Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (I)

Tableau de Magritte (un homme dont le corps est une cage)

"¡Fuenteovejuna !", c'était le cripoussé par le peuple des émeutiers de la cité de Fuenteovejuna, dans l'ouvrage homonyme de Lope de Vega. "¡Argentina !". C'était parfois le cri que poussaient les gens hier, au milieu des concerts de casserole.  Comme si le nom seul, le nom d'une patrie nébuleuse et mystifiée par les discours chauvinistes, le nom d'une utopie de conquérants espagnols, comme Eldorado(Argentina vient d'argent, et la plupart de l'argent fut trouvé et ravagé au Pérou, pas en l'Argentine), comme si ce nom pouvait à lui seul restituer la figure estompée d'une présence perdue.

Ce n' était pas du chauvinisme, c'était seulement l'expression d'une profonde désorientation.Par contre, le bruit des casseroles, le pillage des supermarchés, les tirs, les corps, les morts et les blessés, la faim, la fureur, le malaise, tout s'accordait.

Dans ce pays-ci, repeuplé par des immigrants, européens pour la plupart, et par des migrants métisses, et gérée depuis toujours par une oligarchie présomptueuse, fainéante et inutile, puis par une classe politique constituée de nouveaux riches, nés d'un affairisme maffieux, la psychanalyse s'est répandue comme une tache d'huile, en s'entremêlant de l'eau de toute sorte de psychothérapies et de modes.

Per via di porre et per via di levare. Mais on a rien laissé pour travailler : le matériel humain est désespéré.

Des petites taches d'huile éparses surnagent dans l'eau qui noie tout le monde, sauf les privilégiés. Un psychanalyste à la tache d'huile navigue dans ses mots et descend, ou remonte la rue, pour donner des coups de casserole, qui évoquent, de loin, les coups de feu des années 70 (30.000 desaparecidos). Parfois ça ressemble aux algarades des matches de football et aux fêtes de fin d'année ; mais il faut réorienter la boussole, de Cristóbal Colón : Il ne s'agit pas de cela !

Mon ancien analyste disait que je basculais du plus haut au plus bas et qu'il ne comprenait pas comment, ayant un style aussi raffiné, je ne croissait pas "naturellement" (vers le haut ? Le "bas" peuple et les classes moyennes sont dans la rue au coude à coude. Un psychanalyste doit mouvoir les Acheronta1 et ne pas s'étonner devant la contradictoire et horrifiante condition humaine.

Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile (II)

"Res", en espagnol, c'est la vache dépecée après être passée par l'abattoir. Pluriel : reses.

Jeu de mots : la res est, c'est à dire : le corps devenu morceau de viande, le corps comme chose (res) est.

Ce qui reste de notre vie, le reste à établir dans sa limite humaine (selon Giorgio Agamben) est devenu chose.

En célébrerons -  nous collectivement les obsèques ? Plus de 25 morts dans la répression en Argentine. Un corps s'affaisse sur le perron du Congrès. Il y a du sang qui se répand au delà de la dimension de l'ombre du corps, comme dit un journaliste inspiré.

Quel est le risque de la vie ?

La psychanalyse n'est-elle pas à jouer dans cette dimension ? Il me semble que oui.

Comment pourrions-nous autrement rendre conscient l'inconscient ou devenir responsable de l'inconscient ? Jouer sa vie ?

À chacun son choix.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (III)

"Le cabochard", c'est comme ça qu'on nomme ici, le sinistre personnage qui a pris la présidence de l'Argentine, après une succession de bluffs, le même qui, lorsqu'il était gouverneur, fut compromis dans l'assassinat du journaliste Cabezas (triste coïncidence de surnom) et l'attentat à l'AMIA (Asociación Mutual Israelita Argentina, 18/7/94: plus de 80 morts et 200 blessés).

Il a de plus, été mouillé dans les tueries des années 76, en qualité de maire. l'Argentine, n'a pas de mémoire. Une analysante, a reprit ses séances en me disant: Il faudra écouter demain le cabochard pour savoir si je pourrai poursuivre mon analyse. C'est vrai, le thème économique et politique envahit tout.C'est le sujet prédominant. Mais l'exagération cache le refoulement, comme l'observe Freud à propos de certains deuils réels, mais un peu marqués.

Elle a en effet jeté à la poubelle certaines analyses (!) médicales, en acte manqué, et, juste au moment de faire l'amour avec son époux, elle s'en est souvenue lui demandant de fouiller les ordures, avec l'aide du concierge, pour les retrouver. Il est revenu alors, avec les analyses un peux tâchées, mais lisibles.

Tout cela au moment même d'entamer l'acte sexuel, cet acte gratuit, mais qui coûte la jouissance et la castration d'un sexe à une bisexualité toujours réémergente.

Pas de protection, pas de chapeau, de bonnet pour le pénis conjugal. Et elle aime parler du joug: du travail, pas du sexe. (Mais qui peut accepter le jus de ce travail du sexe, avec le risque encore d'en faire une créature dans le pays du « cabochard » ? Pour le jus du travail, Marx en a dit assez: c'est le plus de jouir pour le capital et le joug pour la plupart)

Une série d'"étranges" rêves, selon elle, vient confirmer les idées exposées. La chose est que si l'on oublie le contexte (la crise politique) on est dans les nuages. Et si l'on oublie la résistance, on s'allie au refoulement: l'évidence la plus brutale peut lui fournir un abri. Et si j'ai choisi la sexualité, après m'être prononcé sans aucune neutralité sur la politique (merde au cabochard), c'est parce que ma tête était aussi en jeu, dans le transfert.

