L'hydre de Lerne, ou Assez parlé, agissons!

L’hydre de Lerne, ou

Assez parlé, agissons !

Patrick Delaroche

Il y a presque quarante ans, en mai 68, nous nous battions pour séparer la psychiatrie de la neurologie et surtout éviter la mainmise d’une psychiatrie universitaire « écrémant »1 les cas aigus sur la psychiatrie de secteur encore balbutiante, se coltinant le fait psychiatrique chronique. Certes, nous avons réussi la séparation mais pour le reste… rien n’est moins sûr. Or il me semble qu’il s’agit aujourd’hui avec l’évaluation, l’accréditation, le PMSI, le T2A, du combat avec l’hydre de Lerne : à peine une tête de l’hydre est-elle coupée qu’il en renaît plusieurs autres. Cela explique mais n’excuse pas une certaine lassitude, voire un découragement que nous connaissons pourtant bien dans nos métiers. Nous savons aussi (souvent après-coup) comment nous en sortir. C’est pourquoi je tenterai ici des solutions qui se résument à ce slogan : assez parlé, agissons !

Assez parlé !

De toutes parts parviennent des exaspérations devant la stupidité, le ridicule, les paradoxes d’une « évaluation » qui annihile tout effort, annule la qualité, dilapide l’argent public. Mais… au fait, au lieu de vitupérer, essayons de comprendre.

Dans la Classification commune d'actes médicaux (CCAM), destinée à donner des bases au PMSI2 – qu’on a cru abandonné à la suite du tollé des pédopsychiatres, mais qui revient en force3 –, on peut lire de curieuses équations. Le travail médical étant pour nos technocrates une combinaison de quatre composantes (stress, durée, technicité, effort mental) éminemment subjectives, on va les objectiver en comparant, par l'intermédiaire du coût, des actes de spécialités différentes. C’est ainsi que « colectomie (ablation du colon) totale avec conservation du rectum et avec anastomose iléorectale, par laparotomie = (égale !) colpolystérectomie (ablation de l’utérus et du col) élargie aux paramètres avec lymphadérectomie pelvienne, par la parotomie » ! Cela ne vous rappelle-t-il rien ? Voyons… relisez l’homme aux rats (l’une des Cinq psychanalyses de S. Freud4). On y lit que ce patient, obsédé par le supplice des rats5, est amené à se constituer un « étalon monétaire » en rats. C’est ainsi qu’il fait l’équation : tant de rats = tant de florins. Et il élargit cette opération au pénis et à l’étron anal !

La névrose obsessionnelle, on le voit, règne chez nos technocrates. On s’en doutait déjà, mais la confirmation est apportée par l’accréditation, soit cette longue inspection de plusieurs jours qui doit confirmer – ou non – la raison sociale d’un établissement. On pourrait croire que cette inspection porte précisément sur une évaluation. Il n’en est rien. Par contre, des protocoles verbeux ne s’intéressent qu’au détail et questionnent des sujets n’ayant rien à voir avec notre travail. C’est ainsi qu’étant « Hôpital » de jour, on doit répondre sur le traitement et la prévention des maladies nosocomiales, même si le trouble psychique en est heureusement exempt. Or peu importe l’absurdité de l’enjeu : il faut remplir la case et trouver un correspondant hospitalier qui va doucement rigoler… mais remplira lui aussi son papier parce que c’est la loi. On a envie de dire : « La loi du surmoi » ! Je n’ai cité qu’un exemple ; il y en a des dizaines d’autres. Bref, cette accréditation à grands renforts de moyens (dans notre cas, 3,31 % du budget total de l’établissement !), qui prépare en fait des évaluations en série, a accouché d’une souris, soit très précisément quelques circulaires affichées dans la salle d’attente et la cuisine !

Pourquoi subir cette dictature obsessionnelle ?

