne suis pas maso, mais je suis pris sans arrêt entre des injonctions incompatibles. Par exemple, en ce qui concerne l'entretien que nous sommes en train d'avoir : d'un côté, je me dis que mon devoir est de communiquer ; de l'autre, je pense qu'on ne peut pas traiter des sujets aussi importants en quelques mots : c'est irresponsable. Eh bien, il faut essayer de trouver le compromis le moins coupable. Je négocie donc avec moi-même.

Quelle peut être aujourd'hui la place du philosophe dans la cité ?

Platon tenta d'imposer la loi philosophique au petit tyran de Syracuse. Ce fut un fiasco lamentable. Depuis l'Antiquité, tout philosophe rêve plus ou moins d'être le conseiller de l'ombre du prince. Il faut en finir avec cette tentation. Je crois beaucoup, en revanche, à l'alliance entre la politique et la philosophie. Sur les questions européennes ou les changements du droit international, par exemple, les politiques font souvent appel aux philosophes, ils ont raison. Le politique est philosophique. Le juridique aussi. La déconstruction nous aide à mieux réfléchir à ces questions.

Vous êtes le philosophe qui a inventé l'idée de déconstruction. N'est-ce pas la raison de votre succès ?

Où que j'aille, au Moyen-Orient, en Chine, au Japon, aux Etats-Unis, la déconstruction rencontre, c'est vrai, un grand écho. Sans doute en avons-nous besoin pour mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Comment définissez-vous la déconstruction ?

D'abord, il s'agit d'analyser quelque chose qui est construit. Donc, pas naturel. Une culture, une institution, un texte littéraire, un système d'interprétation des valeurs. En somme, un constructum. Déconstruire n'est pas détruire. Ce n'est pas une démarche négative, mais une analyse généalogique d'une structure construite que l'on veut désédimenter.

De la déconstruction, l'humanité n'a pas attendu Jacques Derrida pour en faire...

En effet, elle en a fait depuis toujours, sans le savoir. Dès qu'il y a un événement, par exemple, il y a de la déconstruction dans l'air. L'événement n'est pas programmable. Il prend par surprise, il inquiète, il déconcerte. L'événement, c'est la déconstruction.

Ne peut-on pas dire que la déconstruction est une version moderne de l'esprit critique ?

Oui, certainement. A ceci près que la déconstruction s'attaque aussi à l'idée de critique elle-même. Je n'ai rien contre la critique, je crois même qu'il faut la pousser aussi loin que possible, mais il y a toujours un moment où je me demande d'où elle vient. Bref, la déconstruction n'est pas réductible à la critique. Elle n'est pas négative, c'est une pensée du oui affirmative, dans la grande tradition nietzschéenne.

Quand vous décidez de déconstruire quelque chose, comment procédez-vous ?

D'abord, il faut s'adresser à l'autre. Le reconnaître. Le comprendre, s'il s'agit d'un texte. Quand je déconstruis, je me demande toujours ce qui fait la singularité et l'intégrité du texte, de la personne ou de la nation que j'étudie. C'est pourquoi la déconstruction est avant tout un geste de respect et d'amour.

Quand on est le philosophe de la déconstruction, n'a-t-on pas toujours tendance à couper les cheveux en quatre ?

Je ne comprends pas que l'on me reproche de faire compliqué. Comme si les choses étaient simples ! Je crois que je les simplifie déjà trop quand il s'agit d'un autre, de vous, de moi, d'une culture, d'une langue ou d'une institution.

C'est pourquoi vous n'aimez pas parler en public...

Oui. Déjà, quand j'écris, j'ai peur de simplifier. Mais quand je parle, alors c'est encore pire.

Quand vous faites des conférences, vous lisez toujours les textes ?

Oui, toujours. Quand j'enseigne aussi.

Croyez-vous qu'on ne peut transmettre sa pensée qu'à travers l'écriture ?

Je ne pourrais pas penser sans écrire, même s'il m'arrive souvent de penser en marchant ou en conduisant. Si je veux organiser mon discours, je suis condamné à écrire.

Faites-vous partie de ceux qui pensent que l'écrit est menacé aujourd'hui ?

Oui, le livre est menacé par d'autres formes de lecture. J'ai pour le livre un attachement libidinal, sensuel. Il permet la rigueur, les va-et-vient, mais je ne m'oppose pas pour autant à une nécessité de développer d'autres médias ou d'autres supports, comme l'ordinateur, le Web, le portable, l'e-mail, qui ont notamment pour vertus d'étendre le champ de la communication.

Il y a longtemps que vous vous intéressez à ce que vous appelez la «télétechnologie »...

Oui, mais la structure « télé » est aussi vieille que l'homme. L'écriture est elle-même « télé », puisque, comme le note Rousseau, elle a pour objet de communiquer à distance. Ce qui se passe aujourd'hui, avec la nouvelle dimension du « télé », c'est que nous pouvons communiquer partout et tout de suite.