Est-ce que nous pouvons jouir de la vie, au moment que ce soit, malgré et au sein des circonstances sociales défavorables ? Oui, si l'on assume son désir et ses conséquences.

Un psychanalyste à la tache d'huile trempe dans la graisse des capitales ("la grasa de las capitales", dit une chanson), dans l'épistémologie didi- hubermanienne, et se noie dans un verre d'eau,comme tout un chacun.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (IV)

21 janvier 2002

"Je rentre comme à l'abattoir, résignée à la mort", me dit une patiente, après avoir passé la porte d'entrée. Curieuse manifestation du transfert négatif qui me mène à penser...

Puis, dans la séance, des questions de signature autorisée ou non dans son travail illustrent sa résignation. Enfin ce dont il s'agit c'est le coût qu'il faut payer (à l'Autre) pour vivre, jusqu'où faut-il se laisser aller à la souffrance, à la perte du corps et à une jouissance mortifère avant de réagir et tenir la bride de son propre désir. Quel est le coût de douleur qu'il faut endurer ?

Mais je poursuis un autre fil : l'abattoir, "El matadero" c'est le titre d'un conte d'Esteban Echeverría, une des ouvres fondatrices de l'argentinité. En effet, c'est un pays où on élève et on tue le bétail, une des principales matières de production et d'exportation. Et en plus, le peuple argentin a été toujours un grand consommateur de viande de bouf.

"El matadero" raconte, sous la forme d'une métaphore naturaliste (Echeverría est allé en France pour étudier la littérature à vingt ans, aux débuts du XIXe), comment est torturé et assommé un " unitaire " (unitario", partisan du centralisme) par des fédéraux (fédérales", partisans du fédéralisme et du "tyran" Rosas) en parallèle avec le dépeçage d'un taureau : à la fin ce sont ses testicules dans la boue qui se trouve être le butin le plus apprécié par la foule...

Je pense aux dualités qui président notre histoire : conquérants - indiens ; civilisation- barbarie ; immigrants-natifs ; péronistes- antipéronistes ; subversifs-occidentaux. Et aujourd'hui ? : abattus - ?. Mais qui nous assomme ? (Je pense à L'Assommoir de Zola). Ce n'est pas l'alcool. C'est l'argent, d'Argentine, cette virtualité inexistante de la globalisation, la Mer Douce (el Río de la Plata) de nos dettes...

Mais qui est l'Autre auquel je dois rendre sacrifice, moi, comme psychanalyste à la tâche d'huile ? Ce n'est pas à la Banque Mondiale. Après avoir donné congé à ma patiente, je pense au dictionnaire de Chemama (chez maman ? que j'ai bien traduit : "G(a)- J'ai grand appétit". Et je file vers l'abattoir psychanalytique, plein de divans morts et de désirs renaissants. Et je prends mon couteau pour déflorer le livre de la vie : maintenant c'est le tour du "Grand Écart", de Cocteau.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (V)

7 février 2002

Je reprends mon journal et je relis: "Il y a du sang qui se répand au delà de l'ombre du corps, comme dit un journaliste inspiré." C'est le jeune homme assassiné par la police argentine sur le seuil des institutions supposées républicaines et bourgeoises. Son deuil, sera-t-il possible...?

Je me retrouve, à un moment donné, disant à ma patiente: "l'ombre de ton frère retombe sur ton analyse". Maintes traces conduisent vers cette source. L'analyse suivra son chemin, qui est bien difficile, et qui ne nous épargne jamais, en réclamant de rendre compte. Voilà sa noblesse. Mais je ne pratique pas le contretransfert. C'est une autre chose: Kulturtrager, disait Freud. Analyse du malaise de la culture.

Je défriche et je déchiffre alors un autre chemin. D'abord c'est Freud: "l'ombre de l'objet retombe sur le moi". Mais ce n'est pas un cas de mélancolie. Bien que la reprise de la perte d'objet dans l'identification est une forme universelle.

Adolescente, elle est supposée avoir été anorexique. Alors, elle n'avait presque pas d'ombre (encore Freud avec son conte préféré: le Peter von Schlemil de Chamisso), ou, à l'opposé, elle n'avait pas cette ombre double, ce double contour propre aux sujets gras. Mais elle a eu récemment sa première grossesse...

Je coupe le fil ou le fils, qui va lui permettre de poursuivre son analyse, .

Je dégringole vers la fraternité. Ce sentiment secondaire, selon Freud (Psychologie des masses et analyse du moi), réactif à la rivalité et à la haine, base sublimée de la société, pas le seul, mais un courant virtuellement présent dans tout lien subjectif. Or, elle ne suffit pas la fraternité, même avec la Liberté et l'Égalité qui est bien plus ego que d'autres.

Je trouve que le sang de l'espèce et la tâche de la culture sont bien plus vastes que l'ombre du narcissisme ou l'ombre protectrice des parents. Mais où va tout ce sang ? Vers le dégorgeoir de Dieu ? Humm!, je suis agnostique.

Je me souviens de Rousseau et de son amour de l'humanité qui bascula vers la paranoïa. Faut-il cultiver son propre jardin?

Je pense au texte d'Agamben et je trébuche dans la nuit.

Ma tache d'huile trempe aux eaux obscures du Rio de la Plata (auquel j'attribuais, dans "Cuestiones de la Clinica", une sombre dialectique)et elle ne se dissout pas.

