L'enfant devant la loi

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L'enfant devant la loi

Quatrième colloque de l'A.L.E.P.H.

Tourcoing, Métropole Lilloise, Samedi, 15 mars 2003

Un garçon de dix ans emprisonné, malgré les protestations de ses parents, pour avoir joué au docteur avec sa petite sœur ; des enfants d'un âge plus tendreencore, amenés devant un juge parce qu'ils ont fait l'école buissonnière ; des handicapés mentaux, condamnés à mort et exécutés pour meurtre après avoir assisté à leur procès dont ils ne comprenaient guère les enjeux…1 Mais tout cela , direz-vous, ne peut évidemment se passer qu'aux États-Unis, pas chez nous.

En effet, la répression brutale de la délinquance infantile est couramment pratiquée par la plus grande puissance démocratique du monde qui montre souvent le chemin aux autres nations. Les Américains ne se font plus guère d'illusions sur la capacité de parents en difficulté psychique, sociale ou économique à raisonner leur progéniture à la dérive. C'est pourquoi le policier, le juge ou le maton se substituent sans états d'âme aux parents carents. Or, ces pratiques ont d'emblée inspiré le législateur français. La nouvelle loi sur la délinquance mineure (loi Perben), votée cet automne à l'Assemblée, ne met-elle pas en cause « la primauté de l'éducatif sur la répression » ? Déjà le gouvernement Jospin avait prôné, sur sa fin, la création de centres fermés pour les enfants. En attendant la construction des établissements pénitentiaires spécialisés promis par la chancellerie, des mineurs de 13 à 16 ans continueront à être enfermés dans des prisons où règne la violence. Les autorités ne semblent pas avoir tiré les conséquences nécessaires de l'erreur de justice qui a envoyé Patrick Dils, âgé de 16 ans, dans l'enfer pénitentiaire. Il n'avait pas commis le double infanticide atroce dont il fut accusé. À sa sortie, il témoigna des viols qu'il avait subis dès son incarcération.

La psychanalyse des enfants n'a jamais péché par angélisme. En explorant la sexualité infantile, Freud mit définitivement en cause, au grand dam des bien-pensants, Jung en tête, la fameuse innocence de l'enfant. Mélanie Klein alla encore plus loin : déchiffrant les fantasmes infantiles dans les jeux de ses petits patients, elle s'aperçut que ceux-ci étaient saisis d'angoisse devant la loi du talion. Déjà le nourrisson, en agressant imaginairement le sein de sa mère ou le contenu de son ventre pour atteindre ses rivaux, craint la vengeance de ceux-ci.

Induit à ses premières expériences de jouissance par les soins maternels, l'enfant investit très tôt son propre corps comme un objet érotique, ce que Freud a appelé le « narcissisme ». Or le petit homme ou la petite femme ne disposent pas encore de l'appareil du langage pour nommer leurs sensations auto-érotiques aux moments où celles-ci les envahissent pour la première fois. L'échec de leurs recherches sexuelles – D'où viennent les enfants ? Les femmes ont-elles un pénis ? – les jette dans un désarroi profond. La rencontre, souvent manquée, avec la sexualité se fait en deux temps. C'est en effet seulement à la puberté que les expériences infantiles, incomprises à l'époque, peuvent être interprétées par l'adolescent. Interprétation souvent chargée de la culpabilité que le surmoi, héritier du complexe d'Œdipe, impose désormais au sujet. Freud a déplié le paradoxe du surmoi : plus on lui obéit, plus on se sent coupable. Cette culpabilité pousse à la délinquance, voire au crime, comme l'ont observé les premiers analystes - August Aichhorn, Franz Alexander ou Kate Friedlaender notamment - qui se sont intéressés à « la jeunesse à l'abandon ».

À vrai dire, la loi prend l'enfant dans ses rets avant même qu'il ne soit né. De quelle loi parlons-nous ici ? Non plus de la loi positive mais de la loi symbolique, celle qui interdit l'inceste et fonde la parenté. Or, pour être incorporée par le sujet, cette loi doit être représentée. C'est la fonction dévolue par Lacan au Nom-du-Père, qui peut être incarné dans divers supports. Le sujet entre en conflit avec la loi : c'est pourquoi le représentant psychique de la loi (le « Nom-du-Père ») ou sa sanction (la castration) peuvent être refoulés, déniés ou forclos. Lors des premières crises de sa vie, le sujet devra donc faire face au retour de cette loi conditionné par la forme de son refus précédent. La loi refoulée se manifestera sous la forme d'un symptôme névrotique ; la loi déniée comme perversion ; la loi forclose sous la forme d'une psychose hallucinatoire.

