La psychanalyse à l'université, contre l'ingénierie de la santé mentale

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La psychanalyse à l’université, contre l’ingénierie de la santé mentale.

La pétition "sauvons la clinique" tente de préserver, si ce n’est la psychanalyse, du moins quelque chose de la psychanalyse au sein de l'université, que ce soit dans l'enseignement ou dans la recherche. Ceux qui souhaitent défendre cela la signent, bien que les autres ne soient pas nécessairement contre la psychanalyse. Certains psychanalystes ne la signent pas parce qu'ils estiment que seules les Ecoles peuvent être des lieux d'invention ou de réinvention de la clinique psychanalytique. Mais n’est-ce pas surtout à chaque analyste, un par un, de réinventer la psychanalyse pour chaque sujet venant lui faire entendre ce qui ne cesse pas de ne pas se dire ? Et, quel que soit le lieu (Université, Ecoles, Cité…) d’y porter ce qui ne se dit pas, afin d’y creuser dans le discours ambiant suffisamment de manque pour que cela laisse à désirer ?

1. Contre…tout contre

La contre-pétition (« contre » à entendre autant comme pétition « contre » que comme contre-investissement ou contre-identification) des cognitivo-comportementalistes, rassemblant, parmi d'autres, certains auteurs du livre noir, ne parait décidément pouvoir exister que par la psychanalyse (c'est vraiment passionnel, cette histoire : contre...tout contre..), puisqu'elle ne fait qu'y réagir, et ne semble pas pouvoir parler d'autre chose. Elle ne tolère ("elle peut", dit le texte, et non "elle doit") la psychanalyse qu’à la condition que celle-ci se soumette à l'épistémologie positiviste et quantitative présidant aux critères de validation des travaux de recherche universitaire. Discours connu et réchauffé, puisqu’il nous avait déjà été servi lors du rapport de l’INSERM sur les psychothérapies. Autant dire que la psychanalyse se trouve une fois de plus niée dans sa spécificité. A ce rythme là , les revues de psychanalyse, ou publiant des travaux d'orientation psychanalytique, ne seront bientôt plus reconnues comme revues qualifiantes, c'est-à-dire permettant la reconnaissance universitaire, et permettant à un jeune docteur de postuler aux fonctions de Maître de Conférences. Seules resteront dans le panel "scientifiquement correct" les revues biologisantes, quantitatives, et positivistes, bref celles ne s'intéressant plus qu'à la maladie au détriment du malade, objectivant la souffrance psychique en un "trouble" repertoriable dans les classifications de la psychiatrie vétérinaire des DSM et ne considérant le sujet que comme cas particulier définit par l'écart à l'individu statistique moyen. C'est donc, dans cette logique peu visible de l'extérieur, un véritable assèchement interne via la "cuisine" de sélection des enseignants chercheurs à l'université qui s'annonce. Pour le ramasser dans une formule, c’est le passage d’une clinique du cas singulier à une clinique du cas particulier qui se prépare si rien ne s’y oppose. C’est, plus profondément encore, le voilement de la vérité sous la parure de l’exactitude. L’invention offensive ne passerait-elle pas, alors, par la poursuite, sans relâche, d’un certain dévoilement ?

2. Le psychisme mis en boîte

Si rien de tel ne se produit, que restera-t-il alors ? Qu'est-ce qui garantira que la dimension psychique, qui fonde l’action et l’écoute des psychologues, continuera d'y être reconnue et que quelque chose de la singularité de la rencontre clinique tentera de se mi-dire ?

A vrai dire, rien.

Ainsi, en toute rigueur épistémologique, la dimension psychique n'a aucun sens pour le comportementalisme. L'invention de la "boîte noire" est faite précisément pour ne pas fonder son action sur cette dimension psychique, mais sur les comportements observables, l'apprentissage, l'environnement, et les différentes formes de conditionnement. Si le comportementaliste prétend respecter la dimension psychique, c’est le respect que l’on se donne pour ne rien savoir de ce que l’on évite. « Cachez ce sein… »

Les cognitivistes semblent, eux, reconnaître cette dimension psychique, mais à condition de la vider de sa substance, de l'aseptiser via la métaphore de l'ordinateur, bref de la désexualiser complètement. Autrement dit, on ouvre la boîte noire, mais avec des gants stériles et un pince-nez, en "sécurisant" la zone, et en dépouillant la représentation (rebaptisée pour le coup "information" ou "cognition") de l'affect, du fantasme et du désir. Et puis surtout, celui qui ouvre la boîte noire n'est pas lui-même concerné par ce qu'il y trouve, pas de transfert ni de contre-transfert, et n'imagine pas une seule seconde qu'il participe pleinement de ce qu'il prétend observer sans y toucher. Ce respect là est celui de l’ingénieur pour son matériel, ou pour les circuits intégrés de son ordinateur. Autant dire qu’il s’en moque, car ce n'est pas cela non plus qui "fonde son action".

La mise en boîte (noire ou cablée) du psychisme a pour fonction essentielle ceci : le congeler pour en faire des conserves. Le congeler, c’est-à-dire le refroidir suffisamment pour le solidifier et le rendre maîtrisable. En faire des conserves, c’est-à-dire pouvoir les ressortir à tout moment, afin de prétendre à la reproductibilité des résultats.

Dans un ouvrage connu, Michel Neyraut inaugurait son livre sur le transfert par…le contre-transfert. En effet, le clinicien n’avance pas vierge de tout désir sur le terrain clinique. Le patient, avant même de se situer dans une dynamique transférentielle, se trouve accueilli par tout ce qui constitue le désir du clinicien d’occuper cette place là. C’est pourquoi Michel Neyraut soulignait, d’entrée de jeu, la précession logique du contre-transfert.