La médiatisation accélérée de nos sociétés vous inquiète-t-elle ?

Je m'inquiète de l'homogénéisation culturelle et des hégémonies plus ou moins cachées qui la sécrètent. Mais je me félicite aussi que des sociétés très fermées commencent aujourd'hui à s'ouvrir et à s'émanciper grâce à la mondialisation. On ne peut pas être contre ça.

Parmi les phénomènes qui se mondialisent aujourd'hui, il y a celui de la repentance. Vous qui l'avez beaucoup étudié, comment l'expliquez-vous ?

D'abord, par l'apparition sur la scène mondiale d'un nouveau concept de droit : le crime contre l'humanité. Ensuite, par ce qu'il faut bien appeler la christianisation du monde.

Tout le monde dit qu'il se déchristianise !

Au contraire ! Même si le christianisme est en retrait du point de vue des vocations ou de la fréquentation des offices, son point de vue est en train de s'imposer partout, y compris dans les pays qui n'ont jamais subi son influence. Ce discours européen du droit qui devient dominant est porteur d'une culture abrahamique - juive, musulmane, mais surtout chrétienne, car le pardon est d'abord une notion chrétienne. Quand un ministre japonais demande pardon, il parle chrétien. Aujourd'hui, la diplomatie, la géopolitique, l'humanitaire ou le droit international sont très clairement d'inspiration chrétienne.

Vous dites ça quand l'Eglise est devenue une cible plutôt qu'une référence!

Tout le monde sait, depuis Luther, que l'antichristianisme est assimilable par le christianisme. Luther prétendait travailler sur la destruction, idée reprise ensuite par Heidegger, mais il s'agissait, en fait, de déconstruction.

Comment expliquez-vous qu'à l'heure du tout-repentance un pays aussi chrétien que les Etats-Unis exécute massivement ses condamnés à mort, et avec tant de bonne conscience ?

L'Eglise n'a jamais condamné la peine de mort. En France, oui, en 1978, dans une déclaration des évêques. Mais le Vatican s'est toujours gardé de le faire formellement. Historiquement, il a même toujours été pour.

Où vous situez-vous dans le grand débat philosophique qui monte sur le droit des animaux ?

Le rapport de l'homme à l'animal est en train de changer, mais je ne crois pas que ça puisse passer par le droit. Qui dit droit dit devoir, et je n'imagine pas les animaux observant leurs devoirs...

Vous-même êtes-vous végétarien ?

Pas au sens strict. Même quand on a tendance à manger de moins en moins de viande, comme c'est mon cas, on en mange au moins symboliquement.

Que voulez-vous dire ?

Notre rapport à l'autre est toujours cannibale. Le désir l'est, la parole aussi. Mais ce que l'on fait aux volailles, aux veaux ou aux cochons dans les élevages et dans les abattoirs me paraît absolument immonde. Je vais essayer d'étudier, dans les prochains mois, les fondements politiques de la violence à l'égard de l'animal. Au Moyen Age, les animaux passaient en procès, on exécutait les cochons en place publique et on excommuniait les mouches. Aujourd'hui, on tue l'animal sans le juger. Theodor Adorno dit que le mépris avec lequel les philosophes parlent des animaux est l'essence même du fascisme. A ses yeux, les insultes contre les animaux sont de même nature que les insultes contre les matérialistes, les juifs ou lesfemmes.

Vous avez écrit quelque part qu'on ne peut pas philosopher sans la psychanalyse. Mais peut-on philosopher sans les religions ?

Bien sûr que non ! Je ne suis pas religieux et ne pratique aucune religion, mais je prends très au sérieux les phénomènes de croyance.

Vous croyez bien en Dieu, tout le temps ou par intermittence...

Il y a probablement en moi un enfant qui continue de croire en Dieu. Mais ce n'est pas le cas du philosophe adulte.

Ne vous arrive-t-il jamais de prier ?

Ah si ! A ma manière. Tout le temps. En tout cas, très souvent. Mais évidemment, je ne vais prier ni dans les églises ni dans les synagogues.

S'agit-il de prières ou de poèmes ?

Disons qu'il s'agit d'idiomes qui ne correspondent pas à des rites établis...

... Et qui s'adressent à quelqu'un de Très-Haut ?

Non, qui cherchent quelqu'un à qui s'adresser. Ce n'est pas une question de pudeur, mais il m'est difficile d'en dire plus.

Vous sentez-vous juif ?

Là encore, il m'est difficile de répondre en quelques phrases à une telle question. Je suis né juif, dans une famille respectueuse des rites, y compris de la circoncision, mais sans profonde culture juive. En fait, je me sens juif et pas juif du tout. Même si je peux passer pour un juif errant avec mon goût des voyages, qui n'a aucun rapport avec ma judaïté, j'ai l'amour de mes racines : l'Algérie ou la langue française. Je suis très monolingue, très francophone.