Du fond du jardin de l'Histoire m'arrive la sonnerie des casseroles et le retour des assemblées populaires. J'y adhère comme un nain au jardin. Je ne sais pas jusqu'où arrivera l'écho de cette Fuenteovejuna. Mais c'est la tâche et la tache. Eros et Thanatos. Et la lettre m'emporte comme le "desassoss-ego" pour Pessoa. J'espère que la trace effacera bientôt mon ego.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (VI)

8 mars 2002

Argentine : l'impasse.

Je n'oublierai jamais un chapitre de "Clarté" de Barbusse : "De Profundis Clamavi". L'on tombait, on tombait sans fin, dans la tombe sûrement puisque c'était à propos de la 1 ère Grande Guerre. Il y avait quelque chose de semblable dans "Thomas l'obscur" de Blanchot. Mais lui tombait sur le néant.

Je préfère alors mon Barbusse, puisqu'il y a de la barbe. (Ce n'est pas la droite repentie et coquette, avec ce néant si chic, maintenant à gauche) Je me demande : jusqu'où faudra-t-il tomber pour atteindre le reste, celui qui témoigne, dont parlent Agamben et Semprún et Primo Levi ?

Je me souviens d'un patient qui, deux ans après avoir arrêté son analyse, se jeta par la fenêtre. J'ai eu un autre cas encore, qui s'est suicidé après avoir renoncé à son traitement dans une clinique. Et un dernier, cette fois pendant l'analyse, à peine commencée.

Somme toute : un cas de suicide pendant l'analyse et deux que j'ai appris ensuite : un après avoir laissé son analyse, l'autre après avoir laissé son traitement institutionnel et avoir déménagé. Ce n'est pas un mauvais bilan en trente ans. Oui, on n'est pas coupable d'une histoire préalable, mais on a du regret. Je ne les ai pas poussés, bien sûr, mais ai-je fait tout mon possible ou le possible ? C'étaient tous des jeunes gens jouant l'impasse de l'amour, c'est vrai. Mais l'amour a ses histoires.

Interregno

Lacan fait comprendre dans ses interventions que l'analyste n'est pas lié à la réalité de ses patients, et que Freud parfois se trompait sur ce point. Oui, on travaille avec la parole, avec le symbolique. Mais la chair et les sens, et le sens de la vie ? ils sont toujours en risque, à laisser ou à prendre. L'analyste n'intervient pas sur le monde réel. Oui, mais il intervient par la matérialité même du traitement et par le transfert. Du côté de l'analyste, il y a des paradoxes qui semblent exiger un surhomme ou une surfemme :  des fantaisies dans lesquelles retombent analysants et analystes parfois. L'indignation concernant la vie privée de l'analyste en témoigne, mais comme forme de dénigrement, d'idéalisation ou d'assimilation à un être semblable à soi, à ne pas confondre avec la fin de l'analyse qui aboutit au détachement de la personne de l'analyste.

L'analyste, lui, reçoit les échos de son action symbolique, toujours incomplète, et par cette voie, les échos de sa propre analyse et sa propre chair, parfois déchirée par la faiblesse structurelle de la créature humaine : la plus faible à la naissance, la plus redoutable à l'âge adulte par son pouvoir de destruction. Hilflossigkeit, Angst der Kreatur, Eros et Thanatos, et chair, toujours chair en détresse…

Reprise

C'est le pays qui tombe, hors de la carte du monde, et même de la carte de la tendresse. Oui, parce que c'était un peu un pays du Tendre, un peu kitsch et snob s'ancrant dans la tête de Goliath de Buenos Aires, comme l'appelait Ezequiel Martinez Estrada, avec son tango et ses prétentions égolatres, mais maintenant il a perdu toute tendresse. C'est le Hilton inséré dans la misère et la corruption au milieu du beau canal du rien du Rio de la Plata.

Aujourd'hui des jeunes choisissent la sortie d'Eseiza (l'aéroport international) en parcourant à rebours le chemin de leurs grands-parents, et quelque uns meurent (sont assassinés) dans la rue.

L'amour ne semble pas valoir grand-chose puisqu'il n'y a pas d'illusion ni d'espoir.

La seule chose dont parlent les gens c'est le "corralito"(appellation qui redouble l'infamie : on traite en enfants les gens : ils ont leur argent enfermé comme pour un enfant immature) le va-et-vient éternel de l'impudique escroquerie commise par les capitaux, qui a transformé le pays en un kindergarten de 14 millions de pauvres et une autre grande partie sans un sou, puisque phagocyté par le système bancaire du capital, protégé par la police et le gouvernement.

La réalité virtuelle a mis la main sur ce pays en convalescence de 30.000 desaparecidos, de l'argent volé par les multinationales et les banques et d'un dollar fou. Oui, ce n'est pas la misère et le génocide d'Afrique, quoique le génocide originel américain soit bien supérieur, mais il faudra que Furie rattrape la vie.

Les casseroles et les assemblées en sont un petit signe.

Il y a des villes où l'on vit une espèce de mort quotidienne, écrit Henry Miller dans "Sexus". Et Lacan à son tour de parler de la réalisation à travers le suicide dans la civilisation de la haine (in « L'agressivité en psychanalyse »).

Mais malgré tout, les gens réclament des histoires romantiques (Amélie Poulain est venue jusqu'à Buenos Aires). Eh oui, c'est toujours le sexe. Pour changer la chanson. Et il faut un point pivot, c'est l'Autre. (Quel Autre à Buenos Aires ? C'est le transfert et c'est le père, même comme symptôme, même de sa faute. Sinon c'est le pire, et Lacan le savait. Il nous a envoyé chier aux poubelles. Poubellication.

