Gêne éthique

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Gêne éthique

"Voici que l'homo sapiens est en voie de devenir Homo biologicus, un étrange bipède qui cumulera les propriétés de se reproduire sans mâle comme les pucerons, de féconder sa femelle à distance comme les mollusques Nautiles, de changer de sexe comme les poissons Xiphophores, de se bouturer comme le ver de terre, de remplacer ses parties manquantes comme le triton, de se développer en dehors du corps  maternel comme le kangourou, de se mettre en état d'hibernation comme le hérisson"
Jean Rostand

"Il se pourrait que la finalité inconsciente des bricolages contemporains consiste à bouturer l'humain de qualité, celui qu'on affinerait de génération en génération par le tri d'embryons surnuméraires, au fil des efforts de purification génique"
Jacques Testart

RESUME

Après Darwin qui découvrait l'origine animale de l'homme, on sait aujourd'hui que 90% de notre génome est commun avec celui de la souris, 99% avec celui du singe. Cependant, bien que soumis comme l'espèce animale, aux lettres de son génome, l'homme -parce qu'il parle- relève aussi de la Lettre de l'inconscient.

Si les avancées de la biogénétique et des neurosciences ouvrent des perspectives thérapeutiques prometteuses, on ne peut ignorer que ce pouvoir de manipuler l'humain, au lieu même d'où il s'origine, risque aussi de mettre en péril ce qui le fonde dans sa subjectivité.

A l'évocation de la thérapie génique, les espoirs vibrent, tandis que s'ouvre la brèche des dérives eugéniques: à l'instar des céréales, n'est-on pas en passe de faire de l'homme un OGM, en vue d'améliorer l'espèce? Thérapie génique, certes, mais aussi....transgenèse, eugénisme, clonage et toutes dérives à l'horizon du possible?

Le "désir de savoir", dans le sillage de la curiosité infantile, pousse à conquérir le réel. Justifiant l'utopie progressiste, la machine s'emballe qui machinise l'humain, et s'accommode mal des limites imposées par la loi.. Des tours de passe-passe in vitro brouillent les repères généalogiques, et s'attaquent au montage symbolique de la filiation. Ce faisant, c'est le cadre même de nos représentations qui se volatilise.

Si les lois de bioéthique tentent de réguler la fabrication du vivant, suffisent-elles pour autant à préserver le devenir de l'homme de ses dérives chosifiantes, quand c'est le principe même de la différenciation et de l'altérité qui s'efface?

Le montage de l'Interdit, qui fonde l'espèce humaine se heurte à la cause de la liberté sans entraves. Les barrières de l'impossible reculent, celles de l'Interdit s'émoussent. Le "self-service normatif" institue les droits subjectifs et la loi privée à la place de la Loi symbolique instituante. Le marché du vivant breveté, mondialisé est prêt à alimenter, sans état d'âme, une demande sans limites, à mesure que l'ingeneerie génétique vient effectuer les fantasmes les plus archaïques.

Ne demande-t-on pas alors au Droit de légiférer l'impensable à venir?

Il y a à peine 1/2 siècle, Watson et Crick découvraient la structure de l'ADN. Le même Watson aujourd'hui prétend "posséder le "mode d'emploi" de l'être humain"2, ultime réponse à l'injonction socratique "Connais-toi, toi-même". Un petit détail lui échappe cependant : comme toute espèce vivante, l'espèce humaine relève certes, des lettres chimiques de son génome, mais l'homme parle, et parce qu'il parle, il relève aussi de la Lettre obscure de l'inconscient. L'espèce humaine fait exception de se fonder outre la transmission génétique sur une transmission symbolique, et outre l'hérédité biologique sur un héritage inconscient. A oublier cet écart irréductible, certains confondent le décryptage du génome et l'écriture d'une vie. Probablement saisi d'un doute soudain, François Jacob -dans un volte-face- clôt ainsi son essai « La Souris, la Mouche et l'Homme » : « Notre condition est irrémédiablement liée à l'imprévisible...Nous sommes un redoutable mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines. Le siècle qui se termine s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. Saura-t-il résoudre de telles questions?»

