complément à l'ouvrage "L'ENFANT ET SES TRAUMATISMES"

Pierre Kammerer L enfant et ses traumatismes

Pierre Kammerer a bien voulu nous confier ce complément à son ouvrage « L’enfant et ses traumatismes » qui constitue une forme de réponse à certaines des observations que j’ai formulé lors de mon commentaire de son ouvrage. Je tiens ici à l’en remercier. P.Kammerer a présenté ce travail lors d’une rencontre organisée par l’association « Les ateliers de Psychanalyse »

LLV

L’ENFANT ET SES TRAUMATISMES

Quand trop de réel sature la cure :

Règle d’abstinence et Loi Symbolique

Un point de débat pour notre séance :

Les actes de l’analyste à l’extérieur des séances, actes que j’ai posés en fonction du transfert dont j’étais investi.

Plus que les autres, quatre cures m’ont amené à un certain écart par rapport à la technique classique : celles d’Aurélie, de Marc, de Juan et de Florian. Elles m’ont parfois amené à ramener dans les séances un matériel clivé par le sujet et à intervenir dans la réalité extérieure à l’espace du bureau et au temps consacré à chaque séance.

Je vais donc rappeler ce que nous propose la règle d’abstinence.

Puis je vais expliciter comment, dans certaines de ces cures saturées par le réel de la violence, il m’a fallu être très attentif à un phénomène particulier : Le fait que l’analyste est invité à prendre la place dans la cure, de celui qui, lors du trauma, a été absent. De celui qui aurait du empêcher le trauma mais qui n’était pas suffisamment traversé par la Loi Symbolique pour le faire. La mère d’Aurélie, la mère de Florian.

Tenir la place de celui qui, lors du trauma, a permis ce trauma parce qu’il a été absent par défaut d’enracinement dans la Loi Symbolique, cela entraine l’exigence pour l’analyste d’apparaitre explicitement, tout au long de la cure, comme un très visible traducteur de la Loi Symbolique : cette Loi qui interdit le meurtre et l’inceste et tous leurs dérivés pervers. Il se doit d’interdire, autant qu’il le peut, le retour du trauma dans les séances, mais aussi dans la réalité. Car comme le répète souvent Heitor O de Macedo : « ce qui est important dans une cure, c’est ce qui ne se répète pas. » Qui ne se répète pas auprès de l’analyste parce qu’il est, lui, traversé par la Loi Symbolique.1 

L’enjeu de la cure est que ces sujets puissent se donner un point de vue éthique sur ces traumatismes qu’ils ont subi : un point de vue à travers lequel ils puissent juger et condamner l’agent du trauma pour restituer, en eux-mêmes, l’enracinement dans la Loi Symbolique, notamment en remaniant leur identification première à l’agent du délit. Comme l’ont fait Aurélie, Juan et Florian.

De quoi nous protège la technique… ?

Elle vise à nous empêcher de vouloir le mieux pour nos patients et à vouloir que ce mieux passe par nous, ce qui nous pousserait à nous « mettre à toutes les places » au risque de ne plus être à celle de l’analyste. Elle vise à tempérer les postions maniaques que nous sommes tentés de prendre lorsque le tâche nous parait très lourde.

Et c’est pourquoi elle indique un cadre qui définit et limite les qualités de présence d’un thérapeute à ses analysants. Ce cadre va permettre à celui-ci d’interpréter les mouvements psychiques de son patient canalisés dans la névrose de transfert qui se déploie dans les séances.

Ce que dit aussi la théorie de la technique c’est que l’analyste doit s’abstenir d’intervenir dans la réalité du sujet, car il apparaitrait ,dans ce cas, selon ses convictions personnelles et idéologiques ou ses caractéristiques sociales. Et alors les fantasmes les plus étrangers ou contraires à ces convictions et caractéristiques ne pourrait plus lui être adressés par son patient.

