Histoire de la psychanalyse en Syrie

Grace à Sophie de Mijolla-Mellor et à l'aimable autorisation de l'éditeur, nous proposons à votre lecture l'article publié dans le numéro 110 de Topique (www. lespritdutemps.com/topique), en juin 2010, La psychanalyse au Maghreb et au Machrek, qui témoigne du travail effectué par notre collègue Rafah Nached. Ce texte est suivi d'une contribution suite à la table ronde organisée par Topique qui s'est tenue le 27 janvier 2011 à l'Institut du Monde Arabe, table ronde qui prolongeait le numéro 110.

Histoire de la psychanalyse en Syrie

Rafah Nached

Introduction

Autrefois, quand j'allais en France et que je rencontrais des psychanalystes, on me demandait: «Que faites-vous?» Je répondais: «de la psychanalyse»; cela provoquait en eux un étonnement manifeste: «Peut-on faire de la psychanalyse en Syrie?» Je répondais: «Les Syriens n'ont-ils pas eux aussi un inconscient et un Œdipe?». Aujourd'hui, je voudrais dire, en reprenant les termes d'Élisabeth Roudinesco dans Histoire de la psychanalyse en France1, que «la théorie comme la pensée n'ont ni frontière ni patrie, mais les conditions dans lesquelles elles s'exercent sont toujours nationales et linguistiques … il n'y a pas de psychanalyse française mais une situation française de la psychanalyse».

Au Liban où j'étudiais la philosophie, j'ai découvert la psychologie clinique que j'ai ensuite étudiée en France à Paris 7 où j'ai été particulièrement intéressée par la tendance psychanalytique; j'ai donc fait mon analyse et ai désiré introduire la psychanalyse en Syrie où personne ne la pratiquait.

Les hasards de la vie m'ont amenée à habiter Damas. Mais j'ai débuté mon travail psychanalytique à Alep en 1985, la ville où je suis née et ai été élevée. Mon retour à Alep tient en partie au remboursement d'une dette envers la plus ancienne ville du monde: dette envers ma famille dont j'ai quitté la ville pour aller vers d'autres horizons. J'ai fait la navette entre Alep et Damas pendant 10 ans et j’ai ainsi commencé à semer la culture psychanalytique à Alep, cité d’une authenticité immuable, puis à Damas, la plus ancienne capitale encore habitée du monde. À Damas, lieu où je vis, j’ai fondé l'École psychanalytique de Damas, le capitale est toujours un lieu de mouvement et d’échange avec les autres villes de Syrie tentées par l'immobilisme.

La psychanalyse en Syrie est certainement marquée par deux typologies citadines différentes: d’un côté la ville aux fortes traditions, fermée mais assoiffée de connaissances et de l’autre la capitale, ville plus ouverte, dont les traditions sont plus souples, plus apte aux changements du fait de son statut de capitale confrontée au monde. Damas a attiré des gens intéressés par la psychanalyse venant d'Alep la deuxième grande ville de Syrie et de Homs, la troisième ville de Syrie.

Au début de la fondation de notre école, notre objectif était de créer un espace de parole entre personnes travaillant dans le domaine de la psychologie, tout en associant des personnes d'autres horizons intéressées par la culture psychanalytique. Petit à petit l'identité de notre groupe s'est affirmée, offrant aux plus motivés la formation et l'approfondissement de la théorie et de la clinique psychanalytiques qu'ils recherchaient. Il y a deux ans, soit sept ans après ses débuts en 2000, notre groupe est devenu une école reconnue pour ses travaux fondateurs et son dynamisme dans la recherche psychanalytique en langue arabe, mais elle n’a pas encore une reconnaissance officielle ou administrative.