Le vieux Freud nous accompagne dès le journal du matin et son éditorial. Nous descendrons dans la rue sans propos millénariste. En vieux petits juifs, avec l'amour du monde, si Cendrars et nos cendres l'approuvent.

Mais il y a le tremblement de Kierkegaard : crevé le réseau du sens, crevé le lien social, crevée la perte d'amabilité qui doit adoucir la férocité d'amour et de haine de l'être humain, on tombe, on perce le rideau et l'on sort de scène. Encore une fois le vieux maître Freud nous renseigne : si les circonstances le permettent, l'homme s'emploie sans pitié à voler, torturer et assassiner son semblable.

Et, comme aux camps de concentration, aux génocides inconcevables, on ne sait pas où est le reste et où se trouve la possibilité au moins de témoigner (Agamben).

Oui, tu ne connais pas Hiroshima, mon amour. (Et pas même Buenos Aires). Faudra-t-il alors partir ? Et je retrouve alors mon Cendrars : « Quand tu aimes, il faut partir. »

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (VII)

Aveugle

La figure de la cécité me hante. Caecus et senex ? Pas du tout, je me sens plein de forces et bien que j'ai besoin de mes lunettes pour lire, je vois bien et je jouis de la concupiscence de la vue. Châtiment alors ? Non plus. Si je suis un Oedipe comme quiconque. Je n'ai pas dépassé le seuil du "normal". Bien que j'ai lu les éditions du Seuil et Lacan m'a laissé avec son regard comme objet petit a un peu éberlué

Quand tu aimes il faut partir. Oui, je suis parti pour le Brésil et j'y ai donné une conférence : "Essai sur la cécité et l'absence". Et c'est Saramago qui m'a frappé. Soudain je suis devenu aveugle, et le comportement grégaire s'est interrompu : comme le conducteur de la première page de l'Essai sur la cécité de Saramago. J'ai commencé à gesticuler et j'ai vu tout blanc en Argentine. Quelqu'un (ou quelqu'une) m'a emporté de la scène pour me dire : « Ici on aime les gens, de prima. Puis, comme partout, il faut travailler ». Aveugle, est-ce que je dois beugler, me demandais-je ?

Quand le bateau plonge, les rats fuient. Je suis devenu taupe.

Je recherche mes ressources. Je boucle ma boucle. J'invente l'amour. Mais la ségrégation est faite. Je suis interné à la prison des aveugles argentins. Y aura-t-il des visionnaires qui sachent en sortir le peuple ? Pour le moment j'en doute. Je suis aveugle. Le corps aussi est aveugle, de toujours. Seulement les yeux voient. Mais la clairvoyance ?

Ah ! j'ai parlé de Clarté. Et je suis tombé. De profundis clamavi. Le lien social. Le lien de solidarité. Il y a de petits échantillons. Naomi Klein est venue ici et elle a trouvé stimulante la mobilisation argentine. Elle est retournée au Canada, je suppose.

Nous restons ici, aveugles. Comme dit Saramago : " des aveugles qui, voyant, ne voient pas". "Ils ont traversé une place ou un groupe d'aveugles s'occupaient à écouter d'autres aveugles" qui parlaient d'organisation.

Un jour nous allons récupérer la vue.

Mon divan est compact, aveugle comme un corps. Comme Tiresias j'essaie d'interpreter pour les deux sexes. Entretemps je sens les cris de la rue. Les ordures s'accumulent et j'espère les chiens qui vont dévorer tout.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (VIII)

Froid

C'est la veille du 2 avril. A vingt ans de la guerre des Malouines. Il fait froid. L'automne impardonnable (titre d'un livre de poëmes de MarÌ Elena Walsh) est arrivé.

Des garçons d'à peine 18 ans mouraient il y a vingt ans gelés (beaucoup d'eux venaient des régions tropicales du pays), torturés par leurs propres supérieurs ou massacrés par les britanniques.

Il y a vingt ans je faisais une conférence sur la maîtrise et l'abstinence du psychanalyste. Peu de gens. Tout le monde était resté chez lui, par peur et tristesse. Maintenant, pas de maîtrise et pas d'abstinence : j'ai froid.

Poord'jeli, disait Leclaire. J'ai froid, dit Lecman.

Et de voir déferler sur moi les vagues de l'histoire collective et personnelle. - Sûrement, si j'avais été plus grande, j'aurais été alors une disparue, una desaparecida - me dit une analysante. Et ce n'était pas une façon de justifier le silence d'aujourd'hui par la culpabilité d' hier : c'était la peur d'aujourd'hui qui prenait la forme d'une revenante du passé, toute actuelle.

Ah oui, jécris dans une autre note (La recuperacion del lazo social", www.elsigma.com) qu'il faut contrebalancer avec Eros le silence de Thanatos et la figure de Hölderlin dans sa tour pas abolie revient sur moi. On n'est pas des héros, des Helder. Sans lien de solidarité, on redevient des créatures en détresse. J'ai froid et mon Freud me manque. Mais je vais perséverer avec mon désir.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (IX)

Les chiens

En effet, ce sont les chiens. Un assaut en face de ma maison, avec des otages. Je ne peut pas descendre dans la rue avec mon fils puisque des coups de feu sonnent. Mais les protagonistes sont des enfants de 16 et 14 ans. Des chiots. C'est comme le Master of flies de William Golding : les petits ont appris de la société des adultes

Et moi, suis-je le Master of flies, le mâitre des mouches, avec mon scaphandre vide de psychanalyste, le bâton nu sur lequel elle repose, mon avion perdu ?