Voilà pour la Règle d’abstinence et le cadre . C’est vis-à-vis d’eux que j’aurai à m’expliquer de mes interventions dans la réalité. Mais je rappelle au passage que Freud avait proposé « des règles à titre de conseils » tout en s’abstenant de revendiquer pour elles un caractère obligatoire et inconditionnel » ( S.Freud La technique psychanalytique. Sur l’engagement du traitement. P.163).

Deux mots de la Loi Symbolique, maintenant telle que l’analyste doit en être le traducteur dans les séances. Elle est le support de toute sa présence et, de son éthique, bien-sûr, mais en séance, il peut,de plus , avoir à s’en montrer le traducteur explicite lorsque le jeu relationnel l’implique dans un scénario relationnel morbide que le patient vient à rééditer dans la cure.

Entrant dans le scénario, l’analyste doit résister en esprit et en actes à répéter les répliques perverses ou traumatiques qui lui sont attribuées par le scénario véhiculé par la maladie psychique. S’il y résiste, c’est parce que la Loi Symbolique l’exige. Et lorsqu’il lui arrive de reprendre ce scénario morbide pour le mettre en scène dans un jeu de rôle formel, c’est à la condition de dire que « c’est pour de faux » et c’est pour examiner avec l’enfant les conséquences de ce scénario, au regard de la Loi Symbolique.

Or il arrive que ce même scénario se déroule ailleurs que dans l’espace des séances mais il serait abusif de considérer qu’il ne concerne pas la cure ni l’analyste. Et c’est dans ces circonstances que j’ai cru bon d’intervenir dans cette réalité extérieure aux séances, là où le scénario morbide issu du traumatisme se déchainait, notamment dans le cas de Florian.

L’analyste invité à la place d’agent du trauma :

Tout commence avec Ferenczi, initiateur de la clinique du trauma, qui nous a annoncé cette invitation. Invitation à laquelle l’analyste va devoir se refuser en refusant d’entrer dans la répétition pour choisir l’interprétation.

J’ai pu le vérifier auprès d’Aurélie,enfant maltraitée par son père, qui ne disposait que de deux identifications :celle à la victime qu’elle avait été et celle à son père « meurtrier » ». Elle m’a convoqué à un corps à corps violent par le biais du refus d’une règle : celle de laisser ici le dessin qu’elle avait fait en séance. Il s’agissait inconsciemment, pour elle, de ravaler notre relation à un rapport violent de domination vécu à son détriment, comme lorsqu’elle était victime des violences paternelles. Entré dans ce scénario d’Aurélie, j’ai su faire un pas de côté, j’ai su ne pas y répéter la même réplique traumatique que son père, ce qui a ouvert sur un transfert paternel inaugural et oedipien. Et c’est cet investissement qui lui aura permis de découvrir ,puis de quitter son identification à son père meurtrier.

L’invitation faite à l’analyste de prendre la place de l’absent du moment du traumatisme :

Mais si tout commence avec Ferenczi, tout continue avec Heitor O de Macedo, lorsque celui-ci met en avant que, pour qu’il y ait eu un trauma, il faut qu’il y ait eu, aussi, un absent.

Cet absent, c’est celui qui, s’il avait été là et référé à la Loi Symbolique, aurait interdit le trauma. C’est à la place de cet absent que l’analyste, lui, doit se tenir bien présent. A l’analyste de trouver un mode de présence qui le signifie.2.

Enseigné par cet analyste, je me suis souvent souvenu, en recevant ces sujets traumatisés, du fait que le traumatisme s’était produit dans le contexte d’un environnement défaillant qui les avait privés d’un échange de pensée sur l’évènement, tandis que, faute de partage, leurs émotions s’étaient trouvées « gelées ». C’est pourquoi j’ai eu à cœur, dès la première rencontre, de témoigner de ce que, avec moi, on allait pouvoir penser ensemble les questions les plus inquiétantes et qu’on allait pouvoir s’émouvoir ensemble.