L'atmosphère des débuts

— Résistance de la société

— Résistance de l'Université

— Domination de la religion sur les esprits (Dieu est la solution de tous les problèmes)

— Domination de la pensée magique, moyen essentiel de guérison

— Domination du courant biologique, le médicament principal recours

— Domination de la pensée behaviouriste et comportementaliste, en consonance avec l'éducation familiale et scolaire basée sur l'obéissance et la domination du surmoi, refusant l'ouverture du moi et sa liberté dans le respect de la loi.

Je reviens ici sur les débuts de mon travail à Alep

J'ai débuté mon activité dans un lieu où vivaient des personnes présentant un mélange incroyable de psychoses, d'épilepsies, d'hystéries, de retards mentaux, d'autismes, de handicaps physiques couvrant toutes les tranches d'âges, de deux ans à la vieillesse; cet endroit était connu comme «hospice des vieillards» malgré la diversité des âges. Pour la première fois, dans un tel endroit, s'est constituée une équipe de bénévoles au service des résidents.

Nous avons pu travailler sur le statut du malade: non pas en tant que numéro mais en tant que personne dont il faut écouter la plainte. Nous avons constitué des ateliers dont le but était de vivre dans le temps plutôt que d'attendre la mort. Il y a eu aussi des ateliers de dessin et travaux manuels pour les enfants, les femmes où les hommes avaient plus de mal à participer. Nous avons aussi offert des séances de kinésithérapie ainsi qu'un accès aux traitements médicaux.

De plus, j’ai poursuivi à Damas, un travail avec les handicapés mentaux

Dans des centres pour handicapés mentaux avec les éducatrices et les parents, nous avons créé des espaces de parole pour les aider à accepter les handicaps auxquels ils étaient confrontés et considérer les enfants comme des êtres sensibles et blessés par leur handicap.

Concernant mon travail clinique et ses spécificités

Le travail analytique est une invitation à la prise de parole dans un espace privé par la règle d’or de l’association libre qui permet de «tout dire» (entendons-nous), alors qu'à l'extérieur la parole libre est interdite, obligeant à mille et un détours pour exprimer quelque chose d'un peu personnel. Il est aussi très difficile de dire ou d’exprimer un «non» et cela dans tous les domaines, c’est un aspect culturel.

Mon cabinet est donc lieu de parole et d'écoute pour des gens souffrant de cette interdiction. Un lieu où le moi peut exister alors qu'à l'extérieur il est barré. Un lieu où l'on peut prendre de la distance par rapport à la famille, le travail et la société où règne la fusion.

Concernant l'Université et la psychanalyse

L'Université a toujours été marquée par le behaviourisme et le comportementalisme; elle a déformé la psychanalyse en la considérant comme obsolète et donc inutile.

Concernant la position de la psychiatrie

Au début les psychiatres m'ont considérée comme une concurrente car le psychiatre peut tout faire: thérapie médicamenteuse, psychothérapie et «psychanalyse».

Les hôpitaux psychiatriques en Syrie étaient dans une situation comparable aux hôpitaux psychiatriques français du XIXe siècle. Le premier psychiatre qui a osé proposer d'améliorer la situation du malade et ses droits à être traité de façon décente a prononcé une conférence dans un congrès psychiatrique qui s'est tenu en Syrie en 1963. Il a pu critiquer la psychiatrie en Syrie à la lumière de celle du monde, en particulier la France où il avait étudié.

Jusqu'aujourd'hui, il n'existe dans les hôpitaux psychiatriques publics et privés de Syrie que les traitements médicamenteux et électriques, sans aucune approche psychologique. L'arrivée d’un jeune médecin à l'esprit ouvert permet d'introduire la démarche psychologique mais en évitant soigneusement la psychanalyse et en s'appuyant sur des méthodes mixtes marquées par le comportementalisme. On commence aussi à s'occuper des autistes avec la création d'un premier centre syrien qui leur est destiné.

En bref, la psychanalyse est refusée et combattue par les psychiatres qui ne l'évoquent qu'en dernier recours, en cas d'échec, en insistant de façon dissuasive sur son coût, sa longueur et sa difficulté.