Quelles sont vos admirations aujourd'hui ?

J'aime admirer. Tous les gens dont je parle dans mes écrits, même quand il s'agit de textes déconstructeurs, je dois dire que je les admire.

Des noms !

Hélène Cixous, par exemple. C'est un très grand écrivain. Mais j'aimerais admirer aussi des personnalités politiques, et ça m'est très difficile.

Il y a bien quelques exceptions...

Oui, bien sûr. Mandela. De Gaulle, surtout. Même quand j'étais antigaulliste, dans les années 60, j'étais fasciné par ce personnage qui savait tout marier, la vision et le calcul, l'idéalisme et l'empirisme. Habile et malin comme tous les bons politiciens, il les surplombait tous avec ses grandes idées, ses trouvailles verbales et les performances théâtrales de ses conférences de presse.

Et Mitterrand ?

Je l'ai rencontré plusieurs fois. Il m'impressionnait. Même s'il avait des vues un peu courtes sur la littérature ou sur la philosophie, c'était un homme du livre. J'aurais aimé l'admirer.

Vous vous tenez toujours à distance de la politique.

Je n'aurais jamais pu faire ce métier. Chaque fois que j'ai approché des ministres, les Fabius, les Chevènement ou les Lang dans les années 80, par exemple, j'ai pu constater que personne n'est moins libre que ces gens-là. Ce sont des « esclaves », pris en main par une énorme machinerie, qui tremblent de peur devant leurs maîtres invisibles

Repères

15 juillet 1930 : naissance à El-Biar, près d'Alger.

1942 : Parce que juif, il est privé de la nationalité française par Vichy et exclu du collège. Rêve de devenir footballeur.

1950-1952 : Khâgne à Louis-le-Grand.

1952 : Entrée à Normale sup (rue d'Ulm).

1956 : Agrégation. Bourse pour Harvard.

1960-1964 : Assistant à la Sorbonne. Premières publications. Traduction de « L'origine de la géométrie », de Husserl. Maître assistant à l'ENS (jusqu'en 1984).

1966 : Colloque de Baltimore qui marque le début de son « aventure » américaine.

1967 : Trois livres, « L'écriture et la différence », « La voix et le phénomène », « De la grammatologie ». Ne cessera pas de multiplier les enseignements, conférences et titres de docteur honoris causa à l'étranger.

1972 : Colloque Nietzsche à Cerisy.

1980 : Thèse d'Etat.

1981 : Séminaire clandestin à Prague. Il est emprisonné puis expulsé.

1983 : Création du Collège international de philosophie.

1984 : Directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

1986-2003 : Nombreux voyages dans le monde entier, de Moscou à Los Angeles, en passant par Prague, Coimbra, Shanghai, Kyoto ou Buenos Aires.

2004 : Mort à Paris, le samedi 9 octobre.

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A lire

1967 « L'écriture et la différence » (Seuil, « Tel quel »).

« De la grammatologie » (Minuit).

1972 « La dissémination » (Seuil, « Tel quel »).

1973 « L'archéologie du frivole », introduction à l'« Essai sur l'origine des connaissances humaines », de Condillac (Galilée).

1990 « Du droit à la philosophie » (Galilée).

1993 « Spectres de Marx » (Galilée).

1994 « Politiques de l'amitié » (Galilée.)

1996 « Apories » (Galilée).

1997 « De l'hospitalité » (Calmann-Lévy).

1998 « Demeure, Maurice Blanchot » (Galilée).

2001 « Papier machine » (Galilée).

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Sur Derrida

Magazine littéraire n° 430, avril 2004.

Cahiers de l'Herne, « Derrida ». Dirigé par Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (n° 83, septembre 2004, 628 pages, 49 euro)écouter

Jacques Derrida lit « Feu la cendre » (un bref essai paru aux éditions des Femmes), avec Carole Bouquet

(1 CD, « Bibliothèque des voix », 18 euro).

Voir aussi le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy, page 154.

© le point 14/10/04 - N°1674 - Page 106 - 3176 mots

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Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Tombeau pour Jacques Derrida

Ce qui restera de Derrida, pour ma génération au moins, c'est un style, une méthode, qui font de la glose, du commentaire, du corps-à-corps avec les textes, la voie royale de la pensée.

Ce qui restera de Derrida, c'est ce que nous appelions, Rue d'Ulm, la stratégie de la torchère : des blocs de pensée, des pans entiers de philosophie, jetés dans la raffinerie, engloutis, consumés, puis ressortant sous la forme d'un philosophème

subtil et nouveau.

