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Georges Lanteri-Laura
Georges Lanteri-Laura
Georges Lanteri-Laura
Contribution à la journée d'hommage tenue à l'hôpital Sainte Anne le 20 novembre 2004 sous l'égide de la Société internationale d'histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse et de Mme le Dr. M. Gros, chez de service à l'hôpital Esquirol. Sont également intervenus : Yves Thoret, Jacques Arveiller, Jean Garrabé, Jean-Pierre Wahl, Élisabeth Roudinesco, Jacques Postel, Pierre Bailly-Salin. Séances présidées par Martine Gros et René Major.
Mesdames, Messieurs,
Que Georges Lanteri-Laura ait été une référence majeure, dans ce que j'ai été amené à étudier au champ freudien, de cela, il y a maints témoignages. Ses articles et livres étaient tels que, chose éminemment rare, j'ai pu, selon le mot de Descartes, les recevoir en ma créance. Dans Marguerite, ou l'Aimée de Lacan, à propos du refus, chez Lacan, d'une psychogenèse des psychoses, j'acceptais de jouer la règle du jeu qu'affectionnait et proposait Georges Lanteri-Laura, celle de la lectio difficilior. Quant à son étude des hallucinations, elle intervint de manière décisive dans mon analyse critique de « Deuil et mélancolie ». Ailleurs encore, je m'en remettais à son Essai sur les paradigmes dans la psychiatrie moderne. Bref, ses travaux auront compté, comptent encore, et jusqu'à ce point qu'ils furent l'enjeu de ce que j'ai vécu comme une des plus grandes hontes de ma vie. Je vous la conte aujourd'hui, car ce moment d'hommage n'est pas, me semble-t-il, à la discussion intellectuelle, bien plutôt au témoignage.
J'avais proposé à l'école à laquelle j'appartiens, l'école lacanienne de psychanalyse, d'accueillir et de discuter son livre sur les hallucinations. Le dispositif consistait non pas à lui demander de répéter ce qu'il avait écrit, mais en ce que quelques-uns, deux ou trois, tirés au sort sur le moment, s'adressent à l'auteur invité sous forme questionnante ou critique. Résultat ? Nous n'étions ce jour-là guère plus que les doigts d'une main dans la salle. Je n'ai jamais eu aussi honte de cette école et décidai sur le champ que c'en était fini de ce dispositif il est vrai un peu rude, que je n'y participerais plus, tant une telle défection m'était apparue scandaleuse concernant l'ouvrage et grossière à l'endroit de son auteur,. Ceux qui l'ont connu n'auront nulle peine à imaginer qu'il ne fit pourtant aucune remarque.
Curieusement, les deux autres témoignages dont je souhaite brièvement vous faire part recoupent ce qui s'était ce jour-là passé, à savoir un clivage chez les lacaniens. J'ai souhaité, en 1992, publier L'essai sur la discordance, qu'il avait écrit avec Martine Gros. Cette étude avait été jusque-là distribuée aux « professionnels » par un laboratoire. Nouvelle honte : les lacaniens, si volontiers donneurs de leçons, ne s'y sont pas intéressés.
Mais c'est surtout ma présentation de malades dans le service de Georges Lanteri-Laura que je crois, en cette journée d'hommage, devoir évoquer. Elle eut lieu, le vendredi matin tous les quinze jours, de février 1993 à juin 1999. Elle aura, dirais-je, fort bien pris son départ, puisque ce départ fut une mise à l'épreuve. On m'invita, l'air de rien, à venir parler de Marguerite, ou l'Aimée de Lacan, mais c'était, Martine Gros devait me le dire par après, pour me sonder. Concernant cette invitation, j'avais donc été trompé au meilleur sens de ce terme, au sens où une telle tromperie ne peut être que le fait d'un sujet, et d'un sujet qui souhaite bel et bien quelque chose. Si, avec Thomas Bernhardt, on admet que « la méfiance est justifiée », quoi de mieux ajusté, avant de demander à quelqu'un de se soumettre à cet exercice de la présentation de malade, un exercice difficile s'il en est et aux enjeux non négligeables, que de vérifier si une certaine confiance peut effectivement être accordée à ce quelqu'un ?
La présentation de malades soulève des discussions où chacun paraît, là plus qu'ailleurs, tenir mordicus à ses préjugés. Au sortir d'une présentation de Lacan, parlant avec un de ceux qui y assistaient, je me souviens avoir émis, quelque doute sur le fait que c'était en tant que psychanalyste que Lacan s'y consacrait. Ces réserves, mon interlocuteur ne me les a jamais pardonnées ! Il est d'ailleurs éminemment question de se faire pardonner quant on s'aventure à présenter un malade, et Lacan le savait, lui qui faisait de ce pardon accordé par chacun du public le trait distinctif de sa sélection dudit public. Il n'empêche, je reste avec beaucoup de mal quant à pardonner à Lacan une certaine présentation d'un transsexuel.