Ainsi, dès les premières séances, j’ai pris partie pour Aurélie, partagé sa souffrance et dénoncé l’injustice qu’elle avait subie. A cette enfant métisse, dépréciée parce que « moche » aux yeux de son père du fait de sa peau plus brune que celle de sa sœur, j’ai, dès la première séance, proposé une boulette de pâte à modeler mélangée de blanc et d’orangé que j’ai nommé « peau dorée ». L’or étant l’indice du plus grand prix. Il n’y avait eu personne pour rassurer cette enfant encore effectivement laide, sur la beauté de sa peau et je me suis rendu présent dès mon accueil, sur ce thème.

Lorsqu’elle eut dépassé les craintes d’être rattrapé auprès de moi par un scénario qui aurait répété la maltraitance de son père, elle réclama ma présence là où celui-ci avait été absent pour elle : ma présence comme partenaire pour des fantasmes oedipiens. Son père avait été totalement absent de cette place pour elle. Aurélie a su m’y rendre présent : je n’ai pas refusé qu’elle passe quelques instants sur mes genoux quand sa sœur était sur ceux de sa mère qui me parlait. Et, lorsque, découvrant que je savais  « faire les enfants », elle me demanda si je lui apprendrai à en faire, j’ai répondu « bien-sûr ».

Ainsi, auprès de Marc, resté sidéré par l’incarcération de son père pour abus sexuel sur l’une de ses sœurs, j’ai exprimé que je connaissais bien cette question pour l’avoir souvent rencontrée auprès de certains détenus, en prison, et que nous trouverions des réponses. Sur ce thème, Marc n’avait rencontré jusqu’alors que des absents de la pensée.

Ainsi Florian mettait déjà en actes les fantasmes issus du meurtre de sa sœur par son géniteur,meurtre qui lui avait été caché. Et ses parent restaient englués dans l’horreur et la culpabilité .J’ai fait acte de présence et j’ai soutenu que cette réalité devait être mise en parole et pouvait être pensée consciemment, car « ce qu’on ne peut pas dire, on ne peut le taire3. » Puis j’ai fait à Florian une révélation de ce meurtre , devant sa mère et son beau-père, pour qu’ils restent présents les uns aux autres lorsqu’ils auraient besoin de s’en parler. Après six mois d’absence, c’est Florian lui-même qui a voulu me revoir, avec ces paroles : « moi je veux qu’on me dise la vérité. »

« Il faut que le patient puisse faire une longue expérience de la présence et de la fiabilité de l’analyste qui, dans le transfert, occupe la place d’un autre qui fut jadis absent.4 » Ce type de présence m’a conduit à poser des actes dans la réalité externe aux séances.

Ce fut parfois « simplement » depuis ma volonté que la vie quotidienne de l’enfant se déroule de manière à ne pas empêcher le travail de pensée que lui demandait son analyse.Comme lorsque j’ai demandé à la mère d’Aurélie d’encadrer par deux plages horaires fixes dans la semaine les appels téléphoniques de leur père à ses filles. Jusqu’alors ces appels avaient été harcelants, intempestifs et imprévisibles.Ainsi,ils répétaient l’effraction toute-puissante de cet homme sur le corps d’Aurélie.Et ils l’empêchaient de disposer de sa pensée pour remanier ses propres représentations de son père.

Intervenant ainsi dans la réalité, je prenais déjà exactement la place d’une absente, celle de la mère d’Aurélie qui était restée si longtemps sans protéger sa fille. Et j’indiquais à cette mère la place qu’elle avait à tenir aujourd’hui, référée cette fois à la Loi Symbolique : celle d’interdire le retour du trauma.

Je me suis rendu présent auprès de Marc, honteux de s’être découvert fils d’un homme pédophile et incestueux dont il devait cacher le séjour en prison. S’il y avait eu un absent, lors du trauma auprès de Marc, c’est bien un personnage qui lui aurait signifié que son père ne pouvait être réduit à cet acte. C’est pourquoi j’ai été faire en prison l’entretien que je faisais, au CMPP, avec tous les pères de tous mes patients. Intervention dans la réalité, mais indispensable pour restaurer chez Marc un narcissisme de filiation suffisamment fort pour qu’il puisse évoquer sa question : « Et si, moi aussi, je n’avais pas intégré l’interdit de l’inceste ? » Question qui, sinon, aurait pu rester refoulée pour toujours sous l’effet de la honte.