En conclusion

Je viens de vous décrire ici, l'atmosphère dans laquelle a commencé la psychanalyse en Syrie. À cause de tous ces éléments, j’ai dû parler de la psychanalyse et l’exercer dans la discrétion la plus totale, il y avait un contraste entre la demande croissante de psychanalyse et la position de résistance de la majorité des institutions.

La diffusion de la pensée psychanalyste

Le rôle des jésuites et la diffusion de la culture psychanalytique

Peu après mes débuts, un psychanalyste jésuite hollandais formé à Lyon est arrivé en Syrie; ensemble nous avons organisé pour les jeunes chrétiens fréquentant la maison des jésuites des conférences sur la psychanalyse mais celles-ci étaient ouvertes aux jeunes de toutes confessions. Nous a rejoints quelques années après un jésuite syrien venant de Paris 5. Nous devions rendre compte du contenu de ces conférences aux autorités mais nous n'avons jamais rencontré d'obstacle de leur part. Ces conférences ont joué un rôle très positif dans la diffusion de la culture psychanalytique et ont permis de démystifier la conception psychanalytique dans sa relation avec le traitement de la maladie mentale. Nous avons ainsi pu faire passer l'idée que la psychanalyse ne s'adressait pas qu'aux «fous» mais était aussi attentive au malaise de l’homme, à sa difficulté à se tenir debout.

Au bout de 5 ans, j'ai pu constater l'influence de ces conférences sur l'évolution des jeunes qui y assistaient. Ils avaient une autre façon de poser les problèmes de la vie et d'y répondre. Les jésuites avaient tendance à aborder les questions qu'ils rencontraient dans leur action pastorale en termes d'analyse freudienne. De mon côté, j'exposais les thèmes analytiques d'un point de vue lacanien à partir de la clinique. Grâce à cela, le nom de Lacan s'est répandu pour la première fois en Syrie à côté de celui de Freud. Les gens ont compris alors qu'il existait en France, à côté du courant freudien, seul connu jusqu'alors, un autre courant, le courant lacanien. Quand le 3e psychanalyste est devenu responsable, il a mis fin aux conférences, sous prétexte qu'on ne savait pas où elles pouvaient aboutir. Il a mis ainsi fin à la première chaire publique où l'on pouvait parler ouvertement de psychanalyse. Je suis donc revenue à mon isolement, me contentant du travail clinique tout en cherchant une issue. C'est alors que j'ai commencé à me demander comment je pourrais transmettre la psychanalyse et à me préoccuper de son avenir car nous n'étions que 3, avançant en âge.

La sortie de l'isolement

Pour des raisons financières, le voyage en France était difficile. Mais après la guerre, le Liban présentait des opportunités d'ouverture. Il a joué un rôle important du fait du retour des psychanalystes libanais, la guerre terminée. Ceux-ci ont organisé un congrès auquel j'ai assisté. C'était le premier congrès libanais après la guerre et, malgré certaines réserves, j'ai été bien accueilli par mes collègues, en particulier par Mounir Chamoun.

Le Liban a joué un autre rôle dans l'ouverture de la psychanalyse syrienne quand j'ai invité Adnan Houbballah, aujourd'hui décédé, et son épouse Mouzayan Osseiran puis d'autres à faire des séminaires de formation.

La transmission de la psychanalyse

J'avais donc le souci de transmettre la psychanalyse mais comment le faire et à qui m'adresser? Un psychiatre syrien venu d'Angleterre m'a demandé de l'aider à la formation des médecins souhaitant être membres de l'association des psychiatres arabes nouvellement créée. Je devais leur fournir un aperçu général sur la psychanalyse. J'ai sauté sur l'occasion et j’ai travaillé avec eux des textes de Freud pendant deux mois, à raison d'une séance par semaine, dans un petit hôpital de la banlieue de Damas où exerçait ce psychiatre. Nous ont rejoints des psychologues issus de l'université de Damas. Le nombre était donc conséquent. L'année suivante certains m'ont contactée afin qu'il y ait une suite à ce que nous avions commencé. C'est ainsi qu'a débuté en 2000 notre groupe qui est devenu l’École psychanalytique de Damas.