Ce qui restera de Derrida, c'est l'idée, partagée alors par l'autre « caïman » de l'Ecole normale, Louis Althusser, selon laquelle la jeunesse d'un discours se mesure au grand âge de ses citations : non pas le neuf contre l'ancien, la grâce de

l'inspiration contre le poids de la tradition, mais une parole dont l'originalité est proportionnelle à la quantité d'autres paroles qu'elle a traversées, relevées, et qu'elle s'est incorporées.

Ce qui restera de Derrida, c'est la réconciliation de Husserl et de Spinoza, de la phénoménologie et du formalisme géométrique : aller aux choses mêmes, oui ; se soucier de politique, ô combien, surtout dans la dernière période, celle qui commence

avec « Spectres de Marx » ; mais à condition de ne pas oublier que c'est en passant par les textes, en allant des textes aux textes, que l'on en arrive le plus sûrement aux choses - à condition de se souvenir de cette leçon qui fut, encore une

fois, celle de tout l'« antihumanisme théorique » des années 60 et qui veut qu'une politique n'est jamais si juste que lorsqu'elle est instruite, savante, gorgée d'ellipses et de mémoire.

Ce qui restera de Derrida, c'est la conviction que la pensée ne se passe pas plus de « traces » que la parole d'« écriture ».

Ce qui restera de Derrida, c'est la certitude que, de même que la parole pleine est un mythe (car, avant toute parole, il y a toujours, déjà, une « archi-écriture»), de même l'accès direct au monde est une illusion (car, entre le monde et mon

texte, il y a toujours, indéfiniment, un autre texte).

Ce qui reste de Derrida, c'est le congé ainsi donné à l'opposition convenue du philosophe et du professeur : ah ! Canguilhem, Hyppolite, Martial Gueroult, ses maîtres !

Ce qui reste de Derrida, c'est, pour ceux qui, comme moi, eurent le privilège non seulement de le lire, mais de l'entendre et d'apprendre à lire à son contact, la déconsidération des philosophies de l'immédiateté : oh ! l'anathème jeté sur les

pensées de l'intuition, de la fusion avec le vrai, du bon sens.

Ce qui restera de Derrida, c'est un usage savant des mots les plus courants (le « pli », le « glas », l'« hymen », la « pharmacie ») ou c'est la fabrication de mots entrant, avec lui, dans l'usage commun des philosophes (le « logocentrisme », le phallogocentrisme », la « différance » et, bien sûr, la « déconstruction »«

Ce qui restera de Derrida, c'est cette pratique de la déconstruction à entendre non, comme on le lit partout et notamment ici, sur les campus américains, comme révolution, destitution, démontage des philosophies existantes, mais comme leur mise àl'épreuve lente, l'exploration de leurs limites et de leurs marges - et la découverte, à la fin des fins, que ces marges ne sont pas des bords et que la thématique heideggérienne d'une clôture de la métaphysique s'applique à tous les systèmes depensée

Ce qui restera de Derrida, c'est une tentative - peut-être la dernière - de philosopher après Heidegger au sens où le XIXe siècle voulut philosopher après Hegel.

Ce qui restera de Derrida, c'est une lecture de Heidegger - peut-être la seule - s'efforçant de penser ensemble le fait que l'auteur de « Sein und Zeit » fut un authentique nazi en même temps que le plus grand philosophe du XXe siècle.

Ce qui restera de Derrida, c'est, à la façon de Heidegger justement, une obscurité réglée qui, loin d'être l'effet de l'on ne sait quel goût du paradoxe ou coquetterie, aura été le signe même du travail de la pensée.

Ce qui restera de Derrida, c'est son dialogue avec Mallarmé autant qu'avec Levinas ; avec Artaud, Celan, Cixous ou Sollers autant qu'avec Condillac ; ce qui restera de Derrida, c'est la promotion des écrivains au rang d'interlocuteurs philosophiques à part entière et c'est le fait, par exemple, que le dernier de ses concepts philosophico-politiques, la notion de « démocratie à venir » que sa mort laisse en souffrance, emprunte sa tessiture au « Livre à venir », de Blanchot.

Ce qui restera de Derrida, c'est un style au sens classique du mot. Nous avions, depuis longtemps, cessé de nous voir au moment de l'affaire dite « de Cambridge » et de la levée de boucliers académiques suscitée par l'octroi, à l'auteur de «L'archéologie du frivole », d'un doctorat honoris causa. Mais je me rappelle ma joie quand j'appris que son crime était de professer des « doctrines absurdes » ne permettant plus de « distinguer entre fiction et réalité ». Et je me rappelle m'êtredit : « voilà, oui, ce qui, un jour, restera de lui - une nouvelle illustration de la loi qui veut que les vrais philosophes, même et surtout professeurs, sont toujours de grands écrivains ».

© le point 14/10/04 - N°1674 - Page 154 -