Je me souviens du "Thérapeute" de Magritte : si, le lieu est vide, après Freud et Lacan, et sur la surface du divan plane le tremblement récent de l'air, mû par un corps maintenant absent.

J'ai fait un acte manqué : je me suis fait payer une séance de plus par une analysante et j'ai persisté dans mon erreur. Elle, délicate, n'a pas insisté. Je reviens sur mes comptes et j'y trouve le fait. Pudeur de moi pour mon histoire : c'est affaire de mon analyse et ma ré-analyse. Mais j'ai voulu me faire entretenir -"bancar", on dit ici. En effet, c'est la Banque Internationale qui nous a volé. J'ai voulu faire de mon analysante une Banque ? C'est vrai qu'on a du réduire les honoraires. Mais j'étais d'accord

Où sont donc les pactes ? Où est donc or ni car ? Sûrement avec un car ou un avion américain bombardant quelque part au monde.

On ne sent pas encore aboyer les chiens, ni même hurler. J'avais lu il y a certain temps qu'à Bucarest, en Roumanie, je crois, les chiens abandonnés par leurs maîtres forment de vrais meutes sauvages.

Ma grande mère venait de Roumanie. Ah, comme je voudrais qu'elle me berce avec des chansons enfantines, et me nourrisse avec ses délicieux vareniques ! Mais la pâte du temps a glissé entre ses mains...e vais récuperer la recette et faire ma propre pâte. Je pâtirai, oui, mais de ma pâte j'en ferai mes fils, pour le présent, et pour l'avenir.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (X)

Le mauvais tour

"De un suenio lejano y puro, viday, soy peregrino"Atahualpa Yupanqui

L'histoire nous joue de mauvais tours. L'histoire générale et l'histoire personnelle.

Soudain je suis sorti du jeu. Nous sommes tous sortis du jeu, mais mon histoire personnelle, sur laquelle je jette le piteux voile de la pudeur, du dieu Scham, m'a fait avaler les horreurs de l'éthique et j'ai compris alors plus encore le sens du Séminaire de Lacan.

Il y a des gens qui croient que l'on peut devenir analyste sans reste et sans risque. Ils n'ont pas compris le sens du Selbstanalyse de Freud : analyse de l'analyste et autoanalyse, dans un joint très problématique, un vel. Et puis l'analyse des autres.

C'est pour ça que je m'accorde avec mon Elisabeth Roudinesco : les analystes originels ont eu un grand mérite, puisque, hommes souffrants comme tout un chacun, ils ont dû surmonter ou supporter leurs grandes maladies. Ce n'est pas pour rabaisser les héros, pour les dénigrer, comme fait l'amour de transfert. C'est pour se situer dans la terreur et la pitié qui configurent le coeur double de l'homme, comme dit Marcel Schwob.

Je suis revenu du Brésil ou j'ai donné quelques conférences et j'ai compris que le paradis sur terre est très dangereux. Il faut qu'il soit à distance, dans l'utopie du désir, personnel et collectif. Breton s'est bien trompé, et d'ailleurs, il fut bien bourgeois, bien gauche caviar. Somme toute, il a fait de la belle littérature.

Aime ton prochain comme toi-même. Horreur garantie.

J'ai donné ici, en Argentine, de retour, un tout petit séminaire sur l'éthique de la psychanalyse. Avec horreur, parce que ceux qui s'intéressent le plus à l'Éthique sont les pervers : par deux raisons, 1.parce que ça leur permet de manipuler les autres ; 2.parce que la perversion retombe à la longue sur la morale, comme besoin de châtiment, et pas comme culpabilité. Le masochisme alors peut devenir un abîme.

La même horreur qu'éprouva Freud en fondant la psychanalyse, en parlant de la sexualité et de la destructivité sans bornes du Kern unseres Wesen, du coeur de l'être humain : les pervers, disait-il, seraient les premiers à s'approcher de la psychanalyse et à se revêtir de ses enseignes. Et les derniers, peut-être, j'ajoute.

Il y a quand même des mécanismes de compensation et un côté de l'Éros qui célèbre la vie, pour un moment. C'est notre lot à nous d'y puiser.

Il faudra multiplier le Stanze, comme dit Agamben, les chambres à penser. Et je retombe sur "La chambre du fils" de Nani Moretti. Chapeau ! sauf pour l'américanisme des baskets et des chansons.

Là, l'analyste, on ne sait pas s'il va revenir à son fauteuil. C'est une décision à considérer tout le temps.

Pour le moment je reviens et j'accomplis cette merveilleuse tâche, exquise tâche de la culture, jusqu'à ce que le prochain puits d'horreur humain, trop humain, en m'y impliquant, me fasse vomir de dégoût et je traîne par les couloirs vides de Marienbad -oh mère - la question du sens de la vie, avec le cri d'angoisse de Munch affolant le silence de la nuit éternelle. La dialectique du puits subjectif (un puits des tripes) et du collectif (une extension de joie et de douleur, de jouisance collective) donnera la mesure du cri, parfois tragicomique.

Le lien social et le lien libidinal sera alors un pansement suffisant. Ou maître mort vaincra la bataille finale. On ne sait jamais.