C’est la nouvelle politique de secteur entraînant une diminution du nombre de journées d’hospitalisation qui a, paraît-il, inquiété les directeurs d’hôpitaux psychiatriques. C’est cela qui aurait été à l’origine, avec l’inflation des dépenses de santé en médecine, du PMSI, en MCO6 d’abord, en psychiatrie ensuite7. Le PMSI en médecine s’inspire largement des modèles américains et devient tellement complexe (et toujours critiqué !) qu’il nécessite la création de Départements d’information médicale (DIM) et d’un corps de médecins spécialisés dans le recueil des données. Or, si le PMSI peut, en forçant (et en travestissant à notre avis la réalité) s’appliquer en médecine, non seulement le modèle américain – de l’avis unanime des psychiatres – ne convient pas à ce recueil, mais suscite l’effarement quand il s’agit de détacher des psychiatres qui-ne-feront-que-ça quand on sait la dramatique pénurie de praticiens dans notre pays.

Alors comment expliquer tout cela ? D’abord, comme le dit fort bien le Pr. Cornillot8, le PMSI permet à l’administration « de se glisser, l’air de rien, dans le dossier médical (énième épisode d’une guerre picrocholienne) et de s’insinuer si possible dans la décision médicale par le truchement de l’économique ». Mais aussi « d’introduire, par le biais d’une tarification à l’activité, une logique de marché là où régnait une logique de dépenses “forcées”, ce qui était aux États-Unis le but avéré des compagnies d’assurance, promoteurs du système ».

N’oublions pas que ces directeurs d’HP ne sont plus médecins depuis longtemps maintenant et que le pouvoir de l’administratif « pur »9 s’accroît de façon subtile : lors de notre fameuse accréditation, par exemple, faite par un psychiatre et un administratif, qui croyez-vous dirigeait la délégation de la HAS (Haute autorité de santé) ? Eh oui, ce n’était pas le psychiatre, consulté à titre de « technicien » seulement, alors qu’il s’agit d’un hôpital de jour psychiatrique pour adolescents, et que les moyens employés sont tout de même liés à la pathologie de ces derniers !

Mais ce programme étatique10 n’est pas dirigé que contre les médecins, si j’ose dire. Au début de l’application du PMSI en médecine, certains psychiatres ne voulurent pas être de reste. Être rattaché à la médecine, être donc des gens sérieux, des scientifiques « comme les autres », sont des valeurs inestimables quand on n’a pas acquis la conviction psychanalytique. D’autres, pourtant psychanalystes pas sans doute épuisés par les projections transférentielles et la pauvreté des compensations réelles, lorgnaient vers les avantages concrets d’un ralliement à la doxa. Le Programme de Mise Sous (tutelle) Informatisée pouvait donc à nouveau sans coup férir diviser psychiatres et psychanalystes.

Psychologie des masses

Lors d’un très récent congrès de chirurgiens orthopédistes, un senior – comme on dit – et un seigneur de cet art vit ses jeunes collègues se munir d’un bracelet qui leur servait à pointer chaque présence dans la salle. Peu leur importait, semble-t-il, l’analogie avec un quelconque comportement grégaire : seul comptait pour eux un certain « bonus ». Les remarques effarées de leur aîné leur parurent d’un autre âge et pour rien au monde ils n’auraient renié ce rite. Vous souriez finement parce que les psychiatres n’en sont pas encore là pensez-vous. Or, il y aurait beaucoup à dire sur l’inconscient des psychiatres français. Mal aimés, ils souffrent de ne pas être « comme les autres », entendez : « les autres médecins ». Peu assurés sur leurs bases, ils se sentent coupables : ne seraient-ils pas finalement proches des charlatans qu’ils honnissent, donc des escrocs à la Sécurité sociale ? Ces sentiments – on le sait – sont d’autant plus forts et opérants qu’ils sont refoulés. Or, Freud a inventé pour les combattre les formations réactionnelles. On va être encore mieux (entendez plus coopérants) que les (vrais) médecins. On va accepter toutes les nomenclatures pourvu qu’elles soient compliquées, on va aller au-devant de toutes les évaluations et même prouver qu’elles sont possibles, alors même qu’on pense le contraire quand on fait le moindre examen d’(in)conscience !

De plus, on évitera les brebis galeuses, dont la pensée risquerait de nous contaminer, pour rejoindre la masse du troupeau qui se croit majoritaire. Comme médecin on est donc rigoureusement suiviste, mais comme psy on se targue d’un individualisme orgueilleux. C’est grâce à cette psychologie qu’on se garde bien de toute action efficace.