Me tenir présent là où un personnage majeur du moment du trauma avait été absent, c’est aussi ce qui m’a conduit à intervenir dans la réalité judiciaire qui risquait d’imposer à Florian de se rendre aux visites au cours desquelles il serait obligé de rencontrer son géniteur meurtrier.

Le trouvant très anormalement agité et anxieux,comme en danger de mort,j’avais enquêté et découvert qu’il y avait alors déjà été soumis, hors de toute légalité, avec ordre de n’en rien dire à ses parents. Il m’est apparu que, dans cette réalité dont florian faisait le récit, c’était la scène même du meurtre qui était rééditée : hors-la-loi, un meurtrier s’imposait à un enfant parce qu’il était son géniteur et lui imposait la terreur et le silence. L’enfant éprouvait être en danger de mort et sa mère ne savait si elle pourrait le protéger. Sur la demande de Florian et de celle-ci, j’ai donc adressé au Juge des Affaires familiales une lettre très motivée pour que ce droit de visite soit supprimé. Il l’a été. Puis j’ai reçu la grand-mère paternelle et le géniteur de Florian pour leur donner les raisons de mon intervention. Et Florian l’a su. Peut-être suis-je apparu comme un rempart fondé sur la Loi Symbolique entre lui-même et un meurtrier. Ce meurtrier fut-il son géniteur et eut-il été libéré de prison.J’ai empêché ces rencontres qui terrorisaient Florian car elles auraient empêché que nous nous occupions de son identification au meurtrier.

Ce faisant, j’ai tenu exactement la place dont sa mère avait été absente lors du meurtre de la sœur de Florian. Si j’avais refusé ma présence active en refusant d’écrire au Juge, je me serais absenté, dans le transfert, en tant que référent de la Loi Symbolique. Pire, peut-être aurai-je laissé croire que tout géniteur a des droits sur sa créature , qu’il se conduise comme un père ou non. A moins que je ne sois apparu comme terrorisé, moi aussi, par cet homme, ce qui aurait renforcé l’angoisse de Florian.

C’est également ce qui se serait passé si j’avais renvoyé cette intervention sur un autre partenaire du CMPP (équipe de consultation). Mais j’avais bien conscience, en intervenant dans la réalité judiciaire, de prendre le risque même dont veut nous protéger la règle d’abstinence. En clair : ayant manifesté de manière aussi vigoureuse mon opposition totale au meurtrier (et non pas seulement au meurtre) j’aurais pu avoir interdit à tout jamais à Florian de venir mettre au travail dans les séances sa propre identification au meurtrier . Et toute la cure aurait perdu son objet.

Je savais courir ce risque. La suite de la cure m’a donné raison puisque c’est après mon intervention auprés du juge que Florian est venu travailler activement son conflit interne .Ce conflit qui tantôt le conduisait ,dans nos jeux de rôle, à revendiquer l’identité de capitaine des pompiers maitrisant un forcené avant qu’il ne commette un meurtre et tantôt le conduisait à prendre l’identité du Directeur qui insistait pour que le journaliste que j’étais, accepte de détenir un « permis de tuer » et de s’en servir !

Que je me sois opposé avec succès à l’emprise fantasmée meurtrière de son géniteur sur lui, a sans doute fait de moi, dans le transfert, une figure qui pourrait contenir la propre violence conduite par les pulsions meurtrières, insuffisamment barrées , de Florian.

Il s’est sans doute simplement confirmé ici ce que les théoriciens de la psychothérapie institutionnelle nous ont montré : que l’on peut jouer plusieurs rôles sans quitter sa fonction.

Enjeux de telles cures :

Que permet la cure lorsque l’analyste se tient présent adossé à la Loi Symbolique et la traduisant en lieu et place où un personnage essentiel pour l’enfant avait été absent au moment du trauma ?