Mais je suis à Buenos Aires et l'opérette comique de la politique me fait me réveiller à grands Éclats de rire, ne fût-ce les gens qui meurent de faim chaque jour de plus en plus. Je ne sais pas si ça s'arrangera un jour. J'irais cette nuit à l'Opéra du théâtre Colon pour célébrer Atahualpa Yupanqui et la vie. Il le faut.

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (XI)

Juin 2002

Il y a eu deux jeunes morts en plus et 100 blessés lors d'une marche de protestation. J'ai vomi toute la nuit. On m'a dit que c'était une épidemie de gastro-entérite. Je ne sais pas, car j'ai vu vômir une femme dans l'autobus (colectivo) il y a quelques jours et ça m'a paru emblématique. Je crois que c'est La peste de Camus (en l'Algértine).

Je pensais commencer ce récit comme une espèce de lettre à un ami étranger: «Cher ami.Nous sommes très loin. Ici on vômit dans les autobus. Je ne sais pas quel est notre destin collectif (colectivo) et individuel. On n'a pas de chauffeur et les passagers s'ignorent l'un l'autre, chacun dans son malaise ou son bonheur égoïste, avec, de préférence, son téléphone portable. Dans les manifestations collectives on hurle, on jette des pierres, des corps morts vont s'écraser contre la carcasse d'acier. Des loups charrogniers grognent partout demandant plus de sang, plus de sang. Ils portent l'enseigne FMI et UE, et des guides natifs les accompagnent. Ce ne sont même pas des chiens ni des loups, ce sont de grandes machines anonymes à broyer.Le collectif commence a être dévoré. Je ne sais pas ce qu'il restera de tout cela»

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (XII)

Septembre 2002

C'est curieux. C'était mon réanalyse qui était en jeu lors des vomissements. À la faveur de l'histoire collective, bien sûr. Alors j'ai lâché prise.Puis, ce fut ma deuxième réanalyse. Et je suis encore en train de réagir. Ré-agir, bien sûr. Amenager les voies de l'action encore pour trouver le chemin, avec le bon amour et une certaine fraternité, solidarité discrète, à suivre maître Freud et dandy Lacan.C'est toujours, comme dans le "Livre des morts" égyptien, s'avancer tripes à la main et contourner Annubis.Pour ça, rien de plus magique que le pubis des femmes, l'origine du monde. Le mâle y travaille comme un fou pour en sortir son bébé. Farewell, disait le grand Néruda, et à finir avec lui:

"Quién numeró los días? De qué se trata?
Yo pregunto en este mundo, en esta tierra, en este
siglo, en este tiempo, en esta vida numeral, por qué,
por qué nos ordenaron, nos sumieron
en cantidades, y nos dividieron
la luz de cada día,
la lluvia del invierno
el pan del sol de todos los veranos,
(...)
Cada uno a su número
gritan no sólo aquellos infernales
de campamento y horno,
sino las deliciosas,
impostergables brunas
o azucaradas rubias:
nos enrollan en números que pronto
se caen de sus listas al olvido."

"Journal d'un psychanalyste à la tache d'huile" (XIII)

Le rachat. Octobre 2002.

Gentils enfants d'Aubervilliers,
vous qui plongez la tête la première
aux eaux crasses de la misère
de la misère du monde entier,
de la misère d'Aubervilliers.

Jacques Prévert.

Les chiens de la misère immorale et de la vue de la misère des autres m'ont avalé, ou alors c'est Dieu qui me met à l'épreuve, comme Job, et j'essaie de sortir du ventre de la baleine. C'est drôle : on peut jeter un coup d'œil aux baleines de bien près, ici, au Sud, à Puerto Madryn, mais il faut se déguiser en touriste, être bien moralement et économiquement.

Une poète amie écrit sur le dépérissement des arbres, semblable à l'avortement actuel de nos âmes, ici, au printemps. C'est curieux : moi-même j'écris un poème sur l'exil et le métaphorise pareillement.

On a décrété que l'Argentine n'existait plus, même sur le plan culturel, au nom du profit maximum, loi suprême du capitalisme actuel : personne n'ose s'y opposer. Eh bien, c'est vrai : ce pays de l'Argent, ce chemin vers l'Eldorado jamais trouvé par nos ancêtres et perdu pour les "indiens" vient de se perdre encore au trou noir du Capital...

Et Videla, l'assassin des années 70, de dire : "los desaparecidos", ça n'a jamais existé... Alors, maintenant nous sommes tous des disparus, d'une façon ou d'une autre.

Maintes fois on se trouve en exil, intérieur (insilio, selon Benedetti), ou extérieur. C'est que les idéaux, cette patrie lointaine (idéal commun d'une famille, d'un office, d'une patrie, dit Freud au Narcissisme) nous abandonnent. On devient tous des étrangers et on attend sa propre exécution et les cris de joie de la masse xénophobe affamée (ou simplement de la masse, qui haït les différences) pour redevenir des hommes.

Mais soyez tranquilles pas de cris encore, ils sont tous étouffés : les mass-media annoncent, pleins de pitié, l'enlèvement du père d'un fameux acteur beauty face. Qui va payer la rançon ? ce corps, oui, vaut encore une belle somme. Ce n'est pas le corps des Argentins, c'est le corps d'un père du monde du spectacle. Entretemps, de premiers rendez-vous avec une prétendue future analysante qui se sent foncièrement isolée, et dont l'enfance est marquée par un grave traumatisme. Troumatisme-, père Lacan ?