Agissons !

Il serait temps qu’on prenne conscience que le vent peut tourner et qu’il est possible de réagir à cette emprise obsessionnelle généralisée qui veut réduire l’activité mentale déviante à des « crottes » calibrées. Car il faut qu’on le sache : le prix de ce calibrage est littéralement dément et n’a strictement rien à voir avec son objet réel.

Il faut agir tout simplement parce que le temps de la réflexion est dépassé ! La preuve est faite. Quand un médecin « DIM » (sic)11 déclare en connaissance (et en désespoir) de cause : « Ne va-t-on pas passer son temps à dire ce qu’on fait, au lieu d’agir ? »12, il est temps de tirer l’échelle.

Je ne suis pas contre les chiffres. Je pense au contraire que chaque établissement doit rendre des comptes, expliquer et justifier ses dépenses, défendre son budget arguments à l’appui. Mais aucun établissement n’est identique : même les plus proches ont des différences telles qu’aucune généralisation n'est possible. N’en déplaise à nos énarques, le coût d’un autiste n’est pas calculable : il faudrait d’abord définir le type morbide et évaluer le désir de l’entourage.

L’action pourrait passer par les professionnels mais à part certains, tout le monde espère que l’autre va prendre les devants. Or, dans ce domaine, l’union est indispensable et on en a vu l’efficacité : « Zéro de conduite » est une pétition dont le succès a permis de mettre en doute la « scientificité » avancée par le rapport de l’INSERM. Pourquoi en rester là ?

En revanche, l’action de l’usager13 me paraît, ainsi qu’à mes collègues du comité de lutte pour une alternative au PMSI, un recours de choix. L’usager n’est plus l’ennemi d’antan et nous ne sommes plus à ses yeux le démiurge muet et insensible. Il sait comment il veut être « traité » (c’est le cas de le dire). Or, il mérite plus d’informations que ce qu’on lui octroie. Pour quelques familles au parfum des courants de la psychiatrie actuelle, combien se retrouvent – contre leur gré – traités comme des objets médicaux ? L’inverse est plus rare : un traitement médicamenteux est rarement refusé à qui le réclame ! Or, ces patients – et leurs familles – sont prêts, on le sait, à lutter pour un combat qui nous paraît parfois herculéen. Est-ce une raison pour baisser les bras ? Les psychanalystes connaissent ces mouvements de découragement quand, après avoir vaincu une résistance, le patient en découvre d’autres : ils devraient pourtant se rappeler que ce retour incessant du refoulé porte un nom : la répétition, et que leur impuissance condamne dans les faits leur (notre) mégalomanie. C’est bien pourquoi, face aux pouvoirs publics et à la toute-puissance de l’administratif, les psys de tous ordres ne doivent pas rester seuls. À nous d’expliquer à l’usager notre combat, à lui de s’opposer à l’absurdité mortifère.

  • 1.

    Le mot est de L. Bonnafé.

  • 2.

    Programme de médicalisation des systèmes d’information.

  • 3.

    Sans que cela suscite apparemment la moindre opposition.

  • 4.

    Freud (S.), Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 235.

  • 5.

    « Supplice pratiqué en Orient », d’après le récit qu’en fait au patient un militaire et qui consiste à attacher un condamné et à lui renverser sur les fesses un pot contenant des rats qui s’enfoncent dans l’anus. Voir ibid, p. 207.

  • 6.

    Médecine chirurgie obstétrique

  • 7.

    Denis Degan, in Pénombre, n° 6, vol. II, hiver 2001.

  • 8.

    « Critiques de la méthodologie de certaines évaluations dites scientifiques en psychiatrie », in Quelle évaluation ?, Psychiatrie Française, vol. XXXV, 4/04, juillet 2005.

  • 9.

    C’est-à-dire détaché de préoccupations éthiques ou sanitaires.

  • 10.

    Dans lequel gauche et droite ont autant de responsabilités.

  • 11.

    Cf. plus haut.

  • 12.

    Denis Degan, op. cit.

  • 13.

    Terme cher à mon maître Bonnafé.