Elle permet que l’analysant se donne un point de vue sur le trauma, sur son agent et sur l’absent. Un point de vue sur le trauma, fondé sur sa rencontre avec la Loi Symbolique figurée par l’analyste , lui permet de se dire qui a été défaillant à l’égard de la Loi Symbolique et qui ne l’a pas été . Ainsi échappe-t-il à la honte et à la culpabilité,comme à l’identification à l’agresseur ou au masochisme.

C’est ce que fait Aurélie lorsqu’elle s’écrie : à cinq mois et demi… mon père… de vrais mauvais traitements ! » Ainsi elle aura trouvé un point de vue depuis lequel condamner son père. De ce fait, elle cessera de s’en fantasmer l’infirmière potentielle. De ce fait , son identification imaginaire à un père maltraitant lui deviendra conflictuelle , et elle la remaniera… De ce fait, elle pourra inscrire ses fantasmes oedipiens sur les vecteurs du désir et de la tendresse et se trouvera protégée, dés lors, d’aller aimer plus tard, des hommes pathologiques.

Marc aussi se donne un point de vue, vis-à-vis de son père transgresseur de l’interdit de l’inceste. Marc ne s’est pas cantonné au jugement qu’avait produit la justice, il ne s’est pas rangé au discours social qui condamnait son père et blessait son narcissisme de filiation. Nourri des exigences de la Loi Symbolique, mais aussi nourri de nouvelles informations concernant la transmission intergénérationnelle et inconsciente des représentations traumatiques, il s’est donné un point de vue, c’est-à-dire une interprétation qui a fait de son père un homme soumis à la condition humaine. Et à la perversion à laquelle il tenait à ne pas ressembler. Et de ce point de vue, il a condamné son grand-père paternel, violeur de sa belle-fille puis du père de Marc. C’est à celui-ci qui, le premier avait bafoué la Loi Symbolique que Marc a adressé sa colère et son indignation.

Juan, lui , s’est donné un point de vue sur son « enfance en deux parties ». Et il a remanié son identification à son père de naissance démissionnaire lorsqu’il a abordé l’histoire de sa première enfance. La posture éducative de ses parents adoptifs traversés par la Loi Symbolique, l’y a soutenu, en même temps que sa cure.

Quant à Florian , le point de vue qu’il a adopté non seulement sur le traumatisme du meurtre de sa sœur mais aussi sur l’hypothèse qu’il reste potentiellement meurtrier à son tour , lui a demandé un remaniement pulsionnel qui fut exigé par moi et obtenu grâce au transfert.

C’est pourquoi je vais en faire part maintenant.

Les actes de l’analyste dans la réalité, depuis un matériel clivé vis-à-vis des séances :

J. Lacan appelle « monstrations » les mises en actes qui recèlent un sens, un sens dont le sujet ne dispose pas consciemment. Un sens dont il attend que celui qu’il prend à témoin parle avec lui.

C’est sur le champ scolaire que Florian mettait en actes la scène de l’interdit transgressé du meurtre. Interdit de meurtre non intégré par Florian,enfant pré-psychopathe, susceptible de le bafouer, lui aussi , un jour. Car, dans ces « monstrations », Florian figurait le meurtrier. Rappelons-nous : il jetait à terre un enfant plus petit et, sautant à pieds joints sur ses reins, il regardait dans les yeux sa jeune maitresse terrorisée pour lui crier : « celui-là je vais le tuer ! ».

Visiblement , le matériel concerné par la cure débordait l’espace des séances. Matériel clivé, d’ailleurs par rapport à celui livré en séance où, à cette époque, l’alliance transférentielle paraissait positive… au prix, justement, de ce clivage.

J’aurais pu choisir de n’en rien savoir, le champ scolaire n’étant pas le mien. Mais les enfants reçus en CMPP le sont souvent à la demande des enseignants et les psychologues , tout comme les assistantes sociales des deux institutions ont des échanges. Le psychanalyste de l’enfant peut chercher à rester totalement à l’écart de ce dispositif, ce n’est pas pour autant que l’enfant le voit comme totalement à l’écart. D’autant plus que, dans certaines situations, l’enfant a entendu que c’est parce que les troubles de son comportement perturbent la classe qu’il lui est proposé une analyse.

