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Coup et après-coup de la mort de son psychanalyste
Coup et après-coup de la mort de son psychanalyste
Coup et après-coup de la mort de son psychanalyste34
« De la mort comme des couleurs, nous ne savons pas parler ».
Albert Camus
La mort de son psychanalyste est un coup d'arrêt injustifiable. Point d'analyse sans l'éternité devant soi. L'analysant doit pouvoir jouer toutes ses pulsions de mort et de vie « en toute impunité ». Lui qui est sollicité à se remémorer toutes les étapes de son histoire jusqu'au plus profonds vécus infantiles doit pouvoir croire qu'il peut aller au plus loin et au plus longtemps dans l'exploration de sa psyché dans un cadre hors du commun qui se situerait presque en dehors du temps. Avec la mort de son psychanalyste tout est bouleversé. Il perd un être plus que cher qui assurait la continuité, la permanence, de sa vie psychique. Brutalement les catégories mises en jeu dans la cure risquent de se dénouer.
Alors que l'analysant était venu dans un lieu abrité dans lequel ses vécus traumatiques pouvaient être entendus et dépassés, c'est le lieu lui même qui devient agent d'un traumatisme…Il se retrouve seul confronté à un brutal rappel de la réalité.
Comment dire adieu à son psychanalyste lorsque celui-ci vient à mourir alors que le parcours analytique n'est pas terminé et que le lien transférentiel n'est pas dénoué ? La mort prive l'analysant de jamais pouvoir « jeter » son psychanalyste. En effet si le psychanalyste en fin de cure est appelé à « déchoir » de sa position, sa mort non seulement ne correspond pas à l'activité mentale supposée au processus de « liquidation » du transfert mais au contraire risque de raviver le transfert et d'en faire un transfert éternel. Car si la mort est logée dans l'amour alors, lorsque celle-ci se présente réellement, elle peut avoir comme conséquence « d'immortaliser » l'amour de transfert.
La question de la mort de l'analyste peut se poser aussi pour celui-ci lorsqu'il se sait atteint d'une maladie mortelle. Le psychanalyste peut-il, et si oui selon quelles modalités, introduire dans le transfert sa propre mort ? Si l'éternité n'a pas à être démolie car elle est constituante du transfert, comment la soutenir en non-dupe ? Comment ne pas la dénier ni la laisser envahir la cure ?
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Si on peut se demander que faire pendant la maladie, la question se pose aussi : que faire après ? que faire avec les patients ?
C'est une amie psychanalyste qui m'a appris non pas ce qu'il fallait faire ou ne pas faire mais comment inventer une façon de faire.
Un jour, il y a douze ans environ, elle m'a demandé si elle pouvait donner mon nom comme analyste à un patient d'une autre collègue décédée brutalement en pleine activité analytique. Elle m'a expliqué qu'après la mort de cette collègue, elle avait avec quelques autres psychanalystes– deux je crois – décidé de recevoir les patients de cette collègue décédée pour leur annoncer la mort de leur analyste et les revoir autant de fois que cela leur serait nécessaire, mais qu'en aucun cas elle ne serait l'analyste de ces patients.
Elle qui avait souffert d'avoir été trop tôt, trop vite interpellée par son propre analyste pour être passeur, pour faire partie de l'Ecole Freudienne de Paris ; elle qui, à peine l'analyse terminée, se faisait inviter à dîner par son analyste, elle qui avait souffert d'une forme de non-respect du transfert qu'elle ressentait perdurer au-delà même de la fin de l'analyse, elle prenait soin du transfert des patients de son amie et collègue, elle prenait soin du transfert encore en acte à l'égard de l'analyste décédée, elle prenait soin du transfert à la psychanalyse.
Elle se comportait en psychanalyste, quitte à ne prendre aucun patient de sa collègue décédée sur son propre divan. Et pourtant, ils insistaient, ils avaient rencontré en elle une analyste, qui plus est, une analyste qui connaissait leur analyste décédée, et ils ne voulaient pas la lâcher. Mais elle les a amenés jusqu'à pouvoir la lâcher, eux qui venaient d'être confrontés à un lâchage brutal, eux qui venaient d'en être victimes.
Je dis ce mot exprès, car il est beaucoup repris de nos jours. Je le dis exprès pour dire qu'il n'y a pas de victime, ou plutôt la première victime est le mort lui-même. S'il y en a, il y a une élaboration à faire pour quitter cette position, ou pour entendre quelle autre chaîne de victimisation la mort présente fait entrer en résonance. C'est une souffrance, un cri qui est exprimé le plus souvent, plus qu'un retour sur soi sur le mode : voyez ce que l'autre m'a fait.