Trois psychanalystes issus de ce groupe exercent aujourd'hui, donc il y a maintenant six psychanalystes en Syrie, et nous continuons nos rencontres bimensuelles depuis neuf ans.

Le vécu du groupe

Les difficultés

Le behaviourisme dominant en Syrie a engendré des résistances à la psychanalyse mais, en réaction, celle-ci a séduit les gens qui désiraient se libérer du carcan imposé par les instances officielles et trouvaient cette approche dynamique et profonde, offrant un lieu de parole et de réflexion. J'ai dû m'inscrire dans ce contexte et utiliser le plus habilement possible ces multiples facteurs. Le virus de la psychanalyse a commencé à gagner et certains ont demandé à être analysés. La psychanalyse devenait un élément essentiel dans la vie de ces membres du groupe. Mais n'oublions pas qu'il leur a fallu vivre le deuil des notions qu'on leur avait inculquées à l'Université. Autre difficulté: le manque de références psychanalytiques en langue arabe. Des traductions des livres de Freud existaient; toutes étaient superficielles à l'exception de celles, sérieuses mais peu nombreuses, de Moustafa Safouan, Moustafa Hijazi et Sami Ali.

L'ouverture

Du fait du niveau du groupe et de la clarification de leur demande, j'ai commencé à ressentir le poids de ce qu'on me demandait:

assurer la psychanalyse personnelle des membres du groupe en coopération avec le psychanalyste résidant à Damas;

assurer la transmission du savoir psychanalytique au niveau intellectuel;

diriger le groupe.

Trois pôles exigeants où il n'était pas sain d'un point de vue psychanalytique qu'une seule personne les assume.

Cela m'a poussée à m'orienter vers la France en demandant l'aide de psychanalystes sensibilisés à la transmission de leur expérience et de leur savoir.

C'est ainsi que l'aventure a commencé. La première psychanalyste française à accepter l'échange est Françoise Myret venue de Lyon pour un séminaire sur les enfants à partir de Françoise Dolto. Y ont assisté beaucoup de médecins, pédiatres surtout, et des parents. Plus d'une vingtaine de psychanalystes lui ont succédé en 9 ans: Marc Ruellan, Sami Ali, Sylvie Cady, Mirna Ghanajé, Adnan Houbballah, Muzayan Osseiran, Jean-Michel Hirt, Jean-Yves Lhopital, Fathi Benslama, Houriyyé Abd al-Wahed, Jeanne Lafont, Pierre Bruno, Isabelle Morin, Jean-Paul Buchet, Pascal Macary, Laure Thibaudeau, Jean-Marie Sauret, Yamina Guelloué-Tabet, Yohanna Cadiot, Nazir Hammad, Anne-Marie Hammad, Neila Tabbara. La langue de ces séminaires était bien sûr le plus souvent le français avec une traduction simultanée en arabe.

c. La traduction: un voyage dans la langue

La traduction nous a confrontés à diverses questions. Nous avons senti que la transmission en langue arabe de la psychanalyse française nous plaçait face à une nouvelle problématique. L'autre langue c'est l'autre, c'est le réel aussi impossible. Nous sommes parfois tourmentés pour retrouver l'introuvable mot adéquat porteur du sens. Nous restons dans l'à-peu-près. Nous sommes travaillés par ce tourment. Mais «à-peu-près» c'est-à-dire à côté, comme dans l'acte psychanalytique qui est intraduisible.