La génétique, mot magique, fait vibrer tous les espoirs: espoirs de guérison, de maîtriser la mort, espoirs de fabriquer la vie, d'améliorer l'espèce, et si le clonage humain à visée reproductrice suscite aujourd'hui un tollé de bon aloi, des chercheurs aussi divers que James Watson, Axel Kahn, Jacques Testart le pensent "inévitable" : ainsi, en 98, le Sénat américain a repoussé une proposition qui visait à interdire définitivement toute forme de clonage humain. Henri Atlan va plus loin, il y apporte sa caution "le clonage reproductif -écrit-il- ne serait pas un mal, l'interdiction n'est pas éternelle, mais relative à l'état actuel du développement moral de l'humanité"3. Dans ce même essai, Roger-Pol Droit poursuit: "Dans tout dessin animé qui se respecte, le héros continue d'avancer dans le vide, avant de s'apercevoir que le sol a disparu. Alors seulement il tombe en poussant de grands cris. Nous pourrions faire l'économie de ce moment pathétique, en nous convainquant que nous sommes déjà au fond du précipice. La question n'est plus de discerner ce qui est souhaitable de ce qui ne l'est pas, mais de faire comme si ce qui parait le plus hautement probable existait déjà"4. Affaire conclue, aussi dans une suite logique, Marc Augé propose rien moins que d'inventer de nouveaux montages de filiation, en vue de respecter les droits du clone5.

Philosopher sur les droits du clone relève peut-être de la génétique-fiction, mais, quand en 94 l'Unesco proclame le génome humain "patrimoine de l'humanité", on entend bien en filigrane que l'espèce humaine est menacée?

Ces questions, ce sont les nôtres, en tant que membres de l'espèce humaine, mais aussi en tant que citoyens et Sujets, participant tant d'un écosystème, que d'un ordre symbolique, car le génie génétique creuse sans aucun doute, une ligne de faille qui fait rupture épistémologique. Là où certains s'inquiètent des risques de désinstituer l'homme au nom de la « liberté de recherche », d'autres lancent des anathèmes et condamnent pour obscurantisme.

A la croisée des chemins, est-il encore temps de s'arracher de la fascination du discours scientiste et pragmatique, pour en penser les conséquences sur les montages de la civilisation, qui marquent l'écart de l'espèce humaine?

Le génie génétique fragmente les corps à l'infini, il ébranle nos représentations les plus fondamentales, tandis que la bioéthique tente de réguler l'appropriation du vivant. Après les crimes nazis, le code de Nuremberg énonçait déjà l'interdit de faire de l'homme un objet pour la science. A-t-on le droit d'instrumenter la vie humaine? Telle est bien la question remise à l'ordre du jour avec la révision des lois de bioéthique de 94, mais comment pourrait-on maintenir, en France, l'interdit de recherche qui frappe l'embryon, quand s'ouvre la voie des thérapies cellulaires, la production de protéines pharmaceutiques, et avec le clonage thérapeutique, la perspective de greffes sans rejet, le tout bien entendu, dans un contexte de compétition internationale?

Entre le refus d'instrumenter l'embryon humain, l'intérêt des malades, et les enjeux économiques, comment concilier éthique et thérapeutique, transcendance et utilitarisme?

Bien sûr, mettre l'embryon humain à disposition de la recherche et du bizness, suppose de modifier sa représentation: ou bien c'est une personne potentielle, et on maintient l'interdit, ou bien un "grumeau de cellules"6, et on en fait un objet d'expérimentation. Voilà deux conceptions de l'homme qui amènent à repenser les catégories de représentation qui nous fondent: pour Jacques Testart, "respecter l'embryon humain(..) c'est accepter que notre rapport à l'humanité fonde la civilisation "7. Tandis que du côté anglo-saxon, plus pragmatique, la fin justifie les moyens. Un pas radical fut franchi, lorsque cet été le gouvernement britannique approuva la fabrication par clonage d'embryons humains pour la recherche : il ne s'agit pas là d'utiliser les embryons congelés abandonnés, ceux qu'on dit " surnuméraires " ou ne faisant plus " l'objet d'un projet parental ", ou " embryons-orphelins ", mais de créer des embryons en vue de les livrer à la recherche..

Là où les mythes et les religions avançaient une fiction pour habiter le vide et répondre à l'énigme de la vie, là où l'abîme s'articulait autour d'interdits pour que les hommes se donnent une raison de vivre, et de mourir, la vie, la mort, et même l'amour, seront redéfinis à la lumière crue des avancées biologiques.