Je n'étais pas Lacan, et la demande qui m'était faite était, heureusement, elle aussi singulière. Où donc était la demande, lorsque Lacan présentait un malade ? On ne saurait exclure que la demande était de son côté, était sienne, celle donc du présentant. Chez Lanteri-Laura, rien de tel. Il était clair d'emblée que la demande venait de l'équipe médicale, principalement de l'équipe médicale, et nous touchons là au point d'hommage que je souhaite lui rendre aujourd'hui. Je ne sais que peu de chose sur la façon dont son service fonctionnait. Mais je sais ceci : son service était un lieu psychiatrique où l'équipe médicale pouvait s'autoriser à ne pas savoir, à ne pas trop savoir, à se reconnaître embarrassée par tel et tel malade, à demander un avis extérieur, qui plus est non médical. Le fait est sans doute plus rare qu'on ne l'imagine généralement. Et précieux, et très précieux s'agissant de la folie. Qu'une telle chose ait eu lieu évoque la réponse que Wittgenstein fit un jour à l'un de ses élèves et amis. Cet homme, encore jeune, avait fait des études de théologie, puis de philosophie, et suivait le cours de Wittgenstein à Cambridge. Et voici qu'un certain jour, il décide d'aller poser à Wittgenstein la question qui, depuis longtemps lui tenait au ventre, peut être son vœu le plus cher : « À votre avis, lui demanda-t-il sur un ton qui indiquait que cet avis allait compter, puis-je maintenant réaliser mon vœu, fort ancien, d'être psychiatre ? » Réponse : « Oui, vous pouvez entreprendre ces études et exercer ce métier, car vous n'ignorez pas qu'il y a plus de choses entre ciel et terre que n'en comporte notre philosophie. »
Concernant ce réglage subjectif sur les limites du savoir et la mise en jeu, à chaque fois, d'un non-savoir (et que sait-on de la folie ? et qu'on n'aille pas me dire que la forclusion du nom-du-père en a réglé la question ! Et qu'on aille pas me dire qu'existe une « clinique lacanienne » là où chez Lacan, la clinique est psychanalytique, un point c'est tout !), l'on peut aussi se souvenir de ce mot d'André Gide, dans le hall du théâtre du Vieux-Colombier, alors que l'on venait d'entendre la conférence d'Artaud. Accompagnant son geste de rejeter en arrière sa cape, Gide, d'une voix très forte, déclara : « Nous sommes tous des Jean-foutre ! » Pouvait-on mieux faire place aux propos d'Artaud ? Mieux dire notre ignorance et à notre désarroi face à la folie ?
Cela s'appelle, avec Nicolas de Cuse, « docte ignorance », dont Georges Lanteri-Laura était habité. Mais aussi qu'il aura su mettre en jeu dans son service, qu'il avait rendue là effective (je ne suis pas sûr, loin s'en faut, que Jacques Lacan, dans son école, y soit parvenu). Or la chose tenait à lui, essentiellement à lui, à sa personne. Tant et si bien que cette présentation de malades devait cesser au moment où lui-même prit sa retraite.
Permettez une remarque encore à propos de cette présentation de malades. Dans la mesure où chaque présentation de malade prend son départ d'une demande du médecin sur fond de docte ignorance, dans la mesure où, si elle a effet d'enseignement, ce n'est pourtant pas d'enseigner qu'il s'agit (et moins encore de présenter un tableau clinique conforme au manuel de psychiatrie ou à la théorie clinique en vogue), dans la mesure où il s'agit chaque fois d'un problème dans sa singularité, d'une question chaque fois unique, une présentation de malade peut échouer, n'aboutir à rien. Et cela s'est produit, s'est produit plus d'une fois. Que veut dire qu'elle réussisse ? Je crois que cela ne veut rien dire d'autre que le fait que, déjà dans l'échange lui-même avec le malade, la façon dont s'était trouvé jusque-là problématisé son cas par ses interlocuteurs se trouve modifiée ou, plus exactement, déplacée. On croyait savoir que la question était là ; on s'aperçoit qu'elle est ailleurs, et donc différente. Ce n'est pas grand-chose ; et c'est beaucoup.
Ainsi cette présentation comportait-elle, en son dispositif, trois moments. Tout d'abord le médecin en charge du patient, ou parfois le psychologue, ou bien un infirmier, formulait, hors présence du patient, la question qui, à ses yeux, se posait. Dans un second temps, je m'entretenais avec ce patient, en présence de l'équipe médicale et de quelques autres, peu nombreux. Puis, une fois le patient sorti de la salle, nous conversions, à vrai dire souvent fort peu de temps, car, dans le meilleur cas, le déplacement de la problématique avait été sensible à chacun au cours même de l'entretien.
Et c'est donc grâce à ce dispositif en trois temps que quelque chose m'est d'abord apparu comme une surprise avant que de se trouver confirmé un certain nombre de fois par la suite. Assez souvent ce que j'avais été amené à faire valoir dans l'entretien en tentant de coler au plus près aux propos du malade rencontrait l'accord de Georges Lanteri-Laura, tandis que les lacaniens qui fréquentaient le service n'y reconnaissaient pas leurs coordonnées, pas non plus leurs conclusions sur le cas. Nos formations respectives avaient été si différentes que j'étais, à chaque fois, très étonné. À vrai dire, je n'ai vécu pareille expérience qu'avec une seule autre personne : Conrad Stein.
Autrement dit, cette imprévue convergence entre ma pratique de la présentation et la pratique phénoménologique de Georges Lanteri-Laura, produisait, comme à propos de l'accueil réservé à son livre sur l'hallucination, un clivage chez les lacaniens. Il n'y a aucune raison de supposer qu'il ait d'une quelconque façon voulu cette partition. À elle seule sa manière d'être, de « se tenir », dirais-je, à elle seule son ouverture la produisit.
Je reçois ces faits réitérés comme une question qu'en acte Georges Lanteri Laura nous posait, une question actuelle, celle de cette docte ignorance qui fait clivage et qui, remarquablement, ne recouvre pas l'opposition psychiatrie / psychanalyse. En hommage aujourd'hui à Georges Lanteri-Laura, je la propose à votre méditation.
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