D'autre part, nous étions très conscients de la richesse de la langue arabe, de sa plasticité et de sa diversité; mais comme en français, nous étions dans le domaine de l'insaisissable. La traduction est devenue de l'ordre de l'imaginable qui appartient à l'inconscient. De ce fait la traduction est devenue métaphore. Nous vivions la psychanalyse comme métaphore de la traduction et la traduction comme métaphore de la psychanalyse. La base du discours analytique situe la théorie de la traduction au niveau épistémologique et affronte l'inconscient au niveau de la pensée scientifique qui tourne autour de la relation avec la langue parlée.

Cette traduction simultanée fait subir au traducteur une aliénation linguistique. Il s'efforce d'être fidèle au texte mais ne le sera jamais. Nous avons découvert que la psychanalyse est un travail de civilisation, c'est-à-dire de vie. Nous étions confrontés au jargon lacanien comme (je cite quelques phrases de Lacan intraduisibles en arabe):

"Là où fut ça. … Là où c'était, là je dois advenir. … L'instant de la lettre dans l'inconscient. … Il faut que son désir soit, cela veut dire ça. … Réel et réalité."

La traduction en arabe de ces phrases ne rend pas le sens voulu par l'auteur: "Le réel c'est l'impossible. … La parole et le langage." Or la psychanalyse est basée sur la parole.

L'ouverture à l'autre nous a conduits à affronter la question de la traduction ainsi que celle de l'authenticité de notre expérience en psychanalyse. Comment allions-nous conserver notre mode de recherche en vue d'arriver à une psychanalyse de langue arabe? Cette ouverture vers l'autre à travers un lieu et une langue différents a imposé une position particulière que nous pouvons résumer ainsi: le lieu est Damas, ville d'Orient, centre de l'identité arabe pour le Maghreb, lieu important pour les trois religions monothéistes, pour l'Occident lieu des racines où naquirent son écriture et ses religions. Cinq mille ans de civilisation et donc symbole de la vie mais aussi de la guerre et de la mort. Dans un tel contexte, le transfert et le contre-transfert ont une importance pour ce groupe, à Damas, pour l'avenir de la psychanalyse syrienne en particulier.

Les psychanalystes venus du Maghreb ont demandé à parler en français mais se sont exprimés en arabe avec beaucoup de spontanéité. De même pour les Libanais. Nous nous sommes alors posé la question: qu'est-ce qui, dans le groupe, fait parler l'arabe à des Arabes francophones? La question reste ouverte.

Pour l'éclairer citons quelques témoignages de psychanalystes français et arabes francophones:

«Je crois que ce qui sort dans le groupe, c'est l'identité première. … Lorsqu'on est là il y a une construction, le partage d'une langue puis une identité qui cherche à se dire à travers la langue commune. Au Maroc je ne ressens pas la même chose; je peux faire une conférence en français mais jamais en arabe; les mots ne viennent pas.»

«Il y a une ouverture: je crois que c'est Dieu à dimension réelle. Il y a ici un avenir qui s'intéresse à la psychanalyse car la société n'est pas rentrée dans le post-modernisme. Nous en sommes à défendre la psychanalyse tandis que vous vous y ouvrez. L'avenir est sans doute devant vous.»

«Dire mais «pas tout». Ce que j'ai apporté, le «pas tout», ce n'est pas dans la maîtrise, c'est un risque que j'ai pris et vous pouvez ne pas l'accepter. Vous préférez peut-être le discours du maître qui sait tout. Le «pas tout» implique un désir et de le suivre. C'est ce désir de vivre la psychanalyse avec d'autres. J'ai été passionnée par cette question de Dieu du côté du soufisme. Le fait qu'il y ait des groupes de travail, des conférences, des colloques a-t-il fonction d'écriture de la psychanalyse à Damas? L'expérience analytique est confrontée à la question de la transmission. Cette aventure qui passe par la parole ne trouve pas à se transmettre par l'écrit. Pourtant les écrits lui sont essentiels. Il me semble que la position particulière de la psychanalyse à Damas pourrait permettre d'avancer un peu sur cette question de la transmission.»