Quand le patient que j'avais accepté de recevoir est arrivé chez moi, il avait certes perdu son analyste, son lien avait été coupé au plus vif de son transfert, quelque chose de lui s'en était parti à jamais avec le départ de son analyste. La vie/la mort de laquelle il était protégé par le cadre de l'analyse avait fait irruption et avait fait éclater le cadre. Mais il n'avait pas perdu confiance dans la psychanalyse en tant que telle. C'est une véritable demande d'analyse qu'il venait poser, poser chez une autre dont il attendait qu'elle soit autant analyste que son analyste et que l'analyste qui l'avait reçu.
Lourde charge. Etre à la hauteur, être cependant soi-même. Partir de ce que le patient livre dans l'actuel, alors que le patient porte en lui tout ce qu'il a déjà livré, tout ce qu'il a déjà traversé, alors que le patient porte en lui déjà toute une histoire analytique. Cette fois-ci, ce n'est pas lui qui a interrompu son analyse, pour toutes sortes de raisons dont il pourrait ou pas rendre compte mais qui sont les siennes ; non, cette fois-ci, c'est l'analyste qui a interrompu l'analyse, et cela sans raison, si ce n'est la raison définitive.
Bien sûr cela arrive toujours mal, cela arrive justement dans le cas présent à un homme lui-même abandonné par sa mère, c'est ainsi qu'il le vivait, en fait donné par sa mère à sa grand-mère. Puis, à l'age de cinq ans, de nouveau arraché brusquement au lien qu'il avait créé avec sa grand-mère, pour être repris par sa mère.
Cela arrive toujours mal, cela arrive justement à un homme qui a souffert de ruptures affectives. Et, bien sûr, cela arrive toujours au mauvais moment.
L'analyse, c'est le cadre, mais ce n'est pas que le cadre. Quand le cadre vole en éclats, l'analyse ne vole pas pour autant en éclats, surtout pour ceux qui ont eu la chance de rencontrer un deuxième analyste qui ne recouvre pas le temps du choc, le temps du deuil, par une reprise immédiate du processus analytique. Il faut du temps pour que l'analysant se “ reprenne ”, qu'il ne se laisse ni entraîner dans la tombe avec son analyste, ni entraîner vers l'idéalisation de son analyste mort, pour qu'il puisse véritablement s'adresser à une autre personne.
Cette collègue m'a beaucoup appris. Elle m'a appris à réfléchir, elle m'a appris à penser les relations entre l'intime, le privé et le public. Elle as su mettre en place un « cardo », c'est-à-dire ce gond qui tient la porte entre le dedans et le dehors. Elle m'a appris le passage. Elle a su faire passer ces analysants encore sous le choc, elle a su nous faire passer, elle-même et les collègues psychanalystes encore sous le choc. Elle a su nous donner ainsi qu'aux patients une modalité qui permette le passage.
En essayant de penser au plus juste la conduite à tenir, qui doit prendre en compte que la mort n'interrompt pas le transfert à l'analyste, qu'après sa mort l'analyste reste l'analyste, et aussi prendre en compte que, cependant, le processus analytique nécessite le rapport à un analyste réel, en essayant de penser ces deux choses, elle a maintenu la dimension humaine et la dimension analytique qui veut que l'on prenne le temps pour faire sien et porter au niveau de la parole – parole pleine dirait Lacan – ce qui en fait garde sa mutité.
Et puis il y eut une autre collègue, mon amie, emportée brutalement en six semaines, il n'y a même pas encore deux ans. Si brutalement qu'elle n'a pas pu dire au revoir à ses patients et qu'eux aussi n'ont pas pu lui dire au revoir.
J'ai été des deux côtés : de son côté,à son chevet, et du côté de ses patients. J'ai vu l'immense douleur que cela représentait pour elle. J'ai vu l'arrachement qu'elle traversait. J'ai vu l'angoisse devant cette responsabilité à laquelle elle était engagée et qu'elle ne pouvait plus tenir. Avec elle, j'ai rédigé la lettre annonçant à ses patients qu'elle était dans l'impossibilité de les recevoir mais qu'un deuxième courrier leur parviendrait dans six semaines.
Elle n'a pas pu rédiger cette deuxième lettre, elle était déjà partie, elle aussi, pour ce voyage sans retour. Sans recommandation pour chacun d'eux, elle n'en avait déjà plus la force, elle m'avait confié ses patients.
Pétrie d'effroi, le cœur serré, moi-même en pleine détresse, il n'était pas question que je me dérobe, j'ai pris en main la responsabilité qu'elle m'avait donnée. Pourquoi à moi, pourquoi pas à d'autres ? Question sans réponse. Il n'y en aura pas de réponse et, Dieu sait s'il me reste des questions à lui poser et des choses à échanger avec elle, sur ses patients justement. J'ai alors rédigé une lettre adressée à chaque patient leur annonçant le décès de leur analyste et leur disant que j'étais à leur disposition s'ils souhaitaient que nous en parlions, ou pour les guider dans le choix d'un nouveau parcours psychanalytique.
Si j'ai pu formuler les choses ainsi, c'est forte de ce que j'avais appris de ma première amie psychanalyste et appris, en négatif, d'autres patients moins chanceux qui s'étaient, par exemple, retrouvés en analyse avec la veuve de leur analyste. J'étais prête à cette fonction intermédiaire, fonction de passage.