Nos sociétés démocratiques font aujourd'hui massivement appel à l'État pour qu'il substitue les forces de la répression à l'autorité des parents. Les États européens, ayant eux-mêmes perdu une part de leur souveraineté, s'engouffrent dans la réponse à cet appel. Leur interventionnisme dans les affaires de famille est souvent nécessaire, mais pose aussi le problème d'un ravalement de la loi symbolique à la loi positive.

Car il est vrai que l'on se soucie beaucoup de l'enfant ces temps-ci. Est-il pourtant toujours pressenti comme un vecteur de l'avenir ? Dans les familles intactes, sans doute. Par contre, les enfants issus de familles dissoutes, défaillantes, sans repères, font peur à la société. À la dérive ou, au contraire, gâté, « sacralisé », l'enfant est devenu un être inquiétant qui semble menacer, voire perturber notre paix civile. Avide de sécurité, notre société exige d'être débarrassée de ceux que certains ont nommés les « sauvageons ». Or, les autorités répondent souvent par un calcul politique à cette demande sécuritaire. Qui s'opposerait aux mesures préventives et répressives nécessaires, aux réformes et aux sanctions bien fondées ? Seulement voilà : ces mesures, somme toute policières et pénales, rarement thérapeutiques, sont-elles les bonnes, ne viennent-elles pas trop tard, ne sont-elles pas conçues avant tout pour soulager la société au lieu de sauver les enfants en danger ? Amener un enfant devant un tribunal, le condamner à l'enfermement, n'est-ce pas aussi admettre un terrible échec des adultes, voire de la société entière qui en avait la charge ? Aider cet enfant, devenu le symptôme de notre civilisation pleine de désarroi, demande des approches cliniques nouvelles.

La campagne contre l'enfant délinquant que nous vivons actuellement évoque la remarque de Freud dans sa Science des rêves : « L'enfant est un revenant ». L'enfant délinquant est-il pris dans une répétition « démoniaque2 », celle d'une dette que ses parents n'ont pas payée ? Si c'est le cas, on comprend le goût de notre société pour les solutions répressives. Quoi de plus commode que d'enfermer celui par qui la faute vous revient ?

Or, l'enfant devant la loi n'est pas seulement l'enfant qui l'enfreint. C'est aussi l'enfant-témoin, voire accusateur des abus, des violences et des injustices venant des adultes. Ou encore l'enfant qui, dès la montée du capitalisme, doit vendre son travail et devient un enjeu du marché. Laurent Muchielli, historien et sociologue de la violence, dit : « Nos sociétés d'hyperconsommation, où la télévision est omniprésente, considèrent les enfants de plus en plus comme des adultes3 ». Observation précieuse ! Ce face à face en miroir, cette « confusion de langues4 » entre l'enfant et l'adulte ne peut qu'exacerber leur agressivité réciproque.

L'enfant met donc notre civilisation au défi. Après tout, c'est à son endroit que la science bouleverse nos certitudes séculaires. La bio-technologie, disposant de ressorts toujours plus insolites en matière de procréation, ne met-elle pas en cause le monopole de la génération naturelle ? L'opinion publique réagit avec d'étranges fantasmes à ces bouleversements. Les uns, se croyant progressistes, sont tentés de nier les exigences d'un désir articulé à la castration, considérant que les perversions correspondent mieux à notre civilisation que les névroses. Les autres, nostalgiques du père, reprochent à notre civilisation technique de détruire la loi du désir. La psychanalyse ne saurait se reconnaître dans aucune de ces positions. Elles lui paraissent plutôt symptomatiques du désarroi ambiant. Nous ne saurions éviter de réfléchir sur cet enfant qui doit sa venue au monde au désir de scientifiques qui se prennent parfois pour des démiurges.

L'enfant devant la loi est finalement aussi celui qui nous convoque au tribunal de l'histoire. C'est l'enfant rejeté, l'enfant mourant de faim, l'enfant en survie des grandes villes d'Afrique et d'Asie. Pourrons-nous encore longtemps ignorer sa condition insupportable sans aggraver notre propre malaise dans la civilisation ?

Le quatrième colloque de l'ALEPH mettra la clinique et la théorie psychanalytiques de l'enfant à l'épreuve d'autres savoirs, comme la psychiatrie, le droit, l'éducation, la littérature et la philosophie. On y entendra, outre une série de cas cliniques, des interventions sur la procréation, l'enfant chez Charles Dickens, les bandes d'enfants dans le tiers monde, la délinquance juvénile…

Franz Kaltenbeck


  • 1.

    C'est sous l'impression de ces faits que le conseil de l'A.L.E.P.H. avait proposé, en mars 2001, le thème du présent colloque.

  • 2.

    S. Freud, « Au-delà du principe du plaisir », chapitre II.

  • 3.

    Libération, 6 septembre 2001.

  • 4.

    Sandor Ferenczi, « Confusion des langues entre les adultes et l'enfant », 1932, Psychanalyse, Œuvres complètes t. 4, 1927-1933, Paris, Payot, 1982.