A propos du « Manifeste pour la psychanalyse »

Il y a quelques mois un collectif de psychanalystes lacaniens : Sophie Aouillé, Pierre Bruno, Franck Chaumon, Guy Lérès, Michel Plon et Erik Porge ont publié un « Manifeste pour la psychanalyse » . Ce livre est disponible en librairie. On peut aussi le commander sur le site oedipe. Ces auteurs posent un certain nombre de questions qui touchent à la politique de la psychanalyse. L’écho en a été pour le moment relativement limité dans les milieux concernés, faute notamment de lieu pour un débat. Le site oedipe se propose d’être ce lieu qui justifie son existence même. La publication dans le dernier numéro de la revue de la Société de Psychanalyse Freudienne « les Lettres de la Société de Psychanalyse Freudienne » d’un article de Suzanne Ginestet-Delbreil relance opportunément et de façon pertinente les questions soulevées par les auteurs. On trouvera ici, avec l’autorisation de Suzanne Ginestet-Delbreil l’article en question. Il rouvre le débat et appelle réponses et commentaires. Nous publierons les plus argumentées. Laurent Le Vaguerèse

A propos du « Manifeste pour la psychanalyse »

Ce livre se présente comme une défense et illustration de la psychanalyse face à l’expansion des diverses psychothérapies en vogue mais surtout contre l’article 52 de la loi de santé publique du 9 Août 2004. Celui-ci prévoit que les psychanalystes « régulièrement enregistrés dans les annuaires de leurs associations » soient dispensés des conditions exigées pour les médecins ou les psychologues diplômés en psychopathologie « pour être inscrits dans le fichier des psychothérapeutes de leur département ». Les auteurs de ce livre dénoncent une première difficulté : qu’en sera-t-il alors des psychanalystes non affiliés à une association ? Celle-ci devra-t-elle être ainsi une obligation ? Mais, ils semblent ne pas envisager que cette difficulté n’en est pas une dans la mesure où guère de « jeunes » psychanalystes s’installent seuls sans participer à une association ou à un groupe de travail pour assurer leur formation. Par contre, de « vieux » psychanalystes éprouvés par l’insuffisance des associations sont plus souvent amenés à rester en dehors mais, pour eux, s’ils sont déclarés comme psychanalystes, ils seront de fait reconnus comme cela s’est fait auparavant pour les non médecins ou non psychologues.

Les auteurs ne s’attardent pas sur cette difficulté mais vont poser les différences entre psychothérapies et psychanalyse et c’est là que, dans leur volonté de radicaliser cette différence, un certain nombre de critiques peuvent leur être adressées.

« Une expérience analytique conduite à son terme n’a pas d’équivalent. Son issue ouvre à une délivrance qui défait le lien d’acier existant entre jouissance, répétition du même et culpabilité », écrivent-ils.

Et se posent la question :

« « qu’en est-il des cures qui, tout en procurant à l’analysant un bénéfice thérapeutique considérable, ne sont pas telles qu’on puisse les dire finies au sens qui vient d’être indiqué ? »

Ils mettent ainsi l’accent sur la place à accorder au thérapeutique dans une cure analytique et cette place est singulièrement réduite dans leur approche. Tout au plus, est-ce parce que « l’analyste a maintenu sa position d’analyste que, même dans ces cures inachevées, le bénéfice thérapeutique est à la fois patent et durable », avec quoi on peut être d’accord mais pourquoi les dire inachevées ? 

Une première critique vient alors. Est-il souhaitable de fixer une finalité à l'analyse quelle qu'elle soit ? Celle que Lacan définissait comme désêtre de l’analysant et destitution subjective de l’analyste, avec la passe comme témoin du passage du divan au fauteuil dont les auteurs font leur idéal, reste à questionner. Est-ce une fin ou n’est-ce qu’un passage lorsque chutent les illusions, les fantasmes ayant soutenu les symptômes ? Nos auteurs ne l’envisagent pas. Pourtant, cette finalité qui était celle en cours tout au long de l’EFP, au dire même de Lacan, était un échec et les débordements des derniers temps de l’Ecole ont mis en évidence que le « lien d’acier existant entre jouissance, répétition du même et culpabilité » n’était en rien défait pour beaucoup de ses membres.

Pour soutenir leur propos, les auteurs, décrivent ce qu’ils appellent des « moments » de rupture dans le mouvement analytique, celui que Freud introduit en soutenant l’analyse profane et celui de la critique de l‘« Ego-psychology »par Lacan. La pratique de l’analyse était alors pour Freud une question de formation et non de diplôme, fût-il celui de médecin. La critique de Lacan visait à séparer l’analyse de sa dérive psychologisante. Le troisième « moment » est pour les auteurs celui de la dissolution de l’Ecole dont on ne serait pas encore sorti.

Et ils affirment que l'acte de dissolution est un acte analytique.