Dois-je regarder mon propre trou avec délectation ?

J'essaie d'étendre la tache d'huile avec douceur, mais elle ne veut rien savoir : elle sait déjà nager avec son scaphandre aux eaux crasses de la misère morale et veut que je lui fasse du maquillage, pas de la psychanalyse... À la troisième rencontre, elle s'en va, emportant ses deux noms de famille vides. C'est marrant : elle n'est même pas une petite bourgeoise, mais appartient plutôt à la classe moyenne submergée. C'est chic, mais pas à chier. Elle connaissait ma réputation quant à la valeur des mots, mais ne savait pas que j'avais aussi l'habitude du tripeur, tout comme ma Mélanie Klein... Et un peu Artaud : oui, « estoy harto » J'en ai marre des semblants. C'est mon style et je prends le risque.

Ce n'est pas de l'interprétation sauvage, c'est l'essai de rachat de l'authenticité dans un pays ou l'inauthenticité est déjà délirante, impensable, a percé tous les nappes (l'eau est pourrie et la table est desservie). Sans ça pas d'analyse possible : on est avalé par la pourriture.

Et Sigie de me parler à l'oreille : pas question d'être populaire et délicat avec le plus rejeté de soi-même, la psychanalyse jamais ne sera populaire. Et elle est hautement morale, au sens plus ample de la morale.

J'attends le rachat : Erwartung du Wert : attente de la valeur, qui reviendra un jour. Puisque c'est vrai, on retrouve parfois des égarés, à la morale ferme. En attendant le royaume je cherche au désert, hanté de l'exil, vomi par les chiens. Can-cerbero, mon Lacan. Ceux de l'enfer, bien sûr.

Je paie mon rachat, pendant que la misère morale habite les symptômes d'être analysant/analyste et que le manque de valeur dépeuple mon pays. Comment faire de la misère névrotique une misère commune (Freud dixit) si celle-là est plutôt misère de la morale ? Je dois me taire, puisque je ne suis pas un saint, et mon sinthomme m'écrit.

Les bribes de la liberté.

J'ai laissé ma patiente sur les bribes de sa liberté. En effet, asphyxiée par l'arrière grand-mère (noyée même dans un fleuve après avoir rendu visite à son fils) par la terrifiante grand-mère ainsi que par la mère, et enfin par elle-même : toute la lignée (comme les matrushkas russes) requiert de l'asphyxie. Elle doit la commémorer jusque dans un de ses symptômes physiques. C'est étrange, ces figures projetées sur un rideau et jamais commentées jusqu'au moment où on nous fourni la clé. Défense de penser, ou restriction de la pensée à un domaine appauvri par des options de fer surmoïques où l'enjeu est la perte de l'amour du fait de "mauvais" comportements.

En général, c'est un "événement" (peu importe ce que c'est censé être) de la mythologie familiale qui devient impensable et donc est supporté par le symptôme, qui le parle sans en savoir rien. Cet "événement" s'accroche aux fonctions communes de l'humanisation : être mère, fille, femme, travailleur, etc., et les perturbe d'un point de suspension.

Ce qui est interdit, d'ailleurs, en général, c'est la sexualité, la liberté de choisir, une jouissance contradictoire aux exigences de la famille, des institutions, de la morale. Le message est : si tu choisis, tu n'est pas des nôtres… Mais elle est en train de devenir autre. Je saute de niveau, je viens de lire quelques lignes de "L'évanouissement" de Semprún. C'est encore la question de la liberté non exercée, même au prix de la mort. Le consentement bureaucratique à la mort des autres, même comme prisonnier d'un camp de concentration, harcèle Semprún : tu est mort pour moi, je vivrai ta vie. Il faut dire non au consentement universel de la guerre et l'assassinat techniques, les plus froids et cruels.

Un jour il saute du lit lorsque il est en train de faire l'amour avec une jolie femme (après 1945) pris d'une angoisse insurmontable. Un moment plus tard il prend un train et, au cours du voyage, il en tombe comme foudroyé. On pense au suicide, qu'il nie. Mais Primo Levi l'a fait, et Bettelheim aussi. Il faut dire non au consentement universel. Je me révolte, donc nous sommes (je me souviens de mon vieux Camus). Mais on nous assomme, au nom de n'importe quoi, aujourd'hui au nom du Marché. J'ai donc la liberté de mourir de faim, c'est la seule liberté du capitalisme, comme disait Marx. Je retombe alors sur les bribes de ma liberté : sexualité et travail. Serai-je à la hauteur ? D'autres plus grands, plus courageux, plus intelligents sont tombés : se joindre dans la solidarité des libertés, construire autre chose pour ne pas tomber un à un ? Un autre monde doit être possible. L'utopie de la psychanalyse et l'utopie de la politique sont une seule chose. Je rame à ma tache d'huile.