Alors que la fiction métaphorise l'origine psychique de l'humain, la nouvelle Genèse - selon Jérémie Rifkin8 et Monette Vacquin9- conçue en laboratoire, s'appelle génétique, et abolit la métaphore. Mais la Science a beau refouler la fiction, elle fait elle-même fiction, c'est le scientisme. Alors faute de dieux pour organiser le monde, l'Etat qui ne sait à quel Saint se vouer en appelle aux experts, gourous des temps modernes, pour que se banalisent les montages biologiques inédits, et que se façonne en douceur une autre représentation de l'homme? Que les politiques s'en remettent ainsi aux experts, ne dit-il pas quelque chose du désarroi d'une société, prise au piège d'une mécanique qui se heurte à nos constructions symboliques: le concept même de bioéthique -en tant que Discours autonome- ne résonne-t-il pas comme symptôme, symptôme de l'impasse de l'actuel et de l'acting, qui de positivisme en pragmatisme signe la fin de la métaphysique? Car si les lois de bioéthique tentent de réguler la fabrication et la gestion du vivant, suffisent-elles pour autant à préserver le devenir de l'homme de ses dérives chosifiantes, quand c'est le principe même de la différenciation et de l'altérité qui s'évanouit ?

En cet instant crucial où la vie va prendre dans la transparence glacée de l'éprouvette, en cet instant où le fantasme originaire prend corps, désaffecté, désinfecté, psychiquement correct, les fabricants de vie, fascinés -comme tout un chacun- par la maîtrise du vivant, n'ouvrent-ils pas involontairement la porte à la perversion, qui du fantasme fait Loi? Le manque-à-être est grisé d'omnipotence infantile, la pulsion d'emprise sature le champ épistémophilique. Si l'objet est fascinant, l'illusion de sa saisie écrase le champ de la pensée.

Ecoutons Daniel Cohen, généticien: "Je crois en la possibilité d'une nouvelle évolution biologique humaine consciente et provoquée, car je vois mal l'homo sapiens(...)attendre patiemment et modestement l'émergence d'une nouvelle espèce humaine par les voies anachroniques de la sélection naturelle...l'homme deviendra l'artisan de sa propre évolution biologique...sur le mode de l'intervention génétique consciente...on pourrait ainsi aboutir à une nouvelle évolution de l'homme, mais sans le détour de l'isolement( ?) reproductif. L'homme évoluerait tout en restant lui-même, sans solution de continuité, à l'issue d'un processus évolutif inventé par lui-même"10...La raison scientifique à en perdre la raison. Retour d'un passé traumatique qui ne passe pas (on se souvient des Lebensborn nazis), fantasme mégalomaniaque, ou propos visionnaire du biopouvoir de demain?

La version US n'est guère plus rassurante: « Nous entrevoyons à présent une chance de nous dégager de notre constitution intime et d'intervenir directement sur ses défauts, de poursuivre et de perfectionner consciemment le produit admirable de deux milliards d'années d'évolution, bien au-delà de notre perception actuelle de ses possibilités »11

Déjà en 1913, le Président Théodore Roosevelt rêvait d'une société épurée : « Nous nous rendrons compte un jour que le devoir fondamental et incontournable du bon citoyen, du citoyen de bonne souche, consiste à transmettre son sang à sa descendance ; nous devons également comprendre que rien ne nous autorise à permettre à des citoyens de mauvaise souche de se reproduire...Mon souhait le plus vif serait que les individus malsains puissent être totalement empêchés de se reproduire...et donner la priorité à la reproduction des personnes convenables... »12

Le projet eugéniste a la vie dure, mais aujourd'hui le génie génétique permet de relancer l'idée d'une forme sans doute plus subtile d'eugénisme, mais encore plus redoutable, qui mettrait au point la meilleure formule de l'espèce humaine pour n'avoir plus qu'à la reproduire. L'humanité - nous promet-on- « prendrait le contrôle de sa propre évolution, en manipulant irrévocablement le germen ».

Avec la chirurgie génique, « il ne s'agit plus de modifier le produit, mais la matrice même qui permet de le produire »13. Depuis le petit coup de pouce donné au coup par coup à sa descendance, jusqu'à l'espoir d'intervenir sur les lignées germinales, aux fins de modifier l'espèce à travers les générations, le spectre de l'eugénisme est à portée de scalpel génomique.