«Dans le cours d'un de mes exposés j'avais attiré l'attention sur la question de la métaphore et posé aux personnes du groupe la question de savoir quels étaient en arabe les équivalents des métaphores sexuelles dont la langue française et la langue allemande sont si riches. À mon grand étonnement, le silence a suivi ma question. J'ai d'abord cru à une sorte de pudeur collective qui inhibait les langues puis, après un débat un peu flottant, il est apparu que dans la langue arabe les métaphores se situaient dans le domaine de la mort, de la même façon que dans le français la métaphore a le sexe comme lieu de prédilection. Ce n'est pas seulement une question de différence linguistique mais c'est une découverte qui a une portée épistémique car elle révèle le lien plus masqué à l'intérieur d'une langue entre la mort et le sexe.»

«J'apprécie particulièrement dans le travail psychanalytique du groupe de Damas cet intérêt porté à La langue, le mot revendiqué par les membres du groupe est «clinique» mais il cache le fondement structural de son orientation: faire naître la psychanalyse dans la langue arabe. La question posée et traitée est largement plus grave et sérieuse que les chicanes des problèmes de traduction le laisseraient penser: il ne s'agit nullement de Lacan dans le rapport à la théorie mais de laisser pulser la langue à l'intérieur des cures et se préparer à l'écouter.»

Tous ces témoignages relatent d'une part ce que vivent les arabophones avec nous et d'autre part la manière dont les Français vivent avec nous, je veux dire par-là leur respect de notre approche, de notre recherche afin de trouver une psychanalyse authentique qui ne soit pas quelque chose de collé sur notre peau. Cela va prendre du temps; c'est un travail très lent. Nous avons trouvé dans l'association Jacques Lacan un écho à ce que nous cherchions. Le conférencier a une ouverture qui lui permet d'écouter ce que nous disons; il ne croit pas que sa mission est seulement de transmettre les connaissances psychanalytiques. Il apporte des questions concernant notre clinique dans sa relation à notre culture qui nous aident à lire de façon nouvelle ce que vivent les gens en Syrie aujourd'hui. Plusieurs membres de notre école travaillent avec des réfugiés irakiens: toute la douleur, le choc, la violence qu'ils expriment sont de l'ordre de l'inimaginable. Ce travail va générer quelque chose de très particulier dans notre école. C'est un abîme dans lequel ils peuvent se noyer. Nous devons inventer de nouvelles méthodes pour vivre tous ces problèmes car le cadre du travail actuel est imposé par les organisations internationales dont le but est statistique plus qu'humanitaire, employant les méthodes behaviouristes à court terme, 3 ou 5 séances portées à 10 séances grâce aux efforts de membres de notre école. Pour ces organisations, la manière d'aider est de reproduire le choc car l'individu qui vient doit parler trois fois de son histoire avant d'arriver à l'aide psychologique.

Nous croyons qu'il ne sera pas possible de renouveler la psychanalyse sans un retour à notre expérience clinique; cela nous permettra d'approfondir davantage la signification de ce qu'expriment et vivent les gens que nous écoutons. Cela nous permettra peut-être de faire émerger quelque chose qui vient de notre langue, de notre culture. Je peux reprendre ici une citation d’un intervenant: «Nous ne voulons pas faire de la psychanalyse un empire dont Paris est la capitale».