Un grand nombre de patients sont venus me voir, pour… parler, parler de leur analyste, comprendre son décès si rapide, parler de leur chemin avec elle. J'ai eu des témoignages superbes sur sa manière d'entendre, de soutenir, de bousculer avec un mot d'humour.
J'ai eu des témoignages singuliers, tous uniques, sur l'analyse comme parcours et comme rencontre.
Je m'étais préparé une liste de collègues prêts à recevoir les patients qui souhaitaient poursuivre l'analyse. Il y en a eu quelques-uns pour lesquels il était essentiel, vital, de retrouver au plus vite l'adresse analytique de leur parole, mais pour la plupart il était trop tôt. Le temps était à la pensée d'eux-mêmes et de la chère disparue.
Beaucoup m'ont dit à quel point la disparition de celle qui était le témoin de leur vie était éprouvante, comme une amputation. Beaucoup m'ont dit qu'il s'agissait là d'un lien unique, différent d'un lien à un être cher, d'un lien original. Beaucoup ont cherché à comprendre, à définir ce lien. Tant que la personne qui soutenait ce lien était là, ils n'y pensaient pas, mais maintenant que celle qui était à l'origine de ce lien n'était plus, ils voulaient en comprendre quelque chose.
Par ailleurs, beaucoup ont exprimé leur souffrance de se retrouver seul avec quelque chose d'intransmissible à leur entourage. Comment parler, a-t-on même le droit, n'est-ce pas indécent de parler d'une peine, d'un lien si secret, si personnel ? Que peuvent en comprendre ceux qui n'ont pas fait l'expérience de ce lien analytique ?
Beaucoup ont exploré avec moi ce « petit bout de soi » parti avec la décédée, mais aussi ce petit bout de soi – un objet, une lettre, une parole – qu'ils auraient tellement aimé lui donner pour rendre la séparation plus abordable. Ce petit bout de soi vers la disparue, ils en étaient privés et se demandaient comment ils allaient faire pour s'en passer. C'est presque cela qu'ils trouvaient plus inhumain que la mort elle-même.
A une autre occasion j'ai eu le témoignage de patients qui avaient pu « accompagner » leur analyste dans sa maladie. J'ai eu le témoignage de patients que leur analyste avait laissé s'approcher de lui alors qu'il était au plus mal mais voulait néanmoins soutenir sa fonction d'analyste. Ce que j'ai reçu comme témoignage de leur part c'est un remerciement de leur avoir permis de l'approcher de si prés et de constituer avec lui ce « corps à plusieurs » face au combat. L'analyste les avait quittés en leur permettant d'emporter quelque chose de lui qui était ce qu'ils avaient apporté d'eux mêmes pour ce dernier combat. Il leur avait donné comme un viatique qui, selon la définition du Petit Robert, est une provision d'argent pour le voyage. Pour leur voyage, après son départ, dans leur propre vie, il leur avait donné quelque chose à emmener avec eux . Pour le sien aussi sans doute.
En suivant ces lignes, j'aboutis à la pensée que le psychanalyste est plus préparé que d'autres à la mort, peut-être pas le psychanalyste mais la psychanalyse. Comme si la psychanalyse était une modalité du rapport à la parole et à l'autre qui incluait la mort, qui incluait la capacité de tenir face à la disparition.
La psychanalyse me semble être un processus de transmission dans lequel l'analysant ne reçoit pas à proprement parler une transmission qui supposerait un contenu, mais plutôt dans lequel l'analysant reçoit la transmission d'une position à tenir dans la vie qui est celle d'un exil premier dû à la langue et d'un premier objet, ou jouissance, perdu. Il reçoit de l'analyste cette possibilité de déplacement, et surtout cette interrogation sur la tentation dans laquelle il se trouve – où nous nous trouvons tous – de s'offrir lui-même à la jouissance de l'Autre, l'Autre pouvant être la mort. Sans cesse est interrogé au cours de l'analyse ce désir de s'offrir comme objet à la dynamique érotique de l'Autre. Le psychanalyste se prête à cette tentation, y donne présence, voix, corps, sinon il n'y aurait pas d'analyse, mais sans s'y laisser enfermer, en ré-ouvrant sans cesse la question par une interrogation constante de toutes ces formes de don de soi.
Il s'autorise à cette parole parce qu'il la fonde non pas sur sa propre jouissance mais sur la propre intégration de sa mortalité. Au nom de quoi parle-t-on d'acte psychanalytique et au nom de quoi des paroles peuvent faire acte pour le psychanalysant, si ce n'est au nom de ce qui dans l'acte ne se dérobe pas à la mort ?
Paris, Juin 2003.
phassoun@hotmail.com
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Ce textte a été publié antérieurement par la revue « Générations » Générations, Éditions NHA, 3 rue de la Boétie, 75008 Paris
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