"Les trois psy"

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Les trois psy

(Psychothérapie, Psychanalyse et Psittacisme)

L'amendement Accoyer soulève une bonne question à laquelle il n'apporte sans doute pas la meilleure réponse.

Il est légitime en effet que le Parlement manifeste son souci de la santé publique et propose que soient formés et contrôlés ceux qui se présentent sur la scène sociale comme "psychothérapeutes". Mais ce faisant il s'engage dans un domaine où l'autorité gouvernementale risque d'avoir à souffrir sans pour autant protéger ceux qu'on appelle maintenant "les usagers".

En effet qu'appelle-t-on "psychothérapies" ? Il s'agit d'un ensemble de pratiques dont le savoir de référence est remarquablement diversifié ; c'est ainsi que certains s'autorisent de la "science" (P.N.L.,cognitivisme, comportementalisme) alors que les autres relèvent le plus souvent d'une argumentation qu'on pourrait dire "poétique".

En réalité, la véritable unité de ces plurielles démarches semble moins tenir à l'éventuelle identité de leur fin qu'à la ferme croyance du public en l'existence d'une instance susceptible de guérir que ce soit par le verbe ou des manœuvres diverses.

On ne saurait oublier que la médecine a existé bien avant la confirmation du savoir de ses représentants, au point qu'en imposant l'adage "d'abord, ne pas nuire" Hippocrate invitait à ce qu'on s'en remette plutôt au savoir de la Nature.

La psychanalyse a su montrer que c'est ainsi un mouvement spontané du patient, le transfert, qui confère à un semblable le savoir et le pouvoir dont il attend le remède. Il n'est ainsi pas excessif de dire que les pratiques psychothérapiques ont moins besoin d'un corps de doctrine — par ailleurs mince le plus souvent — que du talent personnel de l'opérateur à manier le transfert. La suggestion a conservé tout son pouvoir dans notre époque pourtant scientiste ; à preuve, l'influence des médias sur des opinions que les récepteurs imagineront être personnelles.

Cette situation se complique du fait qu'il peut arriver à des psychanalystes de pratiquer des "psychothérapies", c'est-à-dire de non plus viser la liquidation du transfert mais son usage à des fins jugées utiles, ou bien estimé, dans tel cas, le seul possible.

Ce tableau, succinct mais précis, montre pourquoi une réglementation de la pratique peut être périlleuse. Elle va concerner des activités que personne ne peut empêcher de rester distinctes des enseignements prodigués tout en étant dès lors certifiées. Après un enseignement rendu problématique par la prévalence de la qualité personnelle de l'opérateur et des évaluations qui ne pourront donc être fiables, le gouvernement sera amené à légitimer des entreprises que, de fait, il ne pourra contrôler. Le défaut d'une obligation de moyens se doublera d'une incertitude des fins (qu'entend-on par "guérison" dans le champ psychique ?) et de grandes variations dans la déontologie ; certains (comme en sexologie) n'hésiteront pas à voir dans ses entorses un moyen d'action supplémentaire.

Le projet de notre confrère vise ainsi à réglementer les modes d'action d'un pouvoir dont l'essence est qu'il est hors normes ; la codification des méthodes cognitivistes ou comportementalistes ne les empêchera pas, elles aussi, de devoir leur efficace au prestige dont bénéficiera ou non la science auprès de tel patient, bien plus qu'à leur rigueur. En revanche, il est vraisemblable que c'est le tiers réel, maintenant présentifié (prescription par un psychiatre, nombre de séances, évaluation périodique des résultats) qui sera jugé responsable des échecs, des errements, des malfaçons, de cures jusqu'ici contractuelles et qui engageaient la seule volonté des partenaires.

On voit mal le bénéfice de l'État à se poser en tiers dans une relation aussi incertaine ; on peut imaginer déjà, sans être malveillant, les appels qui seront faits à la justice pour situer des responsabilités qui, en dernier ressort, pourraient lui être imputées.