Jusqu'à maintenant nous avons écouté ceux qui venaient de l'extérieur; il nous faut maintenant assimiler tout cela pour que jaillisse une pratique psychanalytique issue de notre culture, dite dans notre langue.

d. L'ouverture à la mystique

Nous savons tous qu'à la fin de sa vie Lacan s'est intéressé au rapport entre mystique et jouissance; je ne sais s'il connaissait la mystique musulmane. La différence principale entre les mystiques chrétienne et musulmane tient au fait que l'une était vécue le plus souvent par des célibataires retranchés du monde tandis que l'autre l'a été par des hommes et des femmes, mariés ayant un rôle politique et social qui a pu les conduire à la persécution comme al-Hallaj, mort crucifié. Rabi'a al-Adawiya, prostituée puis mariée s'étant laissé saisir d'un amour ardent pour Dieu. Ces soufis n'étaient pas comme on pourrait le croire des rêveurs loin du monde, vivant dans l'extase mais dans le désir de rencontrer l'Absolu à travers une vision basée sur le cœur et non sur la logique, pourquoi le cœur? Car l’image de Dieu Vérité et savoir sont imprégné dans le cœur. La traduction nous a amenés à explorer cette dimension, non sous son aspect religieux mais en tant qu'expérience humaine proche de la psychanalyse dans son organisation relationnelle et son vocabulaire.

Nous avons commencé cette expérience il y a deux ans avec des islamologues français spécialisés dans le soufisme. Nous avons découvert que ces expériences mystiques tournent autour de la passion, de l'amour ardent pour Dieu mais nous pouvons les lire d'une autre manière, avec le langage de Jacques Lacan qui touche par certains côtés à la mystique. C'est en passant par la mystique et son rapport avec la jouissance que son langage pourra être compris et accepté chez nous (c’est une hypothèse de notre recherche qui reste à confirmer dans l’avenir).

Ainsi dans la passion et l'amour soufis, la mort est très présente.

Soufisme

Le chawq est né du manque. C’est un effort perpétuel vers un but inatteignable autrement que par le chawq, c’est un appel au manque qui induit une demande constante.

Psychanalyse

Le chawq correspond au désir: il demande de renouveler sans cesse le désir et c'est le point le plus important pour faire appel à ce qui est absent dans le soufisme comme en psychanalyse. Le soufisme exprime la castration symbolique ou le manque comme la perte pure.

On peut citer aussi:

— L'anéantissement nécessaire pour vivre comme en psychanalyse il faut laisser tomber tout ce qui est lourd, tout ce que le moi porte comme menace du surmoi pour que le vrai moi dynamique resurgisse

— Le cœur et la langue: le cœur pour aimer et la langue pour le dialogue entre le sujet divin et le soufi qui sont une connaissance évidente; comme dans la séance de psychanalyse où surgit une connaissance subite de l’inconscient à travers les liaisons que l’on peut faire dans la chaîne des signifiants

— Le masochisme et le narcissisme

— Le silence divin qui n'est pas synonyme de néant comme en psychanalyse le silence du psychanalyste (très mal vécu chez nous) qui suscite davantage d’associations libres ne signifie pas son absence.

— La relation à l'image de Dieu qui n'est pas Dieu lui-même, l'image que l'on a dans le cœur étant façonnée par notre relation à Lui; en psychanalyse, c’est toute la dimension de la projection.

Tous ces concepts présents dans notre culture et notre langue qui sont le signe de tout ce qui est relation à l’Autre peuvent être abordés dans une démarche psychanalytique. En effet chez nous l’accent est mis sur l’être et non sur le faire. Nous trouvons aussi des dits similaire à la phrase de Lacan, par exemple : «L'amour c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui ne veut pas» (Séminaire 12). On peut de notre côté mieux comprendre cette phrase grâce aux parallèles avec l'expérience mystique.

Conclusion

Dans la mystique nous cherchons la structure langagière et la structure conceptuelle comme pensée et expérience humaine, ce qui nous a amenés à poser la question de la jouissance féminine et masculine dans leur rapport avec la mystique car la poésie mystique est pleine des conceptions de jouissance. C’est grâce à cette approche que nous avons pu parler de la jouissance pour la première fois sans détour.

Rafah Nached

rafah.nached@voila.fr

Rafah Nached est licenciée en philosophie, DEA de psychologie clinique et exerce la psychanalyse en Syrie depuis 1985.