Ce qui paraissait délirant hier s'expérimente aujourd'hui, ce qui est réalisable se réalisera. Ainsi la Commission Nationale de Bioéthique des Etats-Unis -dont le pouvoir n'est que consultatif- recommande d'interdire le clonage reproductif, mais introduit une clause permettant de reconsidérer la question après un certain délai.

Le supermarché génétique propose sur Internet la réalisation de tous les fantasmes, à mesure de leur faisabilité. On y trouve du sperme de Nobel, des ovules de modèles, des mères porteuses, des candidats au clonage, tandis qu'avec la possibilité de trier les embryons, des enfants,

aux Etats-Unis, portent plainte pour "naissance inacceptable"14. Tout comme en France, le récent arrêt Perruche fera jurisprudence, d'accorder réparation à un enfant né handicapé, suite à une erreur médicale.

Entre fécondation in vitro et diagnostic pré-implantatoire, Jacques Testart voit une conception vétérinaire de la vie, qui trie les donneurs de sperme, et privilégie "une généalogie de l'étalon" avec pedigree, plus élitiste que celle, issue de ce qu'il appelle " coït écologique ".

Demain, pourquoi pas, une jeune femme congèlera la moitié de son embryon cloné par scission, pour le faire naître 20 ans plus tard, pour occuper sa retraite. Ce sera le jumeau de son premier enfant, avec 20 ans d'écart, éventuellement amélioré génétiquement, en fonction des défauts constatés sur le premier... À moins que l'embryon cloné ne serve déjà de réservoir de pièces détachées pour son jumeau génétique en cas de nécessité. Catherine Labrusse-Riou pose la question: Chacun aura-t-il, un jour, son double dans le frigo ? Loin d'être, une plaisanterie, Robert Edwards, "Père" -comme on dit- du premier bébé-éprouvette - Louise Brown- en fit la proposition !

Discrimination, sélection, tests génétiques à l'embauche aux USA, primes d'assurances en fonction de probabilités génétiques pour les britanniques... et en France, sait-on qu'il existe un moratoire pour les assurances, et que dès 2004, nos cotisations pourraient bien être calculées en fonction de notre carte d'identité génétique.

Avec les futures puces à ADN, un risque potentiel devient un destin. La probabilité établie tient lieu de réalité fantasmatique avec son cortège d'angoisses, car la médecine prédictive est tout autant incertaine (excepté pour quelques rares maladies monogéniques ), que psychiquement destructrice .

Chaque jour nous offre une découverte inédite, qui biologise le psychique et le social et radicalise l'inné par rapport à l'acquis, avec toutes les conséquences politiques qui s'ensuivent (gène de la délinquance, de l'homosexualité, de l'infidélité, de l'alcoolisme, gène de la schizophrénie) . Comment échapper au syndrome de l'enfant parfait, quand le concept d'anormalité se mesure en rapport à une norme, de plus en plus exclusive de l'autre différent? De l'enfant du désir, on est passé à l'enfant d'un projet, avec ce que ce glissement sémantique engage d'instrumentation de l'autre : l'embryon serait -je cite Rostand cité par Testart- "blanchi de toutes tares, épuré du hasard, du désordre et du risque"15. et il poursuit "On ne voit guère d'humains, qui méritassent de soustraire leur tissu germinal au bistouri épurateur (...) de la suppression de l'horrible à celle de l'indésirable, il n'y a qu'un pas". Qu'un pas, certes, de la thérapie génique à l'eugénisme, de la pulsion de vie à la pulsion de mort, dont le clonage, cette vie qui se clôt sur elle-même, est l'expression gelée. Baudrillard a cette magnifique formule: le clonage fait de l'individu "la métastase cancéreuse de sa formule de base...au-delà du sexe et de la mort"16.

Le vivant conçu en laboratoire permet d'échapper à ce qui échappe: le sexuel comme événement de rencontre et de ratage de l'autre. L'enfant aléatoire d'une rencontre désirante, deviendra-t-il produit étalonné in vitro, selon un modèle idéal, embryon marchandise, conçu hors-corps, stocké, congelé, trié, sélectionné, manipulé, aseptisé, recombiné, éliminé, ou commercialisé, produit de la science, produit de consommation, et d'échange ... « Dis, maman, d'où viennent les enfants?», « mon fils, tu es la propriété intellectuelle du labo «Infansplus» .... fruit de l'ADN recombi-né in vitro, selon le brevet n° ..... »

La fécondation in vitro permet de faire un bébé sans rapport sexuel, mais le clonage lui, projette de dupliquer l'homme, en dehors de la reproduction sexuée. N'importe quelle cellule de notre organisme réimplantée dans un ovule énucléé, pourrait devenir un être humain qui aura le même patrimoine génétique que le donneur. Lien de filiation, lien de fratrie, nul ne le sait? Un chercheur a tenté de se cloner dans l'ovule d'une vache. Et si cette fois, son jumeau embryonnaire a été détruit au 12ème jour, qu'en sera-t-il plus tard, ailleurs ? "L'éthique est soluble dans le temps", prévient Testart! Le labo promoteur de cette grande première s'appelle -cela mérite d'être signalé- ACT, probablement spécialiste du passage à l'acte ; Cette expérience est relatée dans le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques. D'autres cependant y avaient déjà pensé, le Pr Edwards -toujours lui- champion du pragmatisme, qui proposait utiliser des ovules de singe, pour produire des embryons humains à bon compte, pour la recherche?17

On recombine le support héréditaire, on permute, on déprogramme, on reprogramme les processus biologiques . Le vivant est redéfini à partir de ses éléments premiers, recombinables à merci, selon les besoins du moment, en fonction de l'économie, ou des normes en vigueur . Aux progrès de la médecine et aux espoirs d'éradication des maladies génétiques se mêle une conception utilitariste et pragmatique du vivant, qui instrumente l'homme. « Chaque espèce biologique - nous dit-on- « devient une banque de gênes potentiellement transférables». L'ingénierie génétique nous annonce chaque jour un montage nouveau, c'est la transgenèse. « Il est possible » dit Axel Kahn, « d'asservir génétiquement n'importe quel être à l'expression d'un programme génétique d'un autre être vivant, par transfert de gênes » : un gène de poulet dans une pomme de terre pour résister aux maladies, un gène de poisson qui code les protéines antigel dans une tomate, une brebis qui produit des protéines humaines ... Alors, l'homme, espèce parmi les autres, sera-t-il un jour lui aussi, un OGM, produit d'un coupé-collé génétique, pour améliorer l'espèce? Lendemains qui chantent et qui déchantent!

Les frontières de l'impossible reculent, tandis que celles de l'Interdit s'émoussent . La rencontre du désir et de la biologie se joue des limites : un désir désarrimé de la Loi, qui voudrait s'émanciper de la castration . Entre la Loi symbolique et les lois sociales qui l'actualisent, le rapport se fait de plus en plus distendu. Le Droit, garant d'un ordre qui humanise le matériau humain18 glisse vers une chambre d'enregistrement d'un "self-service normatif"(Legendre). La référence commune disparaît, au profit d'un droit privé, subjectif, à arracher par négociation! Des transsexuels opérés ont obtenu leur changement d'identité sexuée; des militants gays font du droit à l'enfant un droit fondamental....Ainsi, peut-on lire sous la plume des militants d'Aides : « Nous ne pouvons que dénoncer la morale politicienne et conservatrice des sénateurs de droite et des experts de gauche qui consiste à ouvrir l'union libre aux personnes de même sexe (PACS), pour mieux fermer le droit au mariage et à la filiation...le mariage en tant que prérogative fondamentale de l'individu et des couples...est une liberté majeure au même titre que la liberté d'expression, le droit au travail, la propriété privée, ou la liberté d'association. Exclure une partie de la population de cette liberté matrimoniale du seul fait de l'orientation sexuelle, constitue une discrimination caractérisée ». C'est ce qu'exprimaient les militants d'Aides dans un article de Libé du 3/7/99 : « Le concubinage, le PACS, et le mariage aussi », et toujours au nom du principe de non-discrimination, « l'Association des parents et futurs parents gays et lesbiens » écrivait dans le très sérieux « Journal du Droit des Jeunes » : « être parent n'est pas l'apanage de personnes hétérosexuelles, c'est celui de tout être humain... les personnes hétérosexuelles demandent des droits à avoir des devoirs, notamment ceux d'être parents. Or peu de choses peuvent empêcher une personne d'être parent, si elle le désire ».

A s'engager dans ce débat de société, les psychanalystes seraient-ils devenus les nouveaux censeurs, gardiens d'un ordre moral, contre la levée des tabous, accrochés à un simple réflexe passéiste contre le progrès ? Certes, « il ne faut pas céder sur son désir », à condition toutefois de ne pas oublier de préciser avec Lacan, que « seule la fonction de la Loi trace le chemin du désir » .

Quand "le politique, écrit Denis Salas, ne parvient pas à créer un tissu de règles homogènes,(...).l'individu perd ses références à la loi et cherche au milieu de cet effondrement symbolique une référence où il serait lui-même sa propre loi"19: N'est-ce pas là le fantasme du Sujet moderne: libéré, émancipé, auto-fondé, dégagé de toute dette...dégagé de la nature et de la culture .

La Loi symbolique ne paye plus, elle endette, alors autant effacer la dette ! Le marché du vivant est coté en Bourse ... la Bourse de la vie, ou la vie de la Bourse, la Bourse ou la vie? Dégagé du symbolique, pour s'engager sans états d'âmes, dans la compétition internationale! Lionel Jospin se voyait obligé de rappeler que "l'usage des biotechnologies ne peut être abandonné au seul jeu des forces du marché", "il s'agit, dit-il de trouver un équilibre entre les aspirations des chercheurs, les intérêts des entreprises, et...les principes humains fondamentaux"20. Savant dosage qui en dit long sur la dépendance de la recherche et de l'éthique, au pouvoir économique. Logique oblige, des experts recommandent aux chercheurs de participer à des start-up, pour acquérir la culture d'entreprise qui leur manque!21. Ainsi, la Commission Européenne dans une même directive interdit le commerce des gènes, puis poussée par le secteur privé, l'autorise dans l'article suivant. Morceau par morceau, le vivant est breveté comme une invention.

A ce propos, on peut se reporter à la pétition du Pr Mattéi sur Internet, contre la brevetabilité des gènes :

www.respublica.fr/sos.humangenome/index1.htm

On peut penser avec Catherine Labrusse-Riou que la parole des juristes est « essentielle à la possibilité de survie des êtres humains, en tant que personne...qu'il s'agisse des vivants et des morts, et de tous ceux qui plus tard, naîtront dans un monde dont....nous sommes responsables », on ne peut que constater que la logique de la recherche et du marché font loi à la place de la Loi. Le législateur a-t-il alors d'autres choix que de combler l'écart entre la réalité des faits et l'état du droit, c'est-à-dire légitimer le fait accompli et l'impensable à venir ?

Ce qui est transgressif aujourd'hui ne le sera plus demain à force de banalisation. Sous le voile consensuel du Bien d'autrui, bioéconomie, biopolitique, et bioéthique, peuvent avancer le joker du progrès de l'humanité. Dans une version contemporaine du "Aimez-vous les uns les autres", Axel Kahn voit dans « les dons d'organes, un principe de solidarité22 », là où Legendre remarque que "l'actuelle société ruisselle de bonté dans la cruauté"23. L'homme-marchandise circule, découpé de sa conception à sa mort, anonyme, dépouillé, "dé-proprié" de sa dimension subjective, selon l'expression de Fethy Benslama.

Antigone crie dans le désert, devant ces morts-vivants réservoirs d'organes pour vivants-morts, ces embryons pour la recherche, ces implantations post-mortem, ces grands-mères porteuses des gamètes de leurs enfants, ces dons d'ovules entre mère et fille, jusqu'à l'auto-engendrement qui efface l'altérité, dans une bouillie généalogique ! La vie et la mort, le vivant et la chose, l'un et l'autre, la barrière entre espèces, la différence des sexes, des générations, tous ces opérateurs symboliques chutent au profit de l'efficacité utilitariste, qui livre le réel à la Barbarie du fantasme .

De franchissements en franchissements, rien ne vient plus faire butée. Montages biologiques contre montages symboliques, jusqu'où le génie génétique pourra-t-il se déchaîner, sans provoquer en retour le déchaînage du Sujet . De l'assujettissement à la désubjectivation ! Car scande Legendre, « il ne suffit pas de produire de la chair humaine,  encore faut-il l'instituer », et il poursuit « la fabrique des fils est fragile comme est fragile le lien qui relie chacun à l'humanité»24.

Le processus civilisateur qui amenait l'homme à s'affranchir des lois de la nature, ne risque-t-il pas alors de se retourner contre lui-même, en s'attaquant aux lois de l'humanité ? « Et si la logique de tout cela » écrit Baudrillard, « était de revenir au point de départ...la déshominisation pourrait être l'histoire de cette maîtrise, pas à pas, jusqu'au bouturage, jusqu'à exaucer Narcisse en imitant la paramécie ».

Certes, on n'arrête pas le progrès, mais le pragmatisme qui fait du principe de faisabilité l'unique référent, nous dédouanerait-il de l'Interdit, qui fait Ecriture de l'Humanité ?

Danièle EPSTEIN

9 rue des Capucins
92190 MEUDON
Tel 01 45 34 96 06

Ce texte est une forme d'écho à celui de Laurent le Vaguerèse: "Féminisme et maternisme, bioethique et biopouvoir, Nom-du-père et patronyme". Il figure dans les actes des premières journées de l'Association "PSYCHANALYSE ET MEDECINE" parues sous le titre : "LE CORPS A SES RAISONS"

Ce colloque réunissait médecins, psychanalystes, chercheurs, biologistes, juristessur les thèmes suivants:

  • Atteintes du corps et états dépressifs: de l'hystérie à la mélancolie
  • Hérédité biologique et héritage inconscient: génétique et généalogie
  • Les pratiques cliniques: Le cadre et l'Acte
  • Logique médicale, logique de l'inconscient

Une présentation-débat a lieu

DIMANCHE 17 JUIN A 11h
LIBRAIRIE "LA TERRASSE DE GUTEMBERG"
(à 2 pas du marché d'Aligre)
9 RUE EMILIO CASTELA 75012 PARIS
Tel: 01 43 07 42 15
Le livre "le corps a ses raisons", auto-édité par l'APM
sera disponible dans les librairies spécialisées, ou en s'adressant
directement au siège de l'Association, au prix de 120F (livraison en sus):
ASSOCIATION PSYCHANALYSE ET MEDECINE (APM)
72 Rue St André des Arts
75006 PARIS
E. mail: psymed@club-internet.fr

  • 2.

    Cité par Le Courrier International, 9/11/00. Extrait du journal « Prospect », Londres : « Nous pouvons lire désormais les instructions qui président au développement et au fonctionnement de notre organisme »

  • 3.

    « Le clonage humain », ouvrage collectif, Ed. le Seuil, 1999

  • 4.

    Ibid

  • 5.

    Ibid

  • 6.

    Le Monde des débats, Juin 1999 : « réflexions sur un grumeau de cellules », René Frydman et Axel Kahn

  • 7.

    « Des hommes probables, Jacques Testart, Le Seuil, 1999

  • 8.

    « Le siècle biotech », Jeremy Rifkin, Ed. de la découverte, 1998

  • 9.

    « Main basse sur les vivants », Monette Vacquin, Ed. Fayard

  • 10.

    « Les gènes de l'espoir », Daniel Cohen, Ed. Robert Laffont

  • 11.

    Sinnsheimer, cité par Jeremy Rifkin, opus cité

  • 12.

    Cité par Jeremy Rifkin, opus cité

  • 13.

    P. oliviero, « La notion de pre-embryon, in « Vers un anti-destin : patrimoine génétique et droits de l'humanité », ouvrage collectif sous la direction de François gros et G. Hubert, 1992:

  • 14.

    Ibid

  • 15.

    Jean Rostand, cité par jacques Testart, in « Des grenouilles et des hommes, conversations avec Jean Rostand », 1995

  • 16.

    Interview de Baudrillard , Libération, cité par Monette Vacquin, opus cité

  • 17.

    « Le clonage, la thérapie cellulaire, et l'utilisation thérapeutique de cellules embryonnaires »Rapport n°2198, et n°238 Sénat, de l'office parlementaire d'Evaluation des choix scientifiques et technologiques, par Alain Claeys et Claude Huriet,

  • 18.

    Telerama, 30/12/98 ; Interview de Legendre »

  • 19.

    Denis Salas, in Analyse Freudienne, n°13 : « Les nouvelles formes de parentalité »

  • 20.

    Bulletin quotidien du Sénat , 24/11/99

  • 21.

    Rapport de l ‘office parlementaire d'évaluation, opus cité

  • 22.

    René Frydman, Axel Kahn : Le Monde des débats, Juin 99 : « Réflexions sur un grumeau de cellules »

  • 23.

    « L'essuie-misère », entretien avec Pierre Legendre, Télérama, Décembre 97

  • 24.

    « La fabrique de l'homme occidental », Pierre Legendre, Ed. Arte