Il reste que c’est moi qui, exceptionnellement, me suis rendu à l’école (apprenant que Florian ne va plus y garder sa place) pour découvrir un matériel tout à fait clivé de celui qu’il apporte en séance, celui où il « tue » les plus petits ! Si Florian maintenait ce matériel clivé, c’est sans doute qu’il croyait trop dangereux de me l’apporter. Mais s’il le mettait en scène avec tant d’ardeur auprès de partenaires scolaires qui pouvaient me l’apporter, c’est peut-être aussi qu’il aurait voulu que j’en devienne le destinataire. Et que j’en fasse quelque chose, quelque chose selon le transfert dont Florian m’investissait.

Car , du fait de cette « monstration » qui le voyait mettre en scène son identification à son géniteur meurtrier, Florian allait être orienté vers une institution de pédopsychiatrie où, pensait-il, allaient les enfants fous. Les enfants fous, donc les enfants potentiellement meurtriers puisque nous avions établi que c’était dans « un moment de folie meurtrière »(telle avait été ma formulation) que son géniteur avait tué sa sœur. L’entrée dans cet établissement aurait entrainé la fin de l’analyse, sans donner la moindre garantie qu’il y serait soigné. La « monstration » de Florian pouvait d’ailleurs recéler deux questions :

- Quelqu’un pourrait-il m’ interdire la jouissance du meurtre ?

Avec son corollaire :

- Le fils d’un fou meurtrier ne doit-il pas rejoindre le lot des « fous meurtriers » ?

Que me restait-il à faire ?

En présence de sa mère et de son beau-père j’ai rapporté à Florian ce que j’avais appris en interprétant que, vis-à-vis des plus petits, ce qu’il mettait en scène et en actes était un meurtre. Et j’ai interdit ce meurtre dans la réalité. Une interprétation ne suffit pas toujours, il faut parfois que l’analyste figure. Qu’il figure un garant de la Loi symbolique.

J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur la menace d’une sanction dans la réalité. Une sanction qui semblait lui signifier que lorsqu’on se conduit comme un fou, on est traité comme un fou. Fou meurtrier ou autre… Cette menace d’une orientation que je ne voulais pas pour Florian, m’aidait tout de même quant à délivrer la castration humanisante que j’avais à délivrer.

A la question que je lui ai posée , devant ses parents , d’accepter cette orientation, Florian a répondu : « Non ! Avec eux je suis sûr de devenir une racaille ! » Et à celle lui demandant par quel moyen garder sa place dans sa classe actuelle, il s’est écrié spontanément : « en arrêtant de taper les plus petits. » J’ai précisé à Florian que s’il ne le faisait pas, je n’aurais aucun pouvoir pour lui éviter cette orientation. Puis j’ai encouragé ses parents à refuser cette dernière puisque Florian avait donné sa parole.

Et tandis que, pendant des mois, je m’abstenais de recevoir de l’école quelque nouvelle que ce soit, Florian s’engageait dans l’intégration de l’interdit de meurtre et en payait le prix en termes de refoulement. Il cessa dès lors ses violences. Ses représentations meurtrières agies gardèrent le devant de la scène mais, cette fois, dans des jeux psychodramatiques, en séance, intégrées et contenues dans l’espace de l’imaginaire. Ainsi Florian avait-il reçu la réponse à sa seconde question qui était : « le fils d’un fou meurtrier doit-il rejoindre le lot des fous meurtriers ? ». Cette réponse était que non, mais que cela relevait de sa responsabilité et de sa volonté.

Je dois dire que j’étais très dubitatif. Ainsi je sous-estimais donc la puissance du transfert de Florian sur moi.