Note

1 Seuil, 1986, p. 14.

Rafah Nached – Histoire de la psychanalyse en Syrie

Résumé: Faire connaître la psychanalyse en Syrie, c’est tracer un chemin dans un lieu hostile à la psychanalyse, marqué par le comportementalisme, offrir aux gens un lieu de parole, inviter des psychanalystes de France pour assurer l’ouverture et la formation des nouveaux membres. Cela a amené à se poser la question de la traduction, passage d’une langue à une autre, d’une culture à une autre, d’une structure de pensée à une autre ce qui a nécessité une recherche approfondie dans la langue arabe à partir du langage mystique. Le colloque qui s’est tenu à Damas les 19 et 20 avril 2010 s’inscrit dans cette problématique.

Mots-clés: Psychanalyse – Traduction – Structures langagières différentes.

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Contribution de Rafah Nached, Damas, Syrie Le 27 janvier 2011, lors de la table ronde sur l'histoire de la psychanalyse au Maghreb et au Machrek, j'ai préféré n'être que spectatrice du fait des événements qui agitent le monde arabe. La discussion qui a eu lieu dans la salle m'a permis de faire deux constatations; je vous les livre telles quelles sans, pour une fois, d'autocensure.

1ère constatation: pourquoi nous, les Orientaux, avons-nous recours à l'argument que la psychanalyse dans le monde arabe est difficile à pratiquer voire impossible du fait des contraintes politiques? Cela a été traité à de nombreuses occasions et dans de grandes manifestations, comme par exemple à l'UNESCO à Beyrouth...J'ai toujours pensé que ce n'est pas là que réside notre problème et ce soir-là, à l'IMA, j'ai mieux compris, grâce à ma distance de spectatrice à l'écoute des questions de la salle. N'est-ce pas un signe de notre résistance à nous psychanalystes par rapport à la psychanalyse elle-même? Je me suis dit que nous avions une très riche clinique; alors pourquoi à chaque fois que nous avons à prendre la parole sur notre clinique nous réfugions-nous derrière des obstacles qui sont réels mais pas de premier plan? Je me suis alors demandé: cela ne vient-il pas de notre difficulté à conceptualiser notre clinique? Conceptualiser signifie "élaborer une représentation mentale générale et abstraite d'un objet". On se trouve toujours dans l'imitation de la psychanalyse en France au lieu d'être dans une relation d'échange qui nécessite ouverture et écoute des deux côtés pour ne pas tomber dans la position de miroir, ce qui se produit aujourd'hui dans certains cas.

2ème constatation: depuis un certain temps j'entends des Français dire que la psychanalyse en France est en crise. Or le nombre de personnes dans la salle et les questions posées, témoins d'un grand intérêt pour la psychanalyse, m'ont fait réfléchir à la nature de cette crise. Est-elle seulement due à l'importance prise par certains courants comme le behaviourisme? Le problème n'est-il pas que certains courants, oubliant la clinique qui est notre trésor à nous tous, se sont créé des idoles et sont figés, ont tourné en rond dans la compréhension et l'interprétation, au lieu de tuer le père et d'inventer une nouvelle lecture de l'expérience humaine? Car aujourd'hui l'humanité traverse une phase dangereuse et la crise de la psychanalyse ne vient-elle pas de la peur d'affronter cette phase qui touche l'humain en tant que tel? On se lamente sur la mort de la psychanalyse, mais la psychanalyse est-elle vraiment morte? N'est-ce pas à elle de mener la réflexion sur ces questions qui concernent l'homme en danger? Je voudrais exprimer par là combien je suis surprise par ces lamentations. En Occident la psychanalyse ne vit-elle pas dans le TOUT, comme opulence qui l'asphyxierait? Merci mes chers amis pour la soirée passée avec vous et pour tous les efforts que vous faites pour que nous soyons en communion les uns avec les autres. Rafah Nached, Damas le 23 février 2011.