Y auraient-ils ainsi des actes qui seraient analytiques en dehors de la cure ? Mais hors du cadre analytique il n’y a pas d’analyste ! C’est un postulat que rien n’étaie. Par contre, il a une fonction : il maintient ainsi intacte la figure de Lacan, telle celle d’un gourou disant la vérité, annule la maladie qui le frappait et leur permet d’affirmer la finalité de l’analyse comme désêtre et destitution subjective.

Le fantasme d’une analyse qui serait « pure »a la peau dure !

La dissolution est celle d’une association régie par la Loi 1901, c’est un acte juridique que les signataires du référé ont jugé abusif et ils y ont répondu juridiquement. C’est un impensable pour les auteurs qui en font un acte analytique et tentent ainsi de situer l’analyse dans une extraterritorialité hors toute insertion sociale.

C’est à partir de là que les auteurs critiquent ceux des analystes « qui ont participé à l’élaboration du projet de loi » pour lesquels « la dissolution de l’EFP reste(rait) un impensé de leur discours » hantant « les relations entre eux et les pouvoirs publics» avec pour conséquence le ravalement de la psychanalyse à une variété de psychothérapie.

Outre qu’il est abusif de dire que ces analystes aient participé au projet de loi, l’impensé de la dissolution, on le retrouve bien plutôt du côté de ceux qui, balayant rapidement les causes de la dissolution dans des enjeux de pouvoir et des rivalités de personnes, omettent d’analyser le malaise qui n’a cessé de hanter l’EFP et qui tient, entre autres, à cette injonction d’« analyse pure »faite aux jeunes analystes en formation. On ne peut pas s’en tirer par une pirouette en disant que la dissolution était inscrite dans la fondation de l’EFP. Si, dès la fondation, il y avait problème, il n’était pas problème de personne mais se situait au cœur même de l’analyse, de la fin d’une analyse et de la fin de l’analyse de l’analyste telle celle soutenue par ces auteurs.

Ils omettent aussi que l’une des avancées de Lacan a été de ne pas différencier l’analyse thérapeutique de l’analyse didactique. Toute analyse était d’abord thérapeutique et Lacan mettait en doute un désir d’être analyste lorsqu’il se manifestait dans la demande d’analyse. La passe était alors le moment d’interrogation de ce désir quand il se maintenait ou émergeait en cours de cure. Le passage du divan au fauteuil avait lieu le plus souvent bien avant l’arrêt de l’analyse et les demandes de « passer la passe » ont été nombreuses (environ deux cents) mais il y a eu peu d’analystes promus. Par contre, les effets des échecs aussi bien que des promotions furent quelquefois spectaculaires. Et cela met en évidence que ces demandes répondaient dans un transfert à Lacan à une injonction institutionnelle et non à un désir. Elles étaient symptomatiques : passage à l’acte ou acting out en attente d’interprétation. C’est ce qui se passe quand l’analyste donne une visée à la cure car une analyse va à son rythme, elle va où veut aller l’analysant et s’arrête quand il le veut. Ce n’est que dans l'après-coup de l’analyse thérapeutique qu’elle peut s’avérer avoir été didactique et peut amener l’analysant à devenir analyste.

La finalité de l’analyse est d’abord thérapeutique et…il arrive qu’elle passe (se termine ??)par ce moment de désêtre et de destitution subjective qui n’a lieu que si la dimension thérapeutique a été respectée. Moment d’ailleurs qui se doit d’être dépassé, ce que n’envisagent pas les auteurs.

Leur position est celle de Parfaits, digne des Cathares qui n’interroge en rien les théories de Lacan. Ils ne lisent pas Lacan comme il a lu Freud, ils le répètent et établissent le dogme. On peut par contre accepter toute leur analyse sociologique de la société de consommation, du néolibéralisme et de comment l’offre psychothérapique psychologisante répond et conforte une société fondée sur la prévalence du discours scientifique, médical ou autre. Mais ce n’est pas avec l’orientation « existentielle » donnée à la psychanalyse que le discours analytique peut avoir une chance d’être entendu socialement parlant et n’être plus réservé à un petit groupe d’intellectuels. Car, se manifeste sur le plan social une souffrance qui était déjà présente du temps de l’EFP. Les conflits de personnes ou les rivalités entre ceux qui se voulaient les vrais héritiers de Lacan occultaient les vrais enjeux du malaise. Au delà des « barons », il y avait le gros de la troupe des analystes qui se coltinaient cette souffrance au jour le jour et qui s’interrogeaient, qui interrogeaient les transferts auxquels ils étaient confrontés. Initiée par deux des psychanalystes signataires de la proposition B lors du vote sur la « Proposition du 9 Octobre » la revue « L’Ordinaire du psychanalyste » de 1973 à 1978 témoigne par son seul titre de ces interrogations. Nombre de textes montrent des transferts en souffrance et les difficultés auxquelles les analystes tentaient de répondre. On retrouvera cette souffrance entre 1980 et 1982 dans nombre de textes d’« Entre-Temps » le bulletin de liaison des analystes qui ont refusé la dissolution. Textes symptômes, ils sont à considérer car ils questionnent le transfert et la position de l’analyste qui l’entend.