La formation de l’étudiant en psychologie est déterminante en ceci, au-delà des connaissances qu’il peut acquérir à l’université : elle contribue à cette précession du contre-transfert avec lequel le patient sera accueilli ultérieurement.

Laisser cette formation aux seules mains des ingénieurs du psychisme, c’est donc contribuer à ce que ce contre-transfert soit celui d’une mise en boîte, expression à entendre dans tous les sens qu’on voudra.

3. L’ordre psychologique

Parallèlement, et bien que le sujet semble a priori distinct, il se pourrait bien que la volonté de création d'un ordre contribue, a sa façon, au processus de démolition dont nous parle le manifeste. L'idée, en effet, reste la même : comment prétendre que des mêmes principes déontologiques puissent soutenir des pratiques dont l'épistémologie est radicalement différente ? Comment croire que la déontologie est indépendante et au dessus des fondements épistémologiques et de l'éthique clinique propre de chaque courant ? Tout cela n’est pas sans rappeler l'argumentaire de vente des DSM, prétendant, eux aussi, être a-théorique (faisant fi des liens évidents avec les lobbies pharmaceutiques et certaines associations militantes), donc prétendant, de manière totalitaire, être valable pour tout le monde. Comment laisser croire qu'une classification est indépendante de la logique qui a présidé au découpage dont elle se réclame, logique pour le coup parfaitement médicalisée, biologisante, réduisant la souffrance psychique à un dysfonctionnement semblable à un bug informatique, ou à des comportements déviants (cf le trouble des conduites) au regard de l'adaptation sociale considérée comme idéal à atteindre, dans une véritable passion de la norme.

Si un ordre se met en place, si les pratiques des psychologues entrent dans la normalisation d'un "guide de bonnes pratiques", c'est bien l'approche psychanalytique qui s'en trouvera exclue. Les approches positivistes, elles, n'auront aucun mal à s'y retrouver puisque leur pratiques sont, par essence, standardisées, la singularité du sujet se trouvant réduite à un cas particulier auquel la théorie peut s'adapter et s'appliquer sans pour autant varier sur son principe.

4. L’humanisme de l’expert

Par ailleurs, il est parfois avancé, quand les arguments scientifiques finissent par tomber d'eux-mêmes, que la psychanalyse n'aurait pas le "monopole du coeur", que les autres courants tiendraient eux aussi compte du sujet, et se pareraient ainsi d'un bel humanisme.

C'est oublier que l'humanisme du comportementaliste est du même ordre que celui du médecin qui prodigue à son malade une « médecine vétérinaire appliquée à l'humain » (selon une formule de Jacques Schotte, parlant de la médecine contemporaine).

L'un comme l'autre ne manque pas d'humanisme, certes, mais il ne s'agit que d'une position secondaire, visant à faire "avaler la pilule". Il ne s'agit que d'accompagner humainement l'application d'un paradigme ne reposant, lui, aucunement sur la spécificité de ce qui caractérise l'humain, de ce qui en fait un sujet de désir, de ce qui l’institue comme parlêtre.

L'humanisme des psychologues ne se référant pas à la psychanalyse n'est pas à remettre en question, mais il consiste la plupart du temps à appliquer humainement une technique qui ne doit rien à l'humain, et qui trouve ses fondements dans les modèles animaux, la métaphore de l'ordinateur, ou la cybernétique.

Les ingénieurs, eux aussi, sont au fond très humains, et de plus en plus de formation de Masters professionnels s'orientent vers un profil de psychologue identifié à la notion d'expert technique ou d'ingénieur du psychisme.

Nul doute qu'ils appliqueront humainement, eux aussi, des modèles n'ayant aucunement besoin de s'appuyer sur une clinique de la subjectivité, en se contentant de la posture réconfortante et paternaliste du « supplément d’âme ».

5. Plus et autre

Comment imaginer une université qui évacuerait une épistémologie et une pratique situant l'humain et le sujet au centre, au profit d'une autre le situant en périphérie comme simple champ d'application (humaine, forcément humaine...) de modèles extérieurs à la situation clinique elle-même ?

Pour le dire autrement, comme imaginer que la formation des psychologues revienne aux seules mains de ceux qui ne voient dans le sujet qu'un cas particulier sur lequel appliquer des techniques trouvant leur validation dans la fiction scientifiquement construite de l'individu statistique moyen ?

Comment imaginer que l'université laisse tomber l'enseignement de la psychopathologie adossée à une clinique du sujet, au profit d'une clinique du trouble ne faisant du sujet qu'un terrain où s'exprime le trouble.

Comment imaginer que la formation des psychologues à l’université s’apparente à une école d’ingénieurs de santé mentale, au service d’une véritable biopolitique et aux bottes d’une idéologie néo-libérale reposant sur le mythe de l’individu auto-géré ?

Comment imaginer, enfin, que la psychopathologie à l'université ne se soutienne plus de ce que Canguilhem (dans son article "Puissance et limite de la rationalité en médecine") formulait de manière remarquable dans le champ de la médecine :

"Mais il faut parvenir à admettre que le malade est plus et autre qu’un terrain singulier où la maladie s’enracine, qu’il est plus et autre qu’un sujet grammatical qualifié par

un attribut emprunté à la nosologie du moment. Le malade est un Sujet, capable d’expression, qui se reconnaît comme Sujet dans tout ce qu’il ne sait désigner que par des possessifs : sa douleur et la représentation qu’il s’en fait, son angoisse, ses espoirs et ses rêves".

Peut-être est-il encore temps de se réveiller…

Fabrice Leroy

Maître de Conférences en Psychopathologie (université de Lille 3)

Psychologue clinicien (service d’hématologie clinique).