La liberté en bribes

Une analysante déprimée. Elle est même comme l'Argentine, je crois. Elle envie une autre, grosse, puissante, maline, copine de travail, justement mariée avec un personnage de la répression. Venant de la province, elle, l'autre, a su franchir un pas en jouant des coudes.Elle, la mienne, mon analysante, ne trouve pas bien son coin, son trou. La signification sexuelle y prend part: j'y vais avec ma construction, après déjà, apparemment, assez de temps de travail pour que le moment de comprendre arrive.Et on touche du doigt quelque chose, quelque chose du réel de sa jouissance et son défaut.On le voit par les associations: elle collabore. Mais ce n'est pas assez.Je l'invite à prendre la responsabilité de ses choix, et partant de cette base, reconduire son désir vers d'autres horizons. Abandonner l'hétéronomie et la protestation enfantine d'une culpabilité qui n'est pas telle, mais orgueil narcissiste de pureté non-contaminée.Je ne vois pas pour le moment beaucoup de réactions. Et en plus ce sont les vacances qui commencent ici.Je retombe sur ma propre liberté en bribes, entouré des bibelots qui sont un peu les restes de mes analyses, de mes voyages, de mes amours, de ma famille, de mes écrits et des livres qui m'entourent.Mon dictionnaire étymologique français me donne une origine celtique de "bribes" [du Kymrique, langue celtique du Pays de Galles]: "briw" = rompre, briser". Encore rejoindre les morceaux, s'intégrer. La tache d'huile devient puzzle, casse-tête. Et puisque encore il faut casser la croûte.Melanie Klein, avant de mourir, raconte le sentiment de la solitude et la desidéalisation, elle, avec son génie et ses exils...Et elle dit: la réduction de la toute puissance diminue l'espoir ("Réduis à bref espace le long espoir.", dit Horace à sa maîtresse dans un de ses Carmina, celui du fameux "carpe diem").Bref, bribes, liberté. Je barbouille et je balbutie en analyse, les avents de la vie et de la mort. Et parfois j'annonce ce qui a été et ce qui aurait été, si...: c'est l'histoire (nuntia veritatis). D'autres doivent la réaliser, avec leur liberté. Je n'y suis pour rien. Je suis pour la mienne. Comme Tirésias, je suis aveugle.Avec mon désir.Mai j'ai transmis: des milliers d'élèves, des dizaines d'analysants. Quelques fruits s'épanouiront un jour quelconque. Ou non. C'est le prix de la liberté.Je la reprends à rebours, à mes choix. Et j'écris.

Le Divan

" À Vendre : Le divan de Daniel Lagache, grand nom de la psychanalyse, est un cas. Il est immense. 2,65 mètres de long. Depuis sa mort, sa fille Élisabeth en a hérité. « J'étais la seule de mes sœurs, intéressée par la psychanalyse. Dans le partage, c'est moi qui l'ai eu. » Depuis 26 ans, le divan est chez elle. Transformé en banquette à tout faire. Elle cherche à le vendre, car elle déménage le 15 juillet." http://www.liberation.com "An 2000 : les objets du siècle" Il y a longtemps, un gros personnage avait l'habitude de s'endormir sur mon divan : plus de 1,90m et de 100 kilos. Il fallait le réveiller. À côté de lui il laissait un attaché-case mi-ouvert, mi-fermé, embrouillé d'affaires. Il confondait souvent son sexe, ou mieux dit, il s'avérait un peu homosexuel, avec toute sa grosse humanité. Il pesait beaucoup. D'autres fois je me réveillais en sursaut sur mon lit, croyant que je devais recevoir une patiente et j'étais encore à demi-nu. Maintenant, une patiente réelle rêve que je suis à demi-nu sur mon divan, le dos découvert, un peu sur elle.

Artemidoro, repris par Freud, et très bien relu par Winkler (Les coercitions du désir) nous apprend que les rêves franchement sexuels ont souvent, en revanche, le sens de l'exercice d'un pouvoir : être sur quelqu'un. Plasticité qui nous permet de ne pas faire de notre divan un lit de Procuste 2. Pendant ces 30 dernières années j'ai essayé de faire en conséquence et de ne pas profiter du transfert pour exercer un pouvoir à la faveur de la production d'un sujet de jouissance propice au capitalisme. Mais on a eu beaucoup de cauchemars ici. Et de génocides. Et on est tous des survivants. Moi compris.

Divan (du turc : diwan = réunion. Voyez l'excellent travail de mon ami Dominique Scarfone "Psyché étendue" dans la revue Trans http://mapageweb.UMontreal.CA/scarfond/,) lieu de vie et de mort, de sexe et de maladie, de repos et d'agitation. Le corps s'y horizontalise, l'âme se dresse. Parfois aussi le phallus, celui de la mère même. Ou est-ce qu'il y a une autre jouissance ? On n' en sait rien. C'est comme le tapis magique des contes : à la frontière de l'empire turc, aux carrefours culturels qui ont constitué la Vienne de Freud, celui-ci l'adopta, croisé sans doute avec le lit médical et la civière. Et il le remplit d'antiquités, dont la plus importante fut celle d'Œdipe, et de la sagesse juive du ghetto. Puis, il a fallu s'échapper, partir pour Londres. Comme un tapis magique, il est arrivé en Argentine et en d'autres lieux. Il nous transporte à d'autres vies. Dans ce monde-ci, si ségrégatif, c'est un miracle. Pas de cloison pour l'inconscient, pour l'ouverture d'un sujet. On fait l'effort d'y arriver. Il a pâti de la lourdeur des corps, et a volé de la légèreté des rêves. Et lorsque j'éteins la lumière, il parle. De la même façon que mon fauteuil tremble.

  • 1.

    l'acheron est le "fleuve des enfers"

  • 2.Procuste brigand de l'Attique qui étendait ses victimes sur un lit de fer, et les raccourcissait par d'horribles mutilations, ou les étirait par des tiraillements plus affreux encore, jusqu'à ce qu'elles fussent à la mesure exacte du lit. Thésée lui fit subir le même sort. Désigne une situation où l'on réduit, sans égards, les choses ou les gens à une mesure imposée.