1970-1980- On est dans ce moment de désillusion d’après Mai 68 , le militantisme politique commence à s’interroger et n’est plus le soutien qu’il a pu avoir pour nombre de sujets, la tentation maoiste ne touche qu’une petite frange d’intellectuels, les effets à long terme des traumas subis au cours du siècle se font sentir dans les jeunes générations et l’on voit de plus en plus une quête se manifester aussi bien dans les voyages à Katmandou, que dans la consommation de drogues dures ou tendres ou dans la tentation communautaire. L’on voit de plus en plus de jeunes ou moins jeunes perdus, errants, taguant sur les murs leurs surnoms cryptés ou somatisant de façon répétitive. Ce n’est pas une nouvelle pathologie, ce n’est pas une nouvelle économie subjective qui se fait jour, ce n’est pas un nouveau sujet mais c’est un sujet clivé et non divisé. Un plus grand nombre d’analysants ne répondent plus aux critères définis de la névrose. La demande d’analyse n’est plus une demande, elle est un appel. Il y avait des analystes de l’EFP qui y étaient sensibles et qui tentaient d’y répondre ou de s’interroger et ce sont précisément ceux-là que, dans un véritable lock-out, la dissolution voulait expulser « comme pous sur le tête de Lacan ». Cependant que les tenants d’une exégèse savante et « fidèle » des textes de Lacan avaient expulsé de Vincennes les cliniciens qui y enseignaient et avaient créé la section clinique que les auteurs dénoncent aujourd’hui dans « L’Ecole de la Cause Freudienne ». Cette souffrance alors encore flottante, inentendue par les psychanalystes, se radicalise aujourd’hui dans la négation de la différence des sexes, dans la négation de la filiation avec ce qui serait une nouvelle parentalité et ce qui serait une nouvelle économie subjective. Et certes, c’est bien à cette dérive sociale que confortent les diverses psychothérapies que veulent s’opposer les auteurs de ce livre. Encore faudrait-il pour qu’ils aient un quelconque impact dans le social qu’ils ne s’enferment pas dans une définition ésotérique de la psychanalyse coupée de la souffrance qui s’y déploie.

Il y a sans aucun doute des raisons politiques, économiques liés à une société de consommation, à un néocapitalisme sauvage, à une volonté de soins à court terme et à moindre coût qui expliquent la crise actuelle de la psychiatrie. Mais les analystes ont à s’interroger sur leurs propres responsabilités.

Lacan ayant dit que le concept de borderline était un concept fourre-tout, ces analysants n’existaient pas. Or, cette souffrance liée à la perte des repères familiaux et sociaux ne pouvait guère être entendue que par des analystes lacaniens. Il aurait fallu pour cela qu’ils soient audibles et sortent d’une exégèse savante des textes de Lacan.

Lacan, pourtant, n’a pas été sans savoir que se faisait jour une pathologie qui pour n’être pas nouvelle, il y a toujours eu des « errants », devait être prise en compte. Ce seront ses derniers séminaires avec « Les non-dupes errent », « R.S.I », »Le Sinthome », « L’Insu que sait s’aile à mourre » de 1974 à la fin. Il y tente en se servant des noeuds de donner une structure à cette errance par un nouage particulier du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel. Avec une révision du Nom du Père qui passe au pluriel, un abord différent du signifiant (non-dupe) , une version vers le père qui concernerait la perversion mais aussi dans la « Conférence de Genève » de 1975, le phénomène psychosomatique comme écriture cryptée d’un nom propre analogue à un cartouche, l’appel à un nom resté en souffrance. Tentative inachevée de Lacan, elle semble encore aujourd’hui peu intéresser les analystes quand ils ne jugent pas ces patients non inanalysables. Pour qu’il puisse y avoir analyse, il faut sans doute sortir des critères propres à la névrose, sortir de cette visée de fin de cure que les auteurs ont fait leur car le désêtre, ces patients le connaissent de même qu’il savent la destitution subjective de l’Autre avant même de commencer une analyse. Et là, d’avoir à commencer par où ça devrait finir convoque le thérapeutique là où l’analyste ne l’attendait pas. Et ce n’est qu’en valorisant le thérapeutique tel qu’il se joue dans une analyse, en contre point sans doute mais effectivement, que la psychanalyse peut retrouver sa place non seulement dans la psychiatrie mais aussi au niveau plus large de cette souffrance si souvent décrite par les sociologues. Valoriser dans le champ social la dimension thérapeutique de l’analyse aussi bien pour ces patients que dans la névrose banale est une nécessité car elle y apparaît encore telle que la présentent ces auteurs comme une aventure intellectuelle à coloration mystique réservée à une élite quand elle n’est pas invalidée comme elle l’a toujours été.

Alors,ni ordre ni statut pour la psychanalyse, on ne peut être que d’accord, ni oblitération de sa dimension thérapeutique.

Suzanne Ginestet-Delbreil