Le seul bénéfice social prévisible de l'amendement est d'un tout autre ordre ; il concerne la possibilité de pallier la pénurie actuelle de psychiatres dans notre pays, mise en œuvre il y a déjà plusieurs années avec la suppression du corps de l'internat des Hôpitaux psychiatriques. La certification de dizaines de milliers de psychothérapeutes viendrait assurer la couverture des faits de "misère sociale" libérant les psychiatres pour le soin à proprement parler.

Mais là aussi on pressent les risques, sanitaires et aussi sociaux, de cette "couverture psychique universelle", l'accessibilité à ces nouveaux officiers de santé ne faisant que davantage ressortir la qualité dont elle prive. On risquerait d'accréditer l'idée d'une médecine "à deux vitesses", et ce d'autant qu'il ne paraît pas que des mesures soient encore prises pour reprendre la formation de psychiatres. En attendant, chez ceux qui restent, les listes d'attente s'allongent.

Le projet en cause suscite inévitablement des remous dans les milieux professionnels concernés et procurent le sentiment désagréable qu'on assiste à des conflits pour la maîtrise d'un marché.

Des actions de lobbying sont ainsi observables à l'œil nu au moins de deux côtés différents. L'une vient des groupes de "psychothérapeutes" qui en ont une certaine expérience après les considérables pressions qu'ils ont exercées sur le gouvernement précédent (avec l'appui des Verts, partisans des médecines "douces") et à Bruxelles, où ils ont réussi à gagner le statut d'ONG. L'autre vient d'un groupe à vocation psychanalytique, en difficulté, et qui essaie de se refaire une santé en se faisant apparaître, dans les médias et donc auprès du gouvernement, comme le leader représentatif des analystes. Il suffit pourtant de prêter attention au style de la démarche, clientéliste et politique, pour mesurer qu'elle a peu à voir avec les intérêts de la psychanalyse ni même ceux de la psychothérapie. Auprès de ceux qui risqueraient de se réjouir de s'être trouvé un leader syndical, il faut signaler qu'en Italie, au moment où ses appuis politiques le lui permettaient, celui-ci a été un promoteur des Instituts de psychothérapie dont le contrôle est exigé sur la formation des psychanalystes. Au delà des Alpes, la psychanalyse ainsi s'éteint.

La prévalence régulièrement accordée par ce chef à ses intérêts privés sur ceux de notre domaine laisse craindre que mis en position de force, il ne le brade demain comme il le fit hier : ce serait bien de son psittacisme.

Enfin, autre inquiétude, la position possible de certaines sociétés analytiques, qui pour des raisons doctrinales favorisent les méthodes psychothérapiques et à qui leur implantation universitaire et médicale sinon leur représentativité permettrait de venir dominer le double secteur.

Il est en tout cas encourageant de constater que c'est l'ensemble des écoles issues de l'enseignement de Lacan et de nombreuses autres inspirées par Freud qui manifeste son souci de maintenir sauve la psychanalyse, sauve d'une régulation dont l'éthique, universitaire ou médicale, ne la concerne pas et qui, si c'était le cas, la détruirait.

Dans ce contexte, que proposer ?

Il semble préférable pour tout le monde que l'amendement du Docteur Accoyer, s'il l'accepte, reste en attente. Une mission confiée à l'ANAES permettrait la rédaction de l'annuaire de ceux qui se réclament d'une pratique psychothérapique, avec la mention de leur inspiration, formation, méthode, travaux, groupe.

Les patients pourraient s'orienter en connaissance de cause et sans que l'État ne se mêle ni ne se compromette dans un contrat définitivement duel. Enfin les psychologues dotés d'un certificat de psychopathologie clinique sont par formation aptes — si on reconnaît que l'art de la psychothérapie ne saurait leur être scolairement transmis — à occuper dès maintenant les fonctions que peut engendrer la pénurie actuelle et, espérons-le provisoire, de psychiatres.

Charles Melman