Au vu de la suite de son analyse, je me suis forgé deux convictions :

Celle que c’était tout de même « pour moi » et du fait de l’avancée de la cure que Florian, dans l’espace scolaire, mettait en scène et en actes ce qui l’agitait. Il ne m’en parlait pas, mais sans doute attendait-il inconsciemment que, du fait des liens entre l’institution scolaire et le CMPP, je finisse par devenir un précieux dépositaire des questions adressées par sa « monstration ». Et sans doute, du fait du transfert, me faisait-il le crédit de savoir les traiter avec lui.

Mais que figurais-je, dans ce transfert, après ces quatre premières années de cure ?

Quelqu’un auprès de qui élaborer les représentations inconscientes issues du drame d’être né d’un géniteur meurtrier, bien sûr. Mais sans doute figurais-je surtout celui qui avait déjà témoigné de ce que la Loi Symbolique était Sa Loi. Je l’avais fait dans nos dialogues et nos jeux de rôles, mais j’en avais aussi témoigné lors de mon précédent engagement dans la réalité judiciaire, lorsque j’avais fait en sorte que Florian ne soit pas soumis, par une décision de justice, à la volonté de son géniteur de le rencontrer : Lorsque j’avais fait en sorte que Florian puisse réfuter toute filiation imaginaire et symbolique à l’égard de cet homme. Car c’est au mépris de la Loi Symbolique qu’aurait été établi par la justice, si je ne m’y étais opposé, une équivalence entre engendrement et paternité. Confusion dont Florian lui-même avait d’ailleurs fait état lorsqu’il avait dit : « comme c’était mon père, je croyais qu’il avait le droit ! ».

Si à l’époque je m’étais abstenu de toute intervention en direction de la justice, je n’aurais sans doute jamais été légitimé, dans le transfert de Florian, comme celui qui était fondé pour interdire le meurtre chez celui-ci.

- Ma seconde conviction, c’est que cette décision d’orientation, suggérée par Florian du fait de ses passages à l’acte aussi violents que signifiants, ne pouvait pas se traiter hors de ses implications transférentielles.Celui qui pouvait le faire c’était celui qui était dans le transfert et qui pouvait relier avec Florian ses troubles du comportement avec son histoire traumatique rééditée dans la cure.

Si j’avais fait une confusion quant à la Règle d’abstinence, je me serais absenté. Et j’aurais abandonné à une autre instance le soin de traiter un matériel qui, pour être clivé, n’en était pas moins partie prenante de toute la cure de Florian avec moi. Or cette instance pédagogique n’était pas investie transférentiellement par Florian. Son propos n’aurait donc eu aucun effet de mutation intrapsychique sur lui. La Règle d’abstinence mal comprise m’aurait conduit à m’abstenir de toute référence à la Loi Symbolique. Comment l’analyse aurait-elle pu, alors, se poursuivre ?

Pour conclure je rapporterai les propos d’un ami analyste lyonnais lors d’une une conférence sur la Règle d’abstinence : « Mais en fait,que peut-il se passer,dans ces moments ,pour un analyste ?.Ce qu’il dit et fait lui échappe complètement. Il suit la necessité de ce que son analysant met en place dans le transfert et dans la résistance pour être-n’être pas entendu. C’est à cet endroit que la vraie abstinence prend toute sa dimension….La vraie abstinence est une disposition qui nous permet d’entendre en priorité l’intérêt de nos analysants au-delà de l’analyse psychanalytiquement correcte « ( Eric Van Der Stegen « De l’abstinence et de la technique en Psychanalyse ». Inédit ) .

Pierre KAMMERER

37 RUE JEAN MACÉ

38000 GRENOBLE

  • 1.

    HeitorO de Macedo : Lettres à une jeune psychanalyste. Ed Stock. 2008

  • 2.

    Heitor O de Macedo. L’œuvre du transfert. Communication aux douzièmes journées de la C.R.I.E.E : La fabrique du soin : création et démocratie. Juin 2010, Reims.

  • 3.

    Françoise Davoine, Jean-Max Gaudillière. Histoire et trauma. Ed. Stock. 2004

  • 4.

    Heitor O de Macedo. Communication aux douzièmes journées de la